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La phénoménographie anthropologique
9 janvier 2010

G.2. Le pari phénoménographique des êtres collectifs

"Le pari phénoménographique des êtres collectifs. Enquête et réflexion sur les principes d'une ontologie oscillatoire" : c'est le titre du mémoire de master II de sociologie soutenu par Nina Schmidt, à l'EHESS en septembre 2009, sous la direction de Louis Quéré.

En voici quelques extraits :

Introduction

Tout ou rien, à la fois tout, à la fois rien : ce mémoire naît d’abord d’un désir. Nous avons en effet commencé par vouloir. Il nous fallait partir de quelque chose. Partir de tout et de rien. Du pari que ce n’est pas tout ou rien mais tout et rien à la fois. Les êtres collectifs existent, avons-nous supposé. En cela, la question du tout et de sa nature, absolue ou composée, se pose avec évidence. Mais le tout peut n’être rien d’autre que la somme de ses parties. Nous partons d’une idée, de cette intuition que les collectifs ont des qualités propres et que sous ces modalités, ils sont présents à nos côtés. Nous en faisons le pari et nous voulons voir s’il réussit et s’il est profitable. Pour cela, nous devons établir un projet et en franchir les étapes afin d’atteindre notre objectif.

Notre problème cependant, s’impose ici : que sont ces êtres ? Non humains, ils ne sont ni des animaux ni des dieux. Et pourtant, ils sont réels. Si nous considérons que la France en est un, qui oserait dire qu’elle n’existe pas ? Mais qui peut affirmer l’avoir vue ? Et d’ailleurs où se situe-t-elle ? Peut-être la rencontrons-nous au cours de nos activités. En tout cas, elle ne se tiendra certainement pas, telle une personne, face à nous. Pour autant, pouvons-nous dire qu’elle n’est pas ? Nous supposons donc un mode d’être spécial à l’image de ces entités qu’on pourrait dorénavant caractériser de surnaturelles. Nous partons ainsi à la recherche d’une ontologie spécifique à la hauteur de ces êtres collectifs, dont les propriétés de globalité et de pluralité ressortent de cette dénomination. Définir et observer sont ce qu’il nous reste à faire, alors même que nous venons de postuler que les êtres collectifs sont indéfinissables et inobservables en tant que tels. Face à ce pari qui migre en défi, nous choisissons de revenir en terrain connu. Attachées à la compréhension de l’attitude naturelle de l’homme en société et de la nature de la réalité sociale (est-elle palpable ou mentale, totale ou composite ?...), nous avons d’abord emprunté la voix ethnométhodologique pour interroger ces nouveaux caractères du monde dans lequel nous déambulons. C’est ainsi que partant de l’existence inconnue d’êtres non humains, nous sommes retournées à l’homme parcourant son environnement social. A l’appui de nos observations de scènes du quotidien complétées ou éclairées par nos lectures en parallèle, sur les significations, en ethnométhodologie, du terme collectif ou de l’expression être collectif, nous en avons retenu trois types dont la présentation constitue notre premier chapitre.

L’être collectif prend tout d’abord la forme d’une mobilisation, puis il s’apparente à la coordination au quotidien, enfin il est le sujet d’une intention conjointe. Chacun à leur manière, ces trois types de collectif évoquent l’être en société. Qu’il s’agisse de réformer celle-ci, de réorienter la compréhension du sens des situations, en dénonçant une norme institutionnelle défaillante, comme dans le cas de la mobilisation ; qu’il s’agisse de se comporter de manière appropriée en fonction de l’environnement et des faits et gestes rapportés à une norme sociale, comme dans un supermarché ; ou enfin qu’il s’agisse de l’engagement conjoint d’individus souhaitant accomplir ensemble, une activité triviale, l’être collectif, dans ces trois cas, se rapporte à un ensemble de règles à accepter, à appliquer et à respecter. Il repose sur le décryptage du sens des actions de l’autre, visibles ou seen but unnoticed[1], nécessairement cohérentes et intelligibles pour que puisse se dérouler la suite des évènements. Ostentatoire et normatif, l’être collectif devient ici un opérateur de la socialité. Mais surtout, il se profile dans ce que font les hommes entre eux. Il existe pour eux, lorsqu’ils voient, comprennent, entendent, infèrent, lorsqu’ils agissent et réagissent. Le tout donc, est d’être ensemble, il n’est rien en plus du fait d’être au moins deux en relation l’un et l’autre.

Ainsi, alors qu’au début de notre deuxième chapitre, nous nous trouvons être quelque peu insatisfaites par rapport à notre postulat de départ, nous décidons d’appréhender les entités macrosociales comme nous les rencontrons dans le langage, sous la forme de mots donc, de noms plus exactement. A quelle réalité accèdent-ils alors ? Les collectifs, par le fait langagier de poser la pluralité comme unité, acquièrent en effet une existence linguistique[2]. Ce qui, en outre, nous confronte à un univers de signes, monde des représentations partagées, fondé selon certains auteurs, sur des associations primitives entre un objet et une fonction-statut[3]. L’être collectif est alors soit la communauté de pensée, soit les entités macrosociales naissant de ces références conjointes. Il retombe, quoiqu’il soit, dans les consciences individuelles et au niveau du sens social. Toutefois, la réalité socioculturelle devient ici phénoménologique, ce qui restaure son empirisme et nous incite à poursuivre notre enquête. Alors, au cours de notre cheminement, sans que nous n’ayons encore rencontré aucun être collectif qui ne soit résumé aux comportements sociaux entre individus, se sont présentés à nous « les abstraits singuliers » de Pierre Livet[4], « les gros êtres » de Dominique Linhardt[5], auquel nous empruntons la terminologie dans notre travail, et les incorporels de Jean-Paul Thibaud, tels que les ambiances[6]. Il ressort de ces trois types d’êtres, un mode de présence fragile, aux aspects bien peu flagrants. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il nous faut donc aller voir de plus près. Nos observations du quotidien montrent des gens en société : engagés, au supermarché, avec leurs amis, des personnes « en gros », des personnes « en général ». Dans ce cadre, seule est concevable une perception grossière, réduite à l’interprétation, au mieux à l’identification. Or, restaurer l’être infiniment sensible et détrôner l’interprète social nous semblent être plus réalistes, plus proches de ce que nous vivons vraiment. Se situer en deçà de l’herméneutique causerait-il tant de mal à la sociologie ? Si notre sujet est sensible, nos objets aussi, objets dont la globalité que nous posons comme première caractéristique, est aussi ce qui nous échappe. C’est pourquoi nous devons nous rapprocher, nous rendre sensoriellement disponibles à l’infime dimension. En même temps, à être trop près, le tout se défait. C’est pourquoi nous devons reculer, aller voir ailleurs, et nous concevrons leur continuité dans le temps et dans l’espace, preuve de leur existence en tant qu’être.

