Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La phénoménographie anthropologique
21 février 2008

L'observation d'une culture Nous nous appuierons

L'observation d'une culture

Nous nous appuierons pour illustrer ce modèle sur l’ethnographie de Bronislaw Malinowski, à qui est attribuée couramment la notion d’ « observation participante ». Cette expression nous semble aujourd’hui autant banale qu’illusoire. Or, à la publication des Argonautes du Pacifique occidental en 1922, elle réaménage le pan méthodologique en ethnologie. En menant son enquête in situ dans les îles trobriandaises pendant plusieurs années, Malinowski témoigne de l’importance d'effectuer des "plongeons dans la vie indigène" (Malinowski, 1963: p 78). Alors que dans la tradition ethnologique, des auteurs comme James G. Frazer ou encore Claude Lévi- Strauss argumentaient leurs descriptions de « peuples autres » en privilégiant l’intermédiaire de données déjà présentes dans la littérature, Malinowski revendique l’œil propre du chercheur pour une étude compréhensive et authentique d’une culture.

Dans une première mesure, les traits du travail d’enquête de Jeanne Favret- Saada peuvent s’avouer similaires à la démarche méthodologique de Bronislaw Malinowski, notamment en ce qui concerne la présence sur le long terme dans un lieu donné et la recherche d’information. C’est en relisant les notes de ses entretiens, que la chercheuse prit conscience que la parole qu’elle obtient des paysans se relie étroitement à la position que ces derniers lui accolent. Á partir de ce moment, la chercheuse stoppa sa recherche d’un « informateur privilégié » qui aurait communiqué une issue pour son savoir. Cet après coup, aujourd’hui classique de Jeanne Favret-Saada suppose non seulement une reformulation de l’objet, mais aussi un certain « glissement » vers un autre foyer d’observation. Nous nous interrogeons donc, sur la manière d’observer et de décrire cet objet de la sorcellerie, reformulé comme le pouvoir des mots en action dans un  «  système de places » (p 52). Etre « placé » dans une situation d’interlocution avec un membre de l’ « espace magique », consiste dans un premier temps au jugement de ce dernier sur notre appartenance ou non à ce même espace concerné par les sorts, c'est-à-dire être « pris » ou « pas pris ». Les paysans qui sont « pris » n’auront aucune raison de partager un discours avec celui qu’ils jugent ne pas être « pris », ce qui est souvent le cas, nous l’avons abordé, de l’ethnologue en simple recherche d’informations. A l’opposé, ces mêmes paysans ouvriront leur parole sur les sorts à celui qui est « pris », mais de façon différente selon qu’ils attribuent à ce dernier une position d’ensorcelé ou de désenvoûteur. La première fois que des paysans, la famille Babin, se font loquaces avec l’ethnologue en se vouant à des récits où eux-mêmes sont impliqués dans les sorts, c’est parce que ceux- ci ont identifié Jeanne Favret- Saada comme désenvoûteuse. Ainsi, décrire ce jeu de positions en cours dans la sorcellerie, que ce soit au niveau de la dynamique de l’interaction entre l’ethnologue et les paysans ou du contenu des récits, revient pour Jeanne Favret- Saada à décrire, comprendre et analyser sa propre présence. Nous assimilons ainsi ce stade de la recherche, à une étape franchie par l’ethnographe, qui suppose l’emprunt d’une voie méthodologique différente que celle inspirée par Bronislaw Malinowski.

Bien au-delà de notre mise en perspective entre les deux auteurs, Jeanne Favret-Saada elle-même ne cesse de pointer son basculement dans une « autre ethnographie », non seulement par rapport au début de sa recherche, mais aussi et de surcroît avec le monde scientifique en général. « Quand la parole, c’est la guerre totale, il faut bien se résoudre à pratiquer une autre ethnographie. » (p 30). Par cette autre pratique, la chercheuse entend le fait de désormais assumer, lors de ses entretiens, la place qu’on lui accole, et d’être elle-même actrice des sorts par la parole, puisque sa position fait partie de l’ordre de l’interaction au même titre que quiconque. «  En sorcellerie, recevoir des messages oblige à en émettre et qu’ils soient signés : il était temps que je prenne moi- même la parole. » (p 39).

