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La phénoménographie anthropologique
9 janvier 2010

E.1. Une thèse en cours

Présentation du projet de thèse de Sophie Jumeaux : Les êtres « extrêmes » : vieillards, mourants, suicidaires…, sous la direction d’Albert Piette et d'Elisabeth Claverie, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Groupe de Sociologie Politique et Morale (pour contacter Sophie Jumeaux : jumeaux.cecilia@hotmail.fr).

L’existence humaine nous apparaît comme une ligne tendue entre deux limites, la naissance et la mort. De nombreux philosophes s’accordent à penser que c’est la conscience de la mort qui caractérise l’Homme par rapport à l’animal. C’est notamment la conception heideggérienne, selon laquelle « seul l’Homme meurt, l’animal périt ».

« Le rapport que l’être humain entretient avec le mourir est constitutif de son être même et premier par rapport à toutes ses autres déterminations », écrit la philosophe Françoise Dastur. « Je suis mourant donc je suis », pourrait-on dire. Dans toute situation, sous des formes et des intensités diverses, l’être humain vit avec la mort. Aucun homme ne peut, il semblerait, échapper à cette manière d’être.

Pourtant, la mort n’est pas un sujet auquel nous pensons volontiers. Dans notre vie quotidienne, nous avons tendance à adopter une posture d’évitement presque « naturelle » à l’égard de cette mort qui ne nous concerne pas pour le moment. « N’ayant pu guérir la mort », les êtres humains « se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser » (Pascal).

Mais les événements de la vie nous renvoient parfois brusquement notre condition de mortel en face. La perte d’un être cher, la maladie ou l’avancée en âge de nos proches viennent nous rappeler le caractère essentiellement précaire de l’existence. Bien vite pourtant, les petites choses insignifiantes du quotidien reprennent le dessus. La mort est alors vue et vite oubliée, mise entre parenthèses. Nous n’y pensons plus qu’à certains moments, de manière brève et en se refusant à aller jusqu’au bout de la conscience.

Néanmoins, il est des situations où nous ne pouvons nous extraire de la pensée de la finitude. La vieillesse, la maladie, les idéations suicidaires, quand elles nous affectent en personne, nous fragilisent : la mort peut être imminente. S’ouvre alors la perspective du « mourir ».

Si la pensée européenne a envisagé la vieillesse, la souffrance, la mort, elle n’a pas pensé le « vieillir », le « souffrir », le « mourir », c’est-à-dire le processus. Or, « vieillir ne prend pas simplement la suite de grandir, on a commencé de vieillir bien avant que d’être adulte, ou sait-on à vrai dire, quand vieillir a commencé ? Vieillir a toujours déjà commencé ; on a toujours déjà commencé de se défaire – de se raidir –, de s’user. » (François Jullien)

C’est ainsi que la vieillesse, la maladie, la souffrance font transition entre la vie et la mort, et de ce fait la mort elle-même, dans cette conception, n’est plus étrangère à la vie, mais s’inscrit dans sa continuité. Montaigne déjà, dans ses Essais, avait pensé la mort dans son prolongement avec la vie. Mais comment intégrer la mort dans la vie alors que celle-ci (la mort) est négation de la vie ?

La vie tout court, celle de chacun de nous, est un vaste lieu de réflexion et de questionnement. De la même façon, la vie des personnes « au bord de la vie » est le creuset d’une possible réflexion à la fois anthropologique, philosophique, sociologique et psychologique sur l’Homme. Le grand âge, la maladie, les tentatives de suicide apparaissent comme un « bon laboratoire » pour questionner la vie à l’aube de la mort. Etre âgé, malade ou en souffrance c’est être « exposé », c’est-à-dire se confronter à une mort possible et imminente, même si, dans une certaine mesure, nous pouvons dire que nous sommes tous des « condamnés à mort », dès la naissance.

Malgré les nombreuses publications de travaux et de contributions en sciences humaines et sociales sur les thèmes de la vieillesse, de la maladie ou encore du suicide, il n’en demeure pas moins que la vie humaine au seuil de la mort reste à explorer.