La tension entre les pôles opposés de l’infime et de l’incommensurable, fonde dès lors le mode d’être de ces existants singuliers. Suivant ce mot d’ordre, nous nous sommes focalisés sur ce que nous avons supposé être de gros êtres que rencontraient au quotidien les êtres humains. Il y eut la Justice, puis une voiture de train SNCF et une association de soutien aux sans-papiers. Pour chacun, nous avons tenté de quitter l’échelle de l’homme (nous avons plus ou moins bien réussi), et nous avons voulu observer leurs propres modes de présence lors de journées ou de demi-journées, comme nous l’avons fait avec les êtres humains. Ainsi, nous pouvons proposer certaines de leurs caractéristiques, en constatant à nouveau que leur aspect global ne suppose pas un traitement grossier et que leurs instanciations ne doivent pas être tenues à une analyse circonscrite au domaine spatio-temporel. Mais changer de parti, passer de l’observation du sujet à l’observation des entités collectives, et changer de dimension, passer de la réduction individuelle à la grande échelle, ne sont pas de minces affaires. Et la tentation est grande de nous en remettre à notre esprit comme seul foyer d’existence des gros êtres. 

Le pari qu’ils existent est aussi méthodologique. Face aux limites des situations, en tant qu’elles donnent une réalité définie par la seule spatialité et l’unique matérialité, énoncer les principes d’une ontologie oscillatoire nous encourage à pousser au bout l’exploration des ressorts infimes, détails et infinités, des situations. Décrire, alors, implique de connaître le vocabulaire  de l’être. Ici et maintenant, tout et rien à la fois, là-bas et ailleurs aussi : décrire, alors, nécessite également la recherche d’une histoire, voire d’une création. Et de la permanente éclosion. Munies d’un passeport interdisciplinaire nous permettant l’accès aux neurosciences, à la philosophie de l’esprit en passant par les théories de l’action et même par la physique en quête de l’anti-matière, nous espérons pouvoir établir les cartes d’identité des êtres collectifs. Mais avant tout, nous espérons pouvoir prolonger et approfondir ce programme de recherche phénoménographique que nous présentons dans le suivant travail de mémoire. (…)                   

Chapitre 1, conclusion

Reprenons rapidement les différents types de collectifs rencontrés au cours de ce premier chapitre et interrogeons-nous. Nous avons d’abord une mobilisation. L’entité collective est composée d’individus engagés à la redéfinition d’une partie du système institutionnel, dont ils s’accordent à condamner les méfaits à l’égard d’une certaine catégorie de population. L’être collectif se constitue pour la défense de valeurs humanistes, comparable à « une âme collective », comme l’ont expliqué les socio-psychologues qui ont travaillé sur le phénomène de foule[7]. Il équivaut à un élan d’émotion au service d’une remise en cause organisée de la définition institutionnelle des biens et des services. Ces collectifs sont extraordinaires, nous voulons dire par là qu’ils n’appartiennent pas au banal cours des choses, ce qui semble susciter en nous plus d’intérêt. C’est la première critique que nous adressons à cette conception, qui présente une action collective en tant qu’organisation performante de la contestation. La seconde critique que nous lui faisons est qu’elle ne repense pas le statut ontologique particulier de l’entité collective. Celle-ci est fonction d’individus pris au pluriel, émus certes par un même problème, mais le collectif n’est pas pensé en tant que tel, en tant qu’entité singulière. Or, c’est bien l’existence d’êtres collectifs à nos côtés, au quotidien, qu’il nous importe de comprendre. Ici il n’est ni question d’êtres en soi, ni question de quotidien.

Cette dimension triviale de l’action collective est apportée par la deuxième conception du collectif que nous avons exposée, qui est néanmoins également propice à une analyse de la définition des situations, du sens que les acteurs sociaux leur attribuent. Mais il s’agit ici d’observer les détails de la vie ensemble, du comportement collectif, en tant qu’ils sont cruciaux pour le bon déroulement des évènements. Cette approche microsociologique se focalise en effet sur les interactions de face à face entre au moins deux personnes. Elles présentent un ensemble de méthodes de membres qui doivent être vues, visibles et intelligibles, afin que l’ordre social soit maintenu. Significations et expressions sont les mots d’ordre de cette conception où l’être collectif se situe à un niveau infra, micro-comportemental. Si nous ne nions pas l’importance de cette approche pour la compréhension de l’action sociale et donc de la société, nous n’y voyons toujours pas d’êtres collectifs qui ne soient pas les comportements des uns vis-à-vis des autres, au quotidien, dans les détails de nos actes. Or, nous souhaitons élargir le champ d’investigation de l’environnement socioculturel dans lequel nous déambulons, et cela, en faisant l’hypothèse de la présence singulière d’êtres collectifs, considérés comme des entités à part entière et non pas comme des phénomènes de la présence humaine.