Des observations d’un ethnologue comme Bronislaw Malinowski, il ne sera véritablement « vu » à des fins scientifiques, que ce qui informe sur le fonctionnement d’une unité culturelle. L’ethnologue « participe » alors, dans le sens où il vit à proximité des Trobriandais et a accès empiriquement à leurs pratiques. Nous avons établi que dans le Bocage normand, nous ne pouvons percevoir la sorcellerie comme une entité qui serait partagée d’un groupe homogène en cohésion avec le reste de la société. De même, Jeanne Favret- Saada ne peut avoir ce rôle de ce simple ethnologue naïf et quasi –invisible, où il suffit d’être là, apprendre la langue, ouvrir les yeux et tendre l’oreille. En effet, sa position joue un rôle dans l’ « espace magique », non seulement dans les situations d’énonciation, mais aussi en ce qui concerne ses déplacements sur son terrain. En effet, la chercheuse a comprit qu’elle devait enquêter à plus de dix kilomètres de chez elle, « tant est redoutée l’efficacité magique de la parole : le paysan considère qu’il est prudent de mettre de la distance entre celui qui parle et celui qui écoute, afin d’éviter que le second ne soit ne soit tenté d’abuser de la situation. » (p 44). Nous voyons que sous le même terme d’ « observation », l’œil de chaque auteur ne s’éprend pas du réel de la même manière. Tout en s’approchant de près des personnes pour se familiariser avec son terrain, Malinowski gommera pour ses analyses la situation concrète, l’anecdote ou la personne, au profit d’un schéma homogène. "Comme sociologue, nous ne nous intéressons pas à ce que X...ou Y...peuvent éprouver en tant qu'individus selon les hasards de leur expérience personnelle - nous nous intéressons seulement à ce qu'ils sentent et pensent en tant que membres d'une communauté donnée." (Malinowki, 1963: p 79). Jeanne Favret- Saada au contraire, se penche sur des situations particulières, et celles- ci garderont jusqu’à l’écriture leurs propres singularités. Ainsi, nous comprenons que cette forte nuance de focale entre « l’observation d’une culture » et la démarche de Jeanne Favret-Saada, se repère aisément dans les différents temps de l’enquête même. Après nous avoir fait part de sa résolution de pratiquer une « autre ethnographie », Favret- Saada ne manque pas de nous préciser que ce soit dans ses réflexions théoriques ou descriptions ethnographiques lorsqu’elle se situait en enquêtrice stimulant la simple information, ou en cette ethnographe engagée « consciemment » dans le « procès de parole » (p 40). De même, elle n’hésite pas à qualifier négativement sa première démarche. « On se souvient que, lors du premier entretien que j’eus avec les Babin, je n’avais cessé de me méprendre sur les raisons pour lesquelles ils me parlaient si longuement, car je pensais naïvement avoir enfin rencontré de bons « informateurs », c'est-à-dire des gens qui me prenaient pour une ethnographe. Ils parlaient sans discontinuer, j’écoutais et notais précipitamment, m’interrompant parfois pour poser une question d’ethnographe. Ma stupidité atteignit son sommet à propos de la plus puissante de ces protections. » (p 284). Jeanne Favret- Saada donne une définition précise aux attitudes « stupides » de l’ethnographe, qui n’écoute pas ce qui se dit dans une conversation banale ou un entretien. Il ne fait qu’entendre une certaine quantité de mots, renseignant un peu plus sur une culture étrangère. Pourtant, nous constatons que les situations, où Jeanne Favret-Saada occupait elle-même cette position, ne sont point éliminées de son ouvrage. En effet, ces temps épistémologiques de la quête d’informations occupent une place imminente dans les descriptions de l’auteure et lui permettent de comprendre la conduite des acteurs lorsque ceux-ci lui confèrent le statut de scientifique. Ainsi, le « secret » des paysans devient un silence loquace et actif. « Ces notes du début sont moins révélatrices par ce qu’elles disent que par ce qu’elles ne disent pas. » (p 62). De même, en ce qui concerne les premiers entretiens de Favret- Saada avec le ménage qui lui donnait une place de désenvoûteuse, c’est le malentendu à propos de l’accord commun sur cette position qui rend visible dans l’interaction ce processus d’attribution. Pourtant, l’ethnologue parlera de ses « erreurs » en évoquant ce malentendu. (p 51). Cet aller – retour contradictoire entre un point de vue critique sur l’ « ethnographe », et le fait de faire de ses propres données d’ « ethnographe » la base de son « autre ethnographie », nous conduit à approfondir la question de la manière d’observer pour Favret- Saada sur son terrain.

En effet, la démarche ethnographique de notre chercheuse ne se résume point à la collecte d’informations spontanées, qui feront l’objet plus tard d’un classement thématisé et scientifique sur la sorcellerie dans le Bocage. Les descriptions présentes dans l’ouvrage se comprennent et s’analysent en tant qu’enchaînements dynamiques de situations, qui par leurs contextes, alimentent différemment l’œil compréhensif de l’auteure sur les personnes et les choses, avec qui le rapport n’est ni « extérieur », ni « objectif », mais bien relationnel. Ainsi, les différentes échelles du regard ethnographique ne s’excluent pas les unes des autres, mais se nourrissent d’allers- retours. Lorsque Jeanne Favret-Saada a « passé la ligne » (p 381) des descriptions de ses débuts d’approches avec les paysans, découlent celles où elle prend part dans l’action des sorts. Mais l’interdépendance entre ces multiples ordres de réalité va de soi, si nous prenons au sérieux le concept de l’histoire d’une recherche qui considère l’ethnologue comme un être actif, prise du début à la fin de son terrain dans un processus dynamique avec d’autres êtres actifs. Ce postulat est à la marge du schéma statique du « Grand partage », courant dans les ouvrages dominés par l’ « observation d’une culture ». Un homme était là bas, a vu, et émet des propos scientifique sur eux, parce qu’ils sont différents. Entre l’homme et le groupe homogène doit se maintenir la bonne distance au nom d’un exotisme intelligible. Si nous mêlons la pratique de l’ethnographie avec ce jeu de focale historique entre le chercheur et la réalité de son terrain, est ce que la question de « partage » se pose encore ?

