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La phénoménographie anthropologique
9 janvier 2010

H. Etre un dieu (par Albert Piette)

Le texte ci-dessous propose quelques réflexions sur la "carte d'identité" du Dieu catholique. Il est extrait du livre "Le fait religieux" (par Albert Piette, Paris, Economica, 2003).

Revenons à l’activité scientifique décrite par B. Latour, en particulier le rapport entre construction et autonomie du fait scientifique. D'un point de vue ethnographique, il apparaît d’une part que le fait scientifique résulte d’un lent processus de construction consistant en l’utilisation de dispositifs spécifiques et d’autre part qu'en s'autonomisant au terme de ce processus, il efface toutes les traces de sa construction. Il s’impose désormais comme une entité extérieure et indépendante. En observant la science en train de se faire, l’ethnographe cherche à respecter son objet, le fait scientifique . D’une part, il décrit sa construction , en restituant l’ensemble du réseau qui contribuera à lui assurer, après sa « découverte », une stabilité. D’autre part, il rend compte de ce que ce même « fait » est capable de faire et de faire faire. L’enjeu épistémologique est de taille. B. Latour l’explicite à propos du travail scientifique de Pasteur découvrant l’acide lactique, et indifférent au choix entre constructivisme et réalisme. « Il [Pasteur] affirme, dans le même souffle, que le ferment de son acide lactique est réel parce qu’il a monté avec précaution, de ses mains, la scène où il — le ferment — se révèle tout seul. Tout se passe au milieu ... dans ce moment crucial où Pasteur, parce qu’il a bien travaillé, peut laisser partir son ferment, enfin autonome et visible ... ». Il s’agit ainsi de penser ensemble le travail humain de construction du fait scientifique et l’indépendance du ferment désormais objectivé, comme si personne ne l’avait jamais fabriqué.

C’est, au terme d’un ensemble de controverses et avec l’aide d’une instrumentation scientifique sophistiquée, que surgit une réalité dont l'autonomie émerveille. Tel est alors le « fétiche »: « Bien que le fétiche ne voit rien que ce que l’homme a fait, écrit B. Latour, il ajoute pourtant un petit quelque chose : il inverse l’origine de l’action, il dissimule le travail humain de manipulation, il transforme le créateur en création ». Ainsi, l'alternative entre constructivisme et réalisme aboutit à une impasse. « Tout se passe au milieu ... dans ce moment crucial où Pasteur parce qu’il a bien travaillé, peut laisser partir son ferment, enfin autonome et visible ... ».

Le ferment de l’acide lactique permet alors, par analogie de penser ce qu'il en est de la présence des divinités. En science comme en religion (et dans d’autres activités), ce que les hommes fabriquent les dépasse dans un même mouvement. Dans cette perspective, l’ethnographie de l’activité religieuse consiste à penser ensemble le travail de construction du fait religieux, c’est-à-dire Dieu et son objectivation en un être autonome, transcendant les hommes. Tous les « religieux » reconnaissent la nécessité de leur propre activité pour assurer la re-présentation de Dieu et construire une configuration de coprésence avec lui. Dieu est un phénomène local que les chrétiens veulent stabiliser. Et il l’est selon différents degrés d’objectivité à partir de divers médiateurs et médiations dont le travail constitue la vie paroissiale en elle-même. Il n’est donc pas une illusion ou une projection. En même temps qu’il est fait, accompli, il s'impose aux paroissiens. Il est extérieur à eux. Autonome, il fait quelque chose. C’est lui seul qui les pousse à se réunir, à écouter sa parole, à enseigner le catéchisme aux enfants, à se mobiliser pour conserver le presbytère, à le restaurer, à préparer des célébrations, à visiter des malades ou à faire un travail d’alphabétisation dans leur région. Cette perspective est ainsi différente de la conception durkheimienne qui dénonce l’objet de croyance en cherchant son origine et un sens caché, que Dieu est illusion ou métaphore. Elle est aussi différente de l'approche phénoménologique qui semble prendre pour acquise l'existence de Dieu et se focalise seulement sur les manières qu'ont les hommes de s'y rapporter, c’est-à-dire sur le rapport intentionnel des humains vers l’être divin, en tentant de comprendre la profondeur du vécu des croyances. Et dans ce cas aussi, l’acteur divin comme objet d’analyse est mis entre parenthèses. Notre perspective montre que les hommes savent d'une part qu'ils assurent eux-mêmes la présence de Dieu et d’autre part que celui-ci est réellement présent en situation, capable d’agir en retour sur eux. L'acteur n'est donc pas un homme manipulé qui ignore qu’il a construit situationnellement l’être divin. Il le sait, sans pour autant nier la réalité de Dieu. Il n’y a donc pas d’alternative entre la conception du Dieu construit et celle du Dieu réel. Comme l’explique B. Latour, ce qu’on construit va devenir ce que personne n’a fabriqué. Ce qui vaut pour le fait scientifique vaut aussi pour le fait religieux. « Le faitiche [selon l’écriture choisie par B. Latour pour indiquer cette ambivalence] peut donc se définir comme la sagesse de la passe, comme ce qui permet le passage de la fabrication à la réalité ; comme ce qui donne l’autonomie que nous ne possédons pas à des êtres qui ne l’ont pas non plus mais qui, de ce fait, nous la donne ». Ainsi l’activité que nous décrivons se situe entre la construction par les humains et l’autonomie de l’être divin, toujours en train d’osciller entre les deux pôles, comme l’attestent les pratiques et les discours des catholiques eux-mêmes, même si certains insistent plus sur le pôle « construction » et d’autres sur le pôle « autonomie ».