La dernière conception du collectif, formé par l’intention conjointe, nous avait séduits par sa proposition ontologique du sujet pluriel[8]. En effet, nous avions enfin autour de nous des collectifs considérés comme tels, dissociables qu’au seul prix de leurs dissolutions totales et de leurs fins, que les membres se représentent comme fatales pour eux. Ainsi, les collectifs apparaissaient comme des entités particulières, possédant des caractéristiques propres. Néanmoins, ces sujets pluriels se constituent par le partage d’une intention, par un engagement conjoint qui instaure droits et obligations entre membres, tout cela reposant sur une acceptation commune de principes de conduite et dans certains cas également, d’objectifs. Il y a, selon nous, une trop forte connotation intersubjective dans cette conception du collectif. La condition à l’entrée dans le groupe étant l’intention conjointe, l’interdépendance des membres et du groupe résidant dans les consciences individuelles, cette approche du collectif renvoie directement à sa réduction individualiste et intersubjective. Nous y notons toutefois la prégnance de l’idée de soumission des individus à un ordre des choses, supérieur, propre à la collectivité formée, dont ces mêmes individus sont d’ailleurs parties prenantes de la création. Le phénomène d’extériorisation du groupe constitué et de la pratique commune instaurée, permet de faire des collectifs des objets d’attention, ayant valeur de règle, à laquelle il vaut mieux se conformer. En acquérant cette indépendance par rapport aux individus et à leurs pensées, ces unités composites balisent le monde social qui nous entoure, en tant que repères, appuis, institutions…etc. Mais nous en revenons donc toujours au même : un être collectif synonyme de l’être ensemble, observable dans les modalités de l’action interindividuelle. L’être collectif est présenté ici comme le mode d’être des hommes en société, qu’il soit envisagé dans les termes d’une mobilisation, où les règles sociales instituées sont revues et corrigées, ou comme le fait d’une coordination, par laquelle celles-ci se constituent, ou encore en tant que produit d’une intention, où elles ont intérêt à être partagées. La norme sociale inscrite dans les comportements et les consciences, extériorisée ensuite permet à l’être collectif d’apparaître comme un objet d’enquête empirique ; mais nous laissons à ceux que cela passionne le plaisir d’observer l’être en société et passons à la description de la société comme être.

Chapitre 2, conclusion

En rapprochant ces propriétés de l’ambiance des caractéristiques des entités collectives, nous achevons d’effectuer un déplacement de la focalisation théorique des sciences sociales sur le sujet humain et plus précisément sur son action vers une attention particulière au mode de présence de la société comme être. C’est la dimension globale, puissance d’imprégnation, du monde social que nous privilégions. C’est ainsi que nous rétablissons ce qui semble avoir été complètement évacué en sociologie : la prégnance de l’objet social, nous situant désormais de son côté. Quant au sujet percevant, non seulement, il prend une importance primordiale dans notre analyse empirique, mais il nous est, en outre, inconcevable d’en rester au niveau de l’interprétation et d’ignorer sa sensibilité. En effet, dés lors que les êtres collectifs ne sont plus des décors socioculturels, et qu’ils s’expriment par une autre voie que celle de leurs figurations symboliques, dès lors que nous leur accordons non plus une identité solidement illusoire mais une qualité de prégnance, nous ne pouvons plus laisser de côté les nuances de perception de l’être humain. Si nous parlons de « la qualité diffuse »[9] de ce qui nous entoure, et ainsi de ses propriétés insaisissables, en tout cas, non flagrantes, restituer l’appréhension humaine comme geste spontané et infime est une nécessité. Cela peut paraître paradoxal : alors que nous critiquions plus haut la focalisation des sciences sociales sur les microphénomènes humains et que nous revendiquions à l’instant de réinstaurer les dimensions du grand, du global des entités composant le monde social, il devient nécessaire pour pousser notre démonstration à l’empirisme, de nous rapprocher de la vie de Marie, décidément bien l’objet de départ de notre enquête. Comment parler de choses indirectement perceptibles, infimes, invisibles à l’œil nu mais éprouvées sensiblement, sans admettre un retour vers les détails et le flux de l’existence humaine ? C’est étrange, certes, d’avoir récusé toutes ces théories les exploitant, cherchant leurs significations et leurs portées, pour en arriver là, à y revenir en fait. Et alors, ce qui était petit, minuscule, trop humain, passant au microscope les moindres faits et gestes de la vie quotidienne devient l’objet d’une analyse aux traits trop explicites. En voulant élargir le champ d’investigation de la sociologie aux « gros êtres », nous retombons dans la dimension non flagrante, voire invisible, en tout cas immatérielle, que propose le monde social. Dimension que même l’analyse micro-comportementale propre à l’ethnométhodologie ne semble pouvoir décrire à l’appui de sa seule conception de la perception, celle des significations[10]. Celle-ci est trop semblable à un processus d’inférence culturellement sanctionné, et est trop rigide pour l’analyse de la présence des macro-entités du monde social. Ainsi donc, nous en revenons à Marie, à ses journées bien remplies, à sa vie, qui court, qui passe, qui coule négligemment, insignifiante.