Après avoir abordé l’ « autre ethnographie »de Jeanne Favret- Saada dans le cours de sa recherche, rajoutons, en lien avec nos derniers arguments, quelques mots sur cette dérivation, dans le cadre scientifique des années soixante- dix. Si Jeanne Favret- Saada insiste tant sur son emprunt d’une voie différente par rapport à une ethnographie dite classique, c’est avant tout par conscience que sa démarche s’évade des normes constituant l’ethnographie comme science. L’ethnologue légitime sa position marginale un peu comme si elle était fatalement liée à l’objet de la sorcellerie dans le Bocage. « Or, de tous les pièges qui menacent notre travail, il en est deux dont nous avions appris à nous méfier comme de la peste : accepter de « participer » au discours indigène, succomber aux tentations de la subjectivation. Non seulement il m’a été impossible de les éviter, mais c’est pas leur moyen que j’ai élaboré l’essentiel de mon ethnographie» (p 48). Or, nos arguments sur la formulation de l’objet témoignent que l’ethnologue aurait pu privilégier dans des champs d’observation différents, une intelligibilité toute autre pour une problématique semblable. Par exemple, comment se serait déroulait sa recherche si Favret- Saada n’avait pas rencontré les Babin ? Où encore, de manière plus précise, si sa première rencontre avec les Babin ne se serait pas fait dans le cadre d’un hôpital, ce qui a joué sur le fait qu’elle fut perçu par eux comme désenvoûteuse pour être la seule, parmi le personnel à ne pas avoir rit, après l’évocation des sorts ?

Jeanne Favret- Saada propose une autre définition de l’ethnographie et esquisse une critique de la démarche ethnographique en générale dans les sciences sociales, notamment celle que nous avons qualifié par « l’observation d’une culture ». « De travailler ainsi m’aura en tout cas permis d’échapper à une limitation que l’ethnographie objectivante rencontre régulièrement et qui n’est pas soulignée, tant elle semble aller de soi : je veux parler de sa dépendance vis- vis d’un corpus fini d’observations empiriques et de textes indigènes recueillis sur le terrain. » (p 49). Pour que cet apparat critique prenne corps dans Les mots, la mort, les sorts, il a fallu que l’auteure passe outre des critiques de ses collègues scientifiques, imposant sur la recherche en cours, le poids de « trois sortes de jugement » (n.23, p 287). En effet, certains dénoncent l’ « autre ethnographie » même, en la situant hors science, d’autres s’en prennent en la personne de l’ethnologue : elle est « névrosée », et enfin quelques uns font confiance à la reprise de lucidité de la chercheuse, une fois qu’elle aura quitté le contexte de son terrain.

En attribuant une autre définition à l’ethnographie et à la place du chercheur dans les sciences sociales, Jeanne Favret- Saada contribue activement à l’atténuation du « grand partage ». Or, il est un peu rapide de prétendre que l’ethnologue est devenue elle- même « indigène », en agissant et pensant comme eux. Autant cette formule n’est pas valable pour Bronislaw Malinowski, qui respecte la « bonne distance », autant elle est absurde pour Jeanne Favret- Saada. La réflexivité très explicite de la chercheuse sur l’épistémologie de sa propre recherche, nous témoigne d’une démarche très contrôlée.

Dans ce premier paragraphe traitant de la pratique de l’ethnographie, nous avons esquissé un développement sur la manière dont Favret- Saada a produit une œuvre en décalage par rapport au modèle de « l’observation d’une culture », ce qui l’amène à la marge des sciences sociales en général. Nous comprenons à quel point les singularités de situations sont liées au processus de la recherche et aux prises de conscience de l’ethnographe. Nous rappelons ici une des fins de notre travail est de montrer que ce n’est pas la nature de l’objet, à savoir la sorcellerie du Bocage normand, qui engendre une ethnographie spéciale.

Pour poursuivre la présentation de l’ « autre ethnographie » de Favret- Saada, il est judicieux de la mettre en perspective avec un modèle d’observation, qui cette fois, s’attache à décrire des situations et des actions. Nous voulons parler du modèle interactionniste.

Publicité
Commentaires
La phénoménographie anthropologique
  • Ce blog est ouvert aux spécialistes en sciences sociales qui s'intéressent à l'observation et à la description, ainsi qu'à la question de la différence anthropologique. Il est conseillé d'entrer dans ce blog à partir des catégories et sous-catégories.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Publicité