Mais nous pouvons aller plus loin. Si nous regardons de près les pratiques, Dieu ne peut que surgir, s’imposant comme objet d’analyse avec un mode particulier d’existence, tel que l’ethnographe peut le déduire de ce que réclament réciproquement, par leurs paroles et leurs actions, les hommes et Dieu. C’est ainsi que Dieu se pose en interactant. L’ethnographie des différentes modalités de la présence de Dieu n’est pas sans surprises, aussi bien pour la sociologie dénonciatrice que pour la pensée théologique. Globalement, il peut être souligné que Dieu fait partie des êtres ou des entités qui peuvent être présents sur le mode de l’effacement, sans être constamment l’objet d’une thématisation ou d’une adresse directe. Dans les célébrations rituelles ou les réunions paroissiales, les catholiques traitent la présence de Dieu comme une dimension cadrante de la situation, faisant peser des contraintes sur les échanges ou impliquant des repères à partir desquels les hommes et les femmes se coordonnent. Si surgit une parole malencontreuse, Dieu revient à l’attention, quasiment contraint d’authentifier sa présence et de reformuler ses qualités. Et le basculement s’opère par un témoignage, une prière, une certification, … À chacun alors de se sentir sous l’emprise même de Dieu ou de garder une certaine distance. Ou encore de se rapporter à lui, par l’attention aux détails des échanges. Car c’est aussi dans les détails lexicaux et gestuels, que Dieu vient, circule, réclame un surcroît d’attention et suscite un nouvel engagement dans la situation. Mais ce n’est pas là un arrêt définitif, car il s’efface aussi vite qu’il est venu, retombant quelques instants dans l’oubli avant de resurgir, peut-être d’une manière plus tranchée. Selon les situations, il marque sa présence au début et à la fin de la réunion, et il est plutôt effacé au milieu de celle-ci. Une autre fois, il est activement présent tout au long de la réunion, sollicité directement ou indirectement. Ailleurs, après une phase de dissimulation, il surgit subitement comme pour apaiser les tensions montantes. Mais même effacé, il est présent dans la structure même de la réunion, en tant qu’il réunit les participants, qu’il nourrit des attentes, suscite tel ou tel comportement, exige le contrôle de ce qui se dit et se fait. Ainsi, au fur et à mesure de sa circulation, de ses passages et de ses retraits, Dieu prend des formes variables : extérieure aux humains qui s’adressent à lui, objectivée dans des dispositifs spécifiques (hosties,…), assimilée à la présence d’un humain « privilégié » (le prêtre), exprimée dans et par la rencontre elle-même, manifestée comme trace d’un événement passé ou d’un modèle imité, comme signe à déchiffrer.