Nous maintenons notre désir de nous focaliser sur la présence des êtres collectifs, mais, à l’appui de ces pistes théoriques quant à leur mode d’existence, nous reconnaissons qu’il nous faut pousser encore plus le niveau infime, diffus, et sensible de l’expérience sociale. Finalement, ce que nous avons donné de Marie jusqu’ici, c’était justement beaucoup plus global et systématique que ce que semblent nous proposer ces premières conceptions des états quasiment imperceptibles des gros êtres. Nous mettrons à l’épreuve du terrain, et de notre démarche phénoménographique, ces premières suppositions théoriques, en nous demandant comment la réalité non-flagrante et invisible de ces êtres-ci, se donne à voir au quotidien, et en essayant d’en comprendre les ressorts concrets. Cela peut perturber : suivre Marie au quotidien, aussi souvent qu’elle nous le permet, au mieux nous donnera accès à son mode de présence à elle, mais à ceux de gros êtres, rien n’est moins sûr. Cela dit, Marie n’est sans doute qu’un prétexte, qu’une entrée dans notre recherche telle que nous l’avons annoncé (rencontrer ces êtres particuliers et dégager leurs modes de présence et d’existence). Nous venons en effet de le signaler : ceux-ci existent sur des modes beaucoup moins grossiers que nous avions pu nous l’imaginer. Et notre objectif est bien de quitter Marie, et l’échelle personnelle pour nous atteler à la description des gros êtres que nous rencontrerons quand elle-même les rencontrera au cours de ses activités. Ce programme, ainsi présenté, semble écarter la question du mode d’être de la société, plus précisément de la présence de la société comme être. Nous procédons en effet progressivement : d’abord Marie, puis les gros êtres balisant ses chemins, enfin, peut-être, sûrement, nous réinterrogerons notre présupposé quant à l’existence de la société en tant que telle. Mais déjà suggérer qu’elle propose des entités plus ou moins visibles, incorporelles mais néanmoins réelles, nous invite à explorer les catégories ontologiques[11].

Chapitre 3 - Exploration en quête d’évidences 

Au hasard de la vie de Marie, nous avons rencontré, parmi d’autres, trois entités remarquables. Observer la Justice, une voiture de train SNCF et une association de soutien aux sans-papiers, comme nous le faisons avec les individus, constitue notre démarche de terrain. En effet, suivre l’homme au fil du temps et face à l’homme qui vit et au temps qui passe, se heurter à « la forme universelle de l’exister, le mode mineur [qui] consiste en une sorte de réserve négative, visible, parfois invisible, gestuelle, mentale, matérielle »[12] établissent les bases de notre travail de recherche. Comprendre son repos, en décrivant sa « présence-absence »[13] est ce qui nous pousse à étudier et écrire. Et pourquoi ne pas faire ce même exercice de phénoménographie de la présence avec d’autres êtres que l’homme ? Ce qui revient à faire le pari, dans notre cas, que la Justice, la voiture de train SNCF et l’association des sans-papiers ont des modalités de présence qui leur sont propres. Elles font alors acte de présence, ont peut-être un emploi du temps, s’absentent à certains moments de leurs journées. Ou comme l’homme, sont là sans être là. Ces êtres-ci sont-ils comme nous, distraits ? Cela leur est-il, contrairement à nous, fatal, ou tel les hommes, cela est-il bien plus pertinent que d’aucuns ne le pensent ? Notre objectif est de répondre à ces questions par l’enquête, c’est-à-dire par l’observation des journées de ces trois entités. Nous partons de l’homme, car c’est de lui que proviennent nos hypothèses théoriques et que s’élabore leur mise en pratique ; car c’est par Marie que nous avons rencontré la Justice, le train, et l’association de sans-papiers. Et puis nous partons des situations, car nous pensons que « notre expérience porte sur un monde d’entités localisées dans l’espace »[14], comme l’écrit J. Dokic, rappelant la voie/x phénoméniste. Ainsi objectivées, nous y avons accès. En plus, elles obtiennent une existence propre, ailleurs qu’avec nous. Mais alors prisonnières de multiples représentants, certes concrets, la Justice, la voiture de train SNCF, et l’association des sans-papiers apparaissent aussi situables que démembrées. Souhaitant dépasser ces contenants tangibles pour traiter de leurs spécificités existentiales, nous relèverons de nos descriptions les caractéristiques de chacun de ces êtres, et les comparerons enfin. Entamant notre démarche par la Justice, nous précisons qu’elle est à prendre dans sa dimension exploratoire, qui cherche à s’émanciper tout autant d’une ontologie matérielle, privilégiant les objets concrets que de l’ontologie relationnelle habituellement employée à la compréhension de la réalité institutionnelle, qui à l’image de Searle, selon la critique de Barry Smith, « semble confondre [ce qui relève] de l’existence de quelque chose avec ce quelque chose lui-même »[15]. En effet, le risque est grand de faire collection ‘d’emblèmes’, ou bien d’en rester à nos mécanismes cognitifs pour comprendre « la société (...), sous la forme d’un être spécifique, l’être collectif, qui, en tant qu’appui, repère, indice, point d’attention ou détail plus ou moins stabilisé ou substantivé, est devant, à côté, derrière les êtres humains »[16]. Or, établir un nuancier de modes d’existence et de formes de présence aussi spéciaux que les entités choisies, oscillant entre le degré de l’insaisissable et le degré de l’élémentaire, nous semble plus juste. (…)

Rester groupés

Si nous avons suivi Marie aux réunions hebdomadaires de l’association de soutien aux sans-papiers, ces temps d’une heure et demie maximum nous paraissaient trop courts pour tirer des conclusions quant au mode d’existence de l’association. Aussi quand Marie nous annonça le projet de l’association de se rendre à Bruxelles, manifester devant le parlement européen, nous avons reconnu là l’occasion de décrire une journée du groupe en tant que tel. Et de cette continuité dans le temps, nous pourrions déduire les qualités propres. C’est ainsi que nous nous sommes joints à l’aller-retour Amiens-Bruxelles qu’a effectué ce samedi-là, l’association des sans-papiers d’Amiens. 

« Samedi 11 avril 2008

11h. L’association de soutien aux sans-papiers monte progressivement dans un car, que Marc a réservé et payé aux frais de l’association qu’il dirige. Quelques personnes discutent près du car. (…) Chacun salue le chauffeur lorsqu’il monte. Quant tous les présents sont arrivés et installés, c’est Marc qui lance le départ. Il y a environ trente personnes, pas tous membres de l’association. (…) Marc prend la parole au micro. Le calme se fait, les gens l’écoutent :

-          Bien, merci d’être venus. (…) Le rassemblement est prévu à 15h à Bruxelles devant le parlement européen, avec les autres collectifs. On s’arrêtera sur l’autoroute pour manger. Des paniers repas sont prévus. Encore une fois merci (…) ». 