Nous aspirons, pour ce travail de thèse, à percer le jour sur la situation des personnes âgées, des malades en phase terminale, mais aussi des personnes suicidaires. Ces situations ont en commun la proximité absolue de la vie et de la mort. Que la vieillesse interrompe la vie, qu’une maladie incurable vienne à bout de notre être ou que nous tentions de nous suicider, il est bien question ici de « flirt » avec la mort, où l’on peut basculer dans le néant ou être rattrapé par la vie.

Au travers des catégories « vieillards », « mourants », « suicidaires », nous nous proposons d’étudier les modalités de présence au monde. Non pas « qui suis-je ? », mais « comment suis-je » en tant que vieillard, mourant ou suicidaire ?

Cette thèse s’ouvre sur deux grands volets :

- Ceux qui persévèrent « coûte que coûte », c’est-à-dire malgré l’entrée dans le grand âge, la maladie, la souffrance… et qui vivent jusqu’à ce que mort « naturelle » s’ensuive.

Dans ce cas présent, c’est la vie elle-même qui arrive à son terme du fait de l’âge avancé, de la maladie, de la souffrance…

- Ceux qui « veulent » (de manière plus ou moins consciente) rompre avec ce fil de la persévérance.

Nous pensons ici aux personnes suicidaires, que la « pulsion de mort » (Freud) se manifeste sous des formes « violentes », c’est-à-dire où la mort peut être imminente, comme par exemple la volonté de mourir à travers la demande d’euthanasie chez les personnes mourantes, ou sous des formes indirectes, comme l’anorexie qui entraîne une mort lente, la toxicomanie, les conduites à risque en tous genres… Toute situation où la volonté de (sur)vivre fait défaut finalement.

Que se passe-t-il alors quand la volonté de persévérance s’arrête, se « ralentit », ou s’épuise ?

Notre travail s’inscrira dans trois espaces distincts (mais proches à certains égards), que sont un Etablissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD), un mouroir catholique en Inde, accueillant des malades en fin de vie (tuberculeux, cancéreux, séropositifs…), ainsi qu’une association d’aide pour les personnes suicidaires.

Il y a de ces lieux, de ces moments, qui nous semblent hors de tout. Espaces d’entre-deux, d’entre-deux mondes, point de symbiose entre la vie et la mort. Les maisons de retraite, les mouroirs et, dans une certaine mesure, les associations d’aide aux personnes suicidaires également, en font partie.

La maison de retraite ou le mouroir sont très souvent (pour ne pas dire toujours) le dernier lieu de vie de la personne qui y est internée. En ce sens, on pourrait les considérer comme des espaces « morbides », où flotte une atmosphère pesante. Ces lieux suscitent souvent un malaise en nous, ils nous font peur.

Pourtant, il est bien question de la vie dans ces lieux, il est question de garder en vie, et dans les meilleures conditions, les personnes qui sont sur le point de mourir. Parler avec les personnes âgées ou mourantes, leur tendre la main, faire leur toilette, les coiffer … Tout cela a un sens, même au « seuil de la mort »… Il y a toujours et encore cette « pulsion » de vie qui les raccroche et les rattache aux vivants et à ce monde. Leur parler, leur adresser un regard, c’est les garder « en vie » au sens premier, c’est-à-dire les reconnaître comme humains. « C’est la communication qui nous fait être humains », écrit la psychologue Claudine Badey-Rodriguez.

Mais les personnes âgées sont-elles encore entières dans leur humanité ? Sachant que l’entrée en maison de retraite n’est pas toujours consentie par la personne âgée elle-même, et que parfois même, cette dernière n’est pas mise au courant de son placement en institution… Sachant qu’on parle devant elle sans se soucier de sa présence, comme on le fait devant quelqu’un qui n’appartient pas au genre humain (animaux, robots, objets…) ou qui n’est pas considéré comme entier dans son humanité (enfants, personnes atteintes de « folie »…), et devant lesquels on s’autorise à parler comme si ils étaient absents…

Les personnes âgées, mourantes sont-elles encore du côté de la vie ou bien les considérons-nous déjà comme des « prémorts » ?

