Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La phénoménographie anthropologique
21 février 2008

Du savoir des hommes à l'action des hommes de

Du savoir des hommes à l'action des hommes de savoir

Là où se trouve le point d’asymétrie entre la façon dont la chercheuse conçoit son objet et les théories classiques des sciences sociales n’est pas une question de focale sur l’individu ou sur le collectif, mais bien la coutume en sciences sociales de ne privilégier que la dimension sociale et culturelle dans leur objet d’étude et de gommer ce qui ne convient pas à ces figurations pertinentes et typiques. Les auteurs, qui pour aller à l’encontre de l’ « homo sociologicus » durkheimien, mettent en avant l’individu et ses choix, ses décisions, ou encore ses stratégies n’échappent pas en effet aux deux critères d’intelligibilité de la science que nous avions évoqué, et ceci au profit d’un troisième que nous pouvons formuler comme « le savoir des hommes ».Celui ci va à son tour, contribuer à nous fournir une « grille de lecture » pour comprendre le processus de formulation de l’objet dans la recherche de Jeanne Favret- Saada.

Max Weber, à l’opposé des sociologues qui se concentrent en premier lieu sur des structures collectives, souligne l’importance de la part active des individus dans la production de la société. L’individu, non plus sous l’hypnose des catégories surplombantes de son monde social, est un être capable de choisir, de calculer, et ainsi d’orienter son « activité sociale », c'est-à-dire, « l’activité qui, d’après son sens visé [gemeinten Sinn] par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, Par rapport auquel s’oriente son déroulement. » (Weber, 1965 : p 28). Les activités dont le sens contient seulement la dimension « subjective » de l’agent, ne se définissent pas comme sociales, et se situent ainsi en dehors de l’objet sociologique. Weber privilégie au nom de la science, les actions d’individus dites « rationnelles », c'est-à-dire que l’agent vise des buts, en comprenant des valeurs culturelles « de manière entièrement et clairement intellectuelle » dans la relation dans laquelle il est inscrit . (p 29).

Si nous considérons, comme Max Weber, qu’il faut accorder de l’importance à l’action de l’individu, nous pouvons constater que Jeanne Favret- Saada emprunte la même voie théorique. Mais, munie des lunettes de la rationalité wébérienne, la sorcellerie est une « déviation » par rapport à ce qui est typiquement attendu de l’individu qui agit. Dans ce sens, le point de vue scientifique qui peut être élaboré à propos des paysans du Bocage de l’Ouest est uniquement que leurs conduites vont à l’encontre du rationnel. Dans un premier temps, pour questionner son objet d’étude, Jeanne Favret- Saada s’est détachée de ces exigences de rationalité qui restent dépendantes de la logique positiviste du chercheur. Mais, la définition de la rationalité de Favret-Saada pour décrire l’action des hommes, ne se trouve pas différente de celle de Max Weber. La chercheuse a simplement permit l’ouverture de la question de la rationalité sur ce qu’elle a pu décrire de sa relation avec ses « indigènes ». Ainsi, les individus qui intéressent les deux scientifiques sont bien des «  hommes de savoir », capables de faire des choix, en référence à des valeurs pour des fins précises. Seulement, Max Weber va partir de ces valeurs, qui sont les siennes, pour comprendre l’action des individus, alors que Jeanne Favret- Saada va chercher à les acquérir au cours de ses interactions avec les paysans. « l’indigène ait toujours raison, qui entraîne l’enquêteur dans des directions imprévues » (p 31).

Nous pouvons mettre en perspective cette dissonance entre Weber et Favret- Saada avec la « vision phénoménologique » d’ Alfred Schütz. Selon ce dernier, l’ « idéal type » wébérien éloigne le chercheur de la réalité concernant l’objet de sa recherche. Le monde social est façonné par les relations intersubjectives des individus et leurs connaissances du quotidien qui les entourent. Avant d’élaborer sa propre théorie, le chercheur doit comprendre comment les individus typifient les catégories du monde social, pour répondre aux attentes collectives des uns et des autres. Lorsque Jeanne Favret- Saada a comprit que certains paysans du Bocage de l’ouest reprenaient les théories de l’ « ordre officielle », quand elle les questionnait sur la sorcellerie, nous pouvons remarquer qu’elle emprunte une orientation proche à celle d’Alfred Schütz. Les paysans se réfèrent en effet à la typicalité des connaissances communes qui entend que quiconque parle des sorts est perçu comme fou ou arriéré. Toutefois, dans Les mots, la mort, les sorts, cette manière d’appréhender la réalité, ne concerne encore une fois, qu’une étape de la recherche. Cette dernière n’est pas sans importance, puisque c’est en prenant conscience qu’elle était elle-même catégorisée comme désenvoûteuse, que Jeanne Favret- Saada a comprit que le discours de la sorcellerie était lié à la manière dont les interlocuteurs se typifient entre eux. Or, à la différence d’Alfred Schütz, ce qui compte pour Favret- Saada est moins les « systèmes de pertinence » communs à chacun, que la façon dont l’acteur accède à des catégorisations précises de personnes et d’objets dans une situation donnée, selon sa capacité à appréhender la dynamique de l’interaction dans laquelle il est inscrit. Á partir du moment où Favret –Saada a compris que sa propre position était liée aux connaissances auxquelles elle pouvait avoir accès, nous pouvons dire qu’à la différence de Schütz, il ne s’agit pas d’un chercheur dont la fonction est de connaître le savoir des hommes, mais bien d’agir avec des hommes de savoir.

Nous avons vu que la vision dominante en sciences sociales s’oriente vers des individus et des sociétés compacts et homogènes. En suivant de près la recherche de Jeanne Favret- Saada, nous nous rendons compte que nous avons affaire, concernant les individus et la société, à une pluralité de mondes où règnent l’inquiétude et la contradiction. Nous insistons sur le fait qu’en imprégnant sa recherche de particularités et de détails, l’ethnologue n’exclue pas le caractère collectif de son objet d’étude. Une action de sorcellerie ne peut faire l’affaire que de quelques individus isolés. Dès lors que deux acteurs interagissent, les intentions et le pouvoir en jeu sont forcément reliés à un tiers qui fait l’état de repères matériels ou moraux, c'est-à-dire des règles d’une communauté. Jeanne Favret- Saada, en se rapprochant de l’individu et de son action, va reformuler son objet à travers la question du « comment » et non plus du « pourquoi ». La dimension collective de l’objet, sera ainsi atteinte par la chercheuse après une description fine de l’action, et non une focale immuable et conductrice de l’épistémologie. Il est important de préciser que l’ethnographe n’en serait sûrement jamais venue à dépasser les principes d’intelligibilité scientifiques tels que le topique, l’homogène ou le rationnel, si elle n’avait pas prit conscience à un moment donné de sa recherche du discours de la sorcellerie comme action, jeu de position et pouvoir.

Publicité
Commentaires
La phénoménographie anthropologique
  • Ce blog est ouvert aux spécialistes en sciences sociales qui s'intéressent à l'observation et à la description, ainsi qu'à la question de la différence anthropologique. Il est conseillé d'entrer dans ce blog à partir des catégories et sous-catégories.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Publicité