1.      Quand un et un font un. (…) En fin de matinée, l’association quitte un endroit, Amiens, et a pour but de se rendre à Bruxelles, plus précisément au parlement européen. Elle se retrouve donc place de la gare, prend un car et commence son voyage. (…) Le groupe est soumis, pour exister, à des cadres spatio-temporels définis, qui sont en fait les lieux et temps des rassemblements. [Il] ferait ainsi preuve d’une présence ponctuelle, ou ponctualisée, c’est-à-dire qu’elle n’existerait pas sauf en certaines circonstances, celles du regroupement de ses membres. Regroupement nécessité par la mobilisation, et la nécessitant, la notion de mobilisation renvoyant à une existence de l’association synonyme de tension, d’attention, de concentration et d’exceptionnalité. Cette conception du mode de présence de l’association de soutien aux sans-papiers que nous observons mérite deux objections : d’abord, pour exister ici et maintenant, il semble qu’elle doive préexister à la situation que nous décrivons, à cet ici et maintenant. En effet, comment faire se réunir à nouveau ces gens, comment faire revenir l’association, la faire à nouveau se présenter si elle se dissout complètement après chaque manifestation ? C’est impossible. Les individus se dispersent mais l’association des sans-papiers subsiste. (…) Si elle apparaît le temps et l’espace de ses manifestations, ce durcissement et cette délimitation de sa présence en des temps forts de mobilisation, supposent qu’elle existe même quand elle ne manifeste pas, en deçà et au-delà de ses points de rendez-vous. Et supportant la dispersion, voire l’absence de ses membres, l’association existe sur le mode de l’éventualité d’un prochain rassemblement, elle n’est alors pas visible, concrètement présente. Ceci nous amène à notre seconde objection : il semble que l’association n’ait pas un mode de présence particulièrement engageant. (…) [E]n parlant d’un groupe-tout peu engageant, dont l’existence est maintenue par l’éventualité des rassemblements de personnes, nous ne pouvons plus en isoler complètement les individus-parties. C’est que confirme la suite de nos notes d’observation : 

« A 12h30, le car s’arrête sur une aire d’autoroute. Tout le monde descend, contents de pouvoir se dégourdir les jambes. Marc demande à Robert, le chauffeur, d’ouvrir la soute. Avec Samir et Assane, ils sortent deux grandes glacières et les déposent près de tables en bois sur l’herbe. Franck, Fabrice, et Justin s’allument tous trois une cigarette, et se dirigent doucement, vers l’emplacement du pique-nique. Samir et Assane vont rechercher les bouteilles d’eau, dans un sac, laissé dans la soute. Il fait à peu près beau et bon. Les groupes formés restent les mêmes pour le partage du repas, à quelques variations près. Pierre s’assure que tout le monde a bien eu son panier, qui contient, un sandwich, un paquet de chips, une banane, une madeleine et un fruit. Catherine et Clémence distribuent les petites bouteilles d’eau. Danièle fait connaissance avec Martha. Marie s’est jointe au groupe des trois garçons, Franck, Justin et Fabrice. Elle discute plus particulièrement avec Justin, qu’elle ne connaît pas du tout. Les enfants Trébo jouent dans l’herbe, librement. Brigitte, son mari et Bernard discutent assez sérieusement de la mairie d’Amiens. Samir vient les voir et charrie Patrick sur le parti des Verts, dont ce dernier est membre. Ils sourient. Puis, c’est le moment de remonter dans le car et de repartir, sans perdre de temps.

L’ambiance est un peu plus calme. Certains s’assoupissent, discutent mais entre voisins, et doucement, ou encore regardent pensivement par la fenêtre. »

Le groupe continue son voyage : à l’heure du déjeuner, il s’arrête pique-niquer sur une aire d’autoroute. Mais alors que faire de tous ces gens ? Ils discutent, s’éparpillent, brisent le groupe physiquement, ne font plus corps et parlent de choses diverses, plus ou moins en lien avec la cause qui fonde leur association. Le groupe résiste cependant, il est là comme postulat à leurs présences ici et maintenant. Il les justifie. Et eux le représentent : ils ne seraient pas là, le groupe ne serait pas visible. Mais ils ne seraient pas là sans que le groupe ne les y ait conduits. Non seulement le groupe supporte leurs prises de distance à son égard, mais aussi sa réduction à leur échelle : en effet, nous ne pouvions faire autrement que de les évoquer eux, et de décrire leurs attitudes, même en nous concentrant sur le mode de présence du groupe. Ils en font partie et c’est comme ça, nous devons le prendre en compte dans son mode d’être si singulier soit-il. Soit la présence du groupe se fait en présence de ses membres et lors de leurs rassemblements, soit elle se produit en leur absence : le cas auquel nous sommes confrontés sur cette aire d’autoroute nous met face à « la présence-absence » du groupe cette fois (et non des individus). Consistant en le rassemblement de ses membres, à trop se rapprocher de ses éléments individuels, il s’émousse cependant. Et pourtant, nous le répétons : ils ne seraient pas là sans lui. C’est ainsi qu’au moment même du regroupement, d’une manifestation explicite, l’association est soumise aux prises de distance des uns et des autres à son encontre, au grossissement des actions interindividuelles, tout en y résistant. La mobilisation et l’attention ont beau se relâcher, le groupe ne s’efface pas, ne disparaît pas pour autant. Et quand, à Bruxelles, la concentration se revigore, qu’en est-il de la présence de notre association de soutien aux sans-papiers ?