Une observation des séquences liturgiques fait voir que Dieu y circule, en changeant d'aspects et de significations. Son mode d’existence est ainsi particulièrement ambigu. Dès le début de la célébration, sa présence est souhaitée et d’ailleurs, par la suite, répétée, en particulier dans la prière eucharistique (« Que le Seigneur soit avec vous »). Mais, en même temps il est déjà là, non seulement diffus dans l’église elle-même, mais aussi stabilisé dans divers objets disposés sur l’autel (et à côté) et même substantivé dans les hosties. Avec la possibilité supplémentaire qu’il puisse parler lui-même à travers les lectures évangéliques. Et, en même temps, il est dit à plus d’une reprise que sa venue est attendue… Tout cela dans une séquence courte, durant laquelle il prend diverses figures. De surcroît, l’être divin est souvent sollicité par diverses paroles des paroissiens, chants ou prières ou autres formulations qui s’adressent à lui directement ou qui l’évoquent sans interlocution directe, ou encore qui imiteraient les paroles (et les gestes) de Jésus à son dernier repas avec ses disciples. Sans penser qu’il peut prendre, selon diverses séquences de la liturgie, la forme du Père, du Fils ou de l’Esprit : différenciation sur laquelle nous n’insistons pas beaucoup puisque chaque figure renvoie aux deux autres. Nous entendons un ensemble de louanges des qualités et actions de Dieu et du Christ, soit sous la forme du Père tout puissant et créateur, soit sous celle de l’amour bienveillant et miséricordieux ; une série de demandes d’interventions diverses pour l’Église, pour des personnes en général ou en particulier, pour soi-même ; et aussi des remerciements, des actions de grâce dans l’attente d’un autre monde de paix et d’amour sans cesse présenté comme possible. Tandis que Dieu est ainsi sollicité pour diverses actions, nous pouvons déduire qu’il les accomplit immédiatement puisque la liturgie se poursuit en fonction de cet accomplissement même. Dieu convoque donc tous les paroissiens, pardonne, délivre du « mal », sanctifie, bénit, transforme les offrandes en corps et sang du Christ, unifie ceux qui sont rassemblés, aide les défunts à partager sa « lumière » et les vivants à espérer une autre vie, « éternelle ».

C’est tout au long de cette circulation pour le moins labyrinthique, en comptant plus particulièrement sur certains « pics » tels les moments de la parole évangélique et de la consécration eucharistique, que l’être divin s’arrête et accroche l’un ou l’autre acteur humain. Il lui fait verser des larmes, le pousse à chanter plus profondément, lui procure une joie intérieure, un sentiment d’espérance et peut-être même l’incite à le voir un court instant, devant lui. Mais ce que nous cherchons à décrire est d’abord un dispositif, en dehors duquel les actions observées seraient incompréhensibles. L’émotion, elle, vient après. Elle n’est pas première. Elle n’est même pas nécessaire ; et si elle survient, elle ne peut être que ponctuelle et non généralisée, contrairement à ce que prétendent les descriptions durkheimiennes des cérémonies australiennes.

La carte d’identité de Dieu comprend les caractéristiques suivantes : invisible, interpellable directement par des prières, auteur de la présence des chrétiens en réunion ou en célébration, présentifié lui-même par ceux-ci selon leurs actions et leurs échanges, modérateur permanent et réconciliateur final, objet (le plus souvent implicite) de débat sur ses modalités de présence, objet explicite de lecture (par les Evangiles) et de commentaires, n’exigeant pas d’être pris pour un fait brut, susceptible de changer de formes et de significations, capable d’un départ et d’un retour rapides.

Ainsi, Dieu utilise différentes stratégies pour circuler. Objectivé ici, exemplifié là, tantôt trace, tantôt représentation, il oscille entre plusieurs modes d’existence. Ou bien, il se donne sous une forme visible, matérialisée, extérieure aux humains qui vont la recevoir ou qui s’adressent à elle; ou bien, il se donne comme l’expression directe d’un ensemble d’attitudes. À travers cette oscillation, Dieu combine ou sélectionne, selon les moments et les lieux, l’ensemble de ces médiations ainsi que les procédures lui permettant de se poser en extériorité face aux humains ou de se laisser modeler par les signes qui le représentent. Résultat d’une construction d’acteurs humains et non humains, qui se trouvent dépassés par leur association, Dieu a une présence situationnelle. C’est avec lui, en tant qu’il participe à un autre type d’existence, que le chrétien partage certaines interactions, comme il le fait aussi avec les autres humains ou les multiples objets qu’il rencontre dans la trame de sa vie quotidienne, tout aussi disparates quant aux formes d’existence qu’ils manifestent. C’est de son mode d’existence et de ses propres contraintes que l’ethnographe doit rendre compte, en sachant qu’il ne peut être pour lui une représentation illusoire ou une réalité substantielle. Ainsi, bien sûr, l’être divin n’est pas palpable. Il essaie cependant à tous moments, d’être visible, tout en n’exigeant pas vraiment d’être vu. Plus précisément, il donne des signes de sa présence comme absent. Et ce faisant, il est toujours en train de circuler et de se transformer. Dieu est un hybride, flou et souple, présent et absent, fabriqué et autonome. Lorsque les sciences sociales le considèrent habituellement comme une projection, elles manquent la saisie d’une entité pourtant si centrale dans la vie de beaucoup d’humains. 

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