« Vers 13h30, 13h45, le car passe la frontière, sans problème. Une heure plus tard, le collectif des sans-papiers d’Amiens, arrive devant le parlement européen, où il y a déjà beaucoup de monde. L’euphorie regagne les voyageurs. Marc conclut avec Robert, d’un rendez-vous dans deux heures, un peu plus loin, sur un parking spécial pour les cars. Marie regarde son téléphone et appelle Jean, qui était déjà à Bruxelles, pour lui dire qu’ils sont arrivés. (…) Quelques minutes plus tard, Jean arrive, en compagnie de sa femme, Chris. Marie et Franck leur disent bonjour, tous les quatre sont heureux de se voir. Ils se connaissent bien. Il y a environ 2000 personnes sur la place. Un membre de la coordination nationale prend la parole vers 15h30. Il a un micro, afin que tout le monde l’entende. Il commence (…).

[A la fin du discours], la foule, jusque là attentive et silencieuse, s’élève en de nombreux applaudissements, hourras, sifflets, cris…etc. L’association d’Amiens tape sur des casseroles à tout va. Jean et Justin ont sorti leurs accordéons et en jouent. Les autres les applaudissent en rythme. Assane les accompagne au djembé, tandis que Fabrice fait de la guitare. Marie danse avec les deux derniers de la famille Trébo, tandis que la mère, la fille, le père, Alain et Samir chantent en langue africaine. Catherine prend des photos. Jean discute avec Bernard de la mairie d’Amiens, ils y sont tous deux conseillers municipaux. (…) 

Un peu plus loin, Brigitte s’approche de Catherine, et de Clémence.

-          C’est super tout ça, dit-elle.

-          Oui, dit Catherine.

-          Il y a vraiment du monde, et puis la musique c’est chouette, hein ?

-          Oui, répond Catherine, sans ne manifester aucune envie de continuer la conversation.

-          Moi je trouve qu’on devrait faire ça plus souvent… ça devrait être plus souvent comme ça…

-          Comme ça comment ? l’interrompt sèchement Catherine.

-          Bah comme ça, la fête, l’ambiance joyeuse, la musique, la danse…

-          Alors Brigitte, de une, c’est pas possible tout le temps, vu ce que les sans-papiers vivent au quotidien. Tu vois un moment donné, le combat, il peut plus avoir l’apparence d’une fête. Sinon Sarko, il croit que ça nous fait plaisir de manifester et il laisse faire… et de deux, tu veux toujours qu’on organise des fêtes, mais tu te contentes de diriger les opérations et tu mets jamais la main à la pâte.

-          T’es gonflée de dire ça quand même. A Noël, j’étais là. »

L’extrait commence par rendre compte de ce phénomène d’uniformité du public, ou plutôt de l’assemblée, ainsi que de sa dimension émotionnelle[17]. Le ton en tout cas festif, jovial, mérite soit l’adhésion de certains, soit la critique des autres, comme le montre l’échange quelque peu crispé entre Brigitte et Catherine, la première émettant un avis positif sur le caractère gai de la manifestation, la seconde remettant sérieusement en doute l’efficacité d’un mouvement si enjoué qu’il est possible d’en oublier la gravité de sa cause.

Le mouvement de notre focale du total vers le local, de la foule des manifestants au dialogue entre Brigitte et Catherine, en passant par la prise de vue de l’association, souligne, outre sa teneur émotionnelle, et son pouvoir d’unification, la distance entretenue par certains à l’encontre de la collectivité, et par conséquent la résistance de cette dernière aux divergences internes, rompant avec le principe d’unité convergente de la foule. Ce paradoxe du mode d’être du groupe militant, qui rassemble en même temps qu’il contient en lui des désaccords et des contradictions, entre ses éléments fait écho à un autre paradoxe : celui qui lui accorde présence aussi bien par le rassemblement ponctuel de personnes que par leurs éventuelles et probables retrouvailles, c’est-à-dire autant en leur présence qu’en leur absence. Quand se termine la journée de l’association, ceci n’en est que plus flagrant. Dressons le bilan avec ce dernier extrait de nos notes.

« Marc revient. Il était parti discuter avec les membres de la coordination nationale des sans-papiers. La manifestation commence à être moins dense. Les collectifs et associations repartent. Marc fait le tour des personnes d’Amiens, et leur dit qu’on va y aller, que le car nous attend un peu plus loin. Les gens le suivent, tout en continuant de discuter. Ils font quelques mètres et arrivent devant le car. Robert ouvre la soute et Samir range la caisse de casseroles.

Tout le monde s’installe, reprenant les mêmes places que pour le premier trajet. Au début, il y a beaucoup de bruit, les gens sont contents de cette manifestation dans l’ensemble (…). Petit à petit, l’euphorie retombe et laisse place aux réflexions sur l’efficacité de ce type de mouvement, puis aux discussions plus intimes. (…) Le car arrive à la gare d’Amiens, vers 20h30. Avant que l’association ne se disperse, Samir prend la parole et dit :

 

-          Bon, on se revoit mardi soir, 18h30, salle Rabelais. Et n’oubliez pas de récupérer vos casseroles !

Ceux qui en avaient amené les récupèrent. Les gens se disent au revoir, en se faisant la bise ou signe de la main. Tous repartent, au minimum par deux. »   

C’est la fin de la journée pour l’association, le retour, la fin du voyage. Et alors que faire groupe, faire corps, manifester numériquement sa présence apparaissent comme primordiaux, et satisfont les militants, le glissement vers la sphère intime s’effectue malgré tout. Les propriétés unificatrices et affectives du groupe s’atténuent, tandis qu’émergent çà et là les sentiments et les réflexions personnelles, l’effet mobilisateur de la manifestation militante s’émousse. Mais l’association ne disparaît pas. C’est bien elle qui est venue et qui repart et les individus qui s’expriment dans ce passage sont là en son nom. C’est ce que montre d’ailleurs la fin de l’extrait : Samir, « avant que l’association ne se disperse », rappelle le prochain rendez-vous. Peu importe ce que font les individus d’ici là, et même peu importe ce qu’ils sont du moment qu’ils reviennent à l’association mardi soir prochain. Ceci vient également boucler la boucle, puisque nous avions commencé notre analyse en soulignant la nécessaire préexistence du groupe aux espaces-temps des rassemblements de ses membres. Samir, si l’association ne subsistait pas à cette dispersion, ne pourrait rappeler la réunion du mardi, comme le rendez-vous du matin même n’aurait pu être donné. Le groupe tient en l’absence de ses membres, il est alors virtuellement présent.

Que pouvons-nous en déduire des modalités de présence de l’association amiénoise de soutien aux sans-papiers, de son mode d’être ? Celui-ci semble s’articuler autour de la relation ‘parties-tout’, ainsi qu’être caractérisé par l’oscillation entre le physique et le virtuel. Nous allons revenir sur ces deux points plus précisément.

2.      Invisibles mais pertinents

Membres et corps 

            (…) L’association est supportée par des individus dont elle supporte les absences, les divisions et les distances dans les relations qu’ils entretiennent. Son existence n’est pas réductible aux relations interpersonnelles et à leurs nuances. Nos notes mettent en valeur des rapprochements, des affinités, ou au contraire, des rejets, des divergences entre les uns et les autres. Pour autant, l’association existe. Elle supporte également le fait que ses membres discutent d’autre chose que de ses principes fondamentaux. Elle ne souffre finalement pas tellement de la dispersion, de la démobilisation interne, de l’éparpillement que certains semblent toutefois redouter et qu’il faut contrer en restant vigilant. Il y a sans doute des moments critiques de remise en question, qui mettent en péril la solidification du mouvement militant, et, dans notre perspective, l’existence de l’association. Mais cette demi-journée passée avec elle, souligne sa résistance à la non-coordination des uns et des autres. (…) Ils partagent, certes, car ils discutent, voyagent et mangent ensemble, manifestent ensemble, éprouvent des émotions, font part d’une réflexion sur leur action, mais le moins que nous puissions dire c’est qu’ils ne montrent pas un effort permanent pour maintenir l’association. Il y a des moments où aucune priorité n’est accordée au groupe, aucun effacement individuel n’est mis en œuvre (…). L’association existe, subsistant aux prises de distance des individus qui y sont impliqués. (…) Si l’association n’existe pas sans ses membres, ceux-là ne seraient pas à Bruxelles sans elle. Ils sont là en son nom. Ils la composent et la représentent. Et supposons que certains n’ont pu venir ce jour-là à ce rassemblement, que certains membres n’ont pu participer à ce voyage, cela change-t-il fondamentalement quelque chose à la présence de l’association à Bruxelles ce samedi ? La réponse est non. Qu’il y ait des membres en moins ou en plus cette fois-là, l’association reste l’association, se rendant à cette manifestation. Ceci prouve bien que le groupe est quelque chose en plus des individus qui le constituent, « acquiert diverses caractéristiques nouvelles, différentes de celles des individus »[18]. Il dépasse les conditions particulières quand il fait acte de présence. Il est quelque chose qui subsiste sans eux. Mais investi par eux dès qu’ils arrivent, et se rassemblent, il devient concret, visible, remarquable. Il prend corps quand ses membres ‘en chair et en os’ se regroupent, en son nom. Disons-le encore : s’ils n’avaient pas été là physiquement, il n’y aurait pas eu d’association amiénoise de soutien aux sans-papiers devant le parlement européen ce samedi. Cette remarque sur la présentification réelle de l’association par le rassemblement effectif de ses membres nous met face à l’oscillation du groupe entre un niveau physique et un état virtuel de présence. C’est ce que nous allons développer dans le point suivant.

Probables rendez-vous

L’attitude de l’association amiénoise de soutien aux sans-papiers par rapport aux cadres spatio-temporels indiquait déjà ces deux pôles de l’effectivité et de la virtualité dans son mode de présence. Celle-ci est en effet visible en tant que telle lors de l’agrégation sensible, réelle des individus qui la composent et la représentent. Mais son acte de présence en ces temps et lieux donnés de réunion suppose sa préexistence à ces moments. Pour apparaître ainsi de manière concentrée, agrégée en certaines circonstances, il faut qu’elle existe également en dehors de ces limites spatio-temporelles. Ce sont les individus qui se dispersent, l’association des sans-papiers résiste. Elle existe donc à la fois à l’intérieur et en dehors d’un certain cadre temporel. Elle témoigne d’une présence ‘vacante’, qui se concentre à certains moments, dans certains endroits, mais à l’échelle desquels elle n’est pas réductible. Elle ne peut pas ne pas être présente avant la concentration et après la dispersion de ses membres, sinon rien ne serait moins sûr de la retrouver. Et la perspective de sa re-création à chaque rendez-vous est une aberration. Cependant, elle n’est pas visible en dehors de ces points de rencontre. Nous affirmons qu’elle existe, mais aussi qu’elle est alors invisible. Elle existe sur le mode de l’éventualité qu’il y a à se regrouper une prochaine fois, sur la probabilité de retrouvailles. Quand l’association n’est pas située, elle n’en est pas moins situable, c’est-à-dire convocable à tout moment, preuve de son existence en aval et en amont des regroupements concrets de ses membres. Preuve de sa virtualité. Invisible, intangible, insaisissable, mais à tout moment réalisable. Une fois, l’association est donc situable, descriptible par les individus qui la composent, une autre fois, l’association est sous-présente, impossible à localiser, mais dans l’attente d’être interpellée à nouveau. Il se produit ici un phénomène particulier : celui de l’instanciation qui permet la perception, la présentification à un moment donné, d’une chose insaisissable en tant que tel et en permanence. L’existence du collectif en dépend : s’il demeure toujours invisible, les doutes quant à sa survie ne feront que grandir, mais, il n’est pas réductible à ses manifestations visibles. Son existence virtuelle, en amont et en aval de ces regroupements concrets, qui les justifie d’ailleurs, est fondée sur ses probables rendez-vous. Toutefois, son invisibilité a sans doute pour condition sa visibilité ponctualisée, ses ostentations, qui ne peuvent être parce que l’association préexiste à ses apparitions objectives, presque matérielles. Cette caractéristique de la virtualité n’est pas sans évoquer les processus d’attention conjointe que démontrent entre autres, L. Kaufmann et F. Clément par leurs expériences, et qui font exister des êtres fictifs, culturels, indirectement perceptibles, comme l’intentionnalité collective est à l’origine des institutions chez J. R. Searle[19]. Mais ceci nous ferait rebasculer du côté des individus et de leurs facultés cognitives. Or, ce n’est pas là notre volonté. Néanmoins, nous ne pouvons que constater que le propre de cette association est d’être projetée, ce qui rend possible ensuite les rassemblements concrets de ses membres. Comme s’il fallait que ces gros êtres, entités spéciales, tels la Justice, la SNCF, ou un groupe militant, soient définis apriori, donnés avant de faire acte de présence et d’arborer une identité, ceci se réalisant d’ailleurs par le biais de représentants objectifs, qui justifient la présence à l’état virtuel, abstrait voire générique, général de représentés.

Et c’est à l’appui de ces propriétés de leurs modes d’être, que nous partons à la recherche de critères d’identité et de modalités de présence pour ces êtres-ci. Cela s’avère complexe sachant que leur première caractéristique est d’être définis avant l’enquête (mais pouvons-nous en tenir à leurs présentifications générales par les énoncés ?), et que toute démonstration à leur égard tend à les réduire à des ensembles cohérents de parties, niant par là leur continuité, leur existence, se bornant à leur constitution. Tout ceci interroge de nouveau la notion de présence et en élargit le spectre jusqu’à la virtualité, l’immatérialité. Ces présences, virtuelles, immatérielles, renvoient en outre à des processus fragiles tels que l’instanciation et exigent de trouver des indicateurs de présentification, permettant de repérer effectivement la présence de tels gros êtres dans leurs parties. En mobilisant plusieurs champs disciplinaires tels que les sciences cognitives, les théories de l’action, l’ethnographie, la description des ambiances, la phénoménologie…peut-être pourrions-nous cerner ce qui nous échappe puisque, paradoxalement, cela semble être une de leurs définitions, voir l’invisible ? L’enquête phénoménographique que nous aimerions entreprendre n’est rien d’autre que celle de l’ontisme méthodologique de la société, qui instaure l’immatérialité et l’invisibilité comme critères de réalité, au même titre que leurs contraires.   

Référénces :

[1] Selon la formule d’Harold Garfinkel. Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF, 2007.

[2] Cf. V. Descombes, Les Institutions du sens, Paris, Editions de minuit, 1996.

[3] Cf. J. Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998.

[4] P. Livet, « Ontologie du social, institutions et explication sociologique », in P. Livet et R. Ogien (dir.) L’enquête ontologique, Paris, Editions de l’EHESS, 2000, pp. 15-40.

[5] D. Linhardt, « L’Etat et ses épreuves : éléments d’une sociologie des agencements étatiques », in Papiers de Recherche du Centre de Sociologie et de l’Innovation, n°9, Paris, 2008.

[6] J-P. Thibaud, « Une approche pragmatique des ambiances urbaines », in P. Amphoux, J-P. Thibaud, G. Chelkoff (dir.), Ambiances en débats, Bernin, Editions A la croisée, 2004., p. 145 – 161.

[7] Je me réfère ici à l’ouvrage de R. E. Park, La Foule et le Public, Lyon, Paragon/Vs, 2007, notamment au début du chapitre III, qui revient sur ces théories. L’expression « âme collective » est de G. Le Bon.

[8] Cf. M. Gilbert, Marcher ensemble, Essais sur les fondements des phénomènes collectifs, Paris, PUF, 2003.

[9] Cf. J-P Thibaud, « De la qualité diffuse aux ambiances situées », in B. Karsenti et L. Quéré (dir.), La croyance et l’enquête, Paris, Editions EHESS, 2004, p. 227 – 253.

[10] L. Quéré, « Perception du sens et action située », in M. de Fornel et L. Quéré (dir.), La logique de situations, Paris, Editions EHESS, 2000, p. 301 – 338. 

[11] F. Nef, L’objet quelconque, Paris, Vrin, 2001, chapitre II, « Classification des objets et de leurs propriétés ».

[12]A. Piette, Anthropologie existentiale, Paris, Petra, 2009, p. 16, voir aussi L’Acte d’exister, op. cit. pour le schéma de la reposité.

[13] Ibid.

[14] J. Dokic, Qu’est-ce que la perception ?, Paris, Vrin, 2004,  p. 25.

[15] Pour une révision des déterminations ontologiques classiques des objets, voir B. Smith, « L’ontologie de la réalité sociale. Une critique de J. Searle. », in P. Livet, et R. Ogien (dir.), op. cit. p.187. Voir aussi F. Nef, op. cit.

[16] L. Kaufmann, « L’être humain se cache dans les détails », Postface à A. Piette, 2009, op. cit. p. 195.

[17] Sur la distinction entre foule et public, R. E. Park distingue « l’inhibition des pulsions et des intérêts au sein de la foule, et leurs manifestations au sein du public », op. cit. p. 88.

[18] P. Livet, 2002, op. cit., p.33.

[19] Cf. L. Kaufmann et F. Clément, Les formes élémentaires de la vie sociale, Enquête n°6, 2007.


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