La perte d’autonomie, de prise de décision, la perte du contrôle de sa propre vie, la passivité… définissent bien souvent la vie des personnes âgées. La vieillesse se caractérise alors comme une perte du caractère actif de l’existence. Or, « l’homme reste jusqu’à sa mort un être de désir, et [que], si l’on parvient à redécouvrir ce désir enfoui, à stimuler cette pulsion de vie, l’homme est capable à sa façon, à partir des limites qui sont les siennes, de redevenir créateur. » (Bernard Kaempf, Jean-François Collange)

Présence muette, regard dans le vide, corps recroquevillé sur lui-même, pression d’une main tendue…Autant de manières d’être présent au monde, d’être « encore et toujours là », « vivants jusqu’à la mort » (Paul Ricoeur).

Le deuxième volet s’ouvrira sur la situation des personnes suicidaires. Contrairement au discours ambiant actuel, nous pensons que le taux de suicide est finalement, à bien y réfléchir, très faible. La tendance générale est à la persévérance de l’exister. Or, le fait de continuer ne va pas de soi. Il faut croire à beaucoup de choses pour vivre et être là. D’autant plus que nous sommes mortels (c’est-à-dire que nous avons conscience de notre mort) et que nous connaissons tous l’issue de cette vie : la mort. Alors pourquoi repousser au plus loin l’instant ultime, celui de la mort ? En effet, nous avons la possibilité d’aller outre et de nous retirer de ce monde. Donc, si nous continuons à vivre (ce que font tous les hommes encore vivants…) c’est que, dans une certaine mesure, nous l’avons désiré. Il faut donner sens à l’existence. Chacun doit trouver réponse, pour vivre, à la question : pourquoi continuer ? « Vivre c’est être engagé, vouloir survivre, désirer, se tendre vers un avenir, chercher secours et éprouver les résistances et les actions en retour de l’extérieur. Vivre c’est aussi un pouvoir […], c’est enfin chercher des raisons de vivre, découvrir notre devoir », écrit Marcel Deschoux. Mais comment expliquer ce phénomène massif du « vouloir-vivre » ? Comment peuvent s’articuler désir de vivre et conscience de la mort ? Quel est donc ce désir sans fin qui nous pousse à vivre malgré tout ?

On parle beaucoup de l’acharnement thérapeutique, du maintien en vie à tout prix, mais ne sommes-nous pas, individuellement, des « acharnés » de la vie ? Chez les personnes suicidaires, n’est-il pas d’avantage question de vouloir vivre autrement que de vouloir mourir ?

Tout au long de cette recherche, nous nous attacherons à proposer un approfondissement conceptuel des termes « présence », « absence », « passivité », « routine », « habitude », « bonheur », « malheur », « souffrance », « douleur »…, en faisant appel à l’observation, la description et l’analyse de situations concrètes.

Que se passe-t-il à l’heure de quitter la vie ? Qu’est-ce que le « vivre finissant » ? (Paul Ricoeur)  Tout simplement : Qu’est-ce que la vie ? Vaste questionnement philosophique, qui ne peut occulter la question de notre finitude, fondement même de notre existence d’humain.

Nous interrogerons les différentes disciplines, en nous attachant en particulier aux travaux philosophiques sur la vie, la mort, le désir, le suicide… Cela suppose un détour par Epicure, Spinoza, Heidegger, Sartre et bien d’autres encore.

Nous montrerons comment la réflexion philosophique alliée à la méthode ethnographique (l’adjectif « phénoménographique » serait sans doute plus juste, car il occulte la mise en perspective socioculturelle…) peuvent jeter quelque clarté sur ce quelque chose qu’est la persévérance dans l’exister.

Vieillesse dépendante, vieillesse « active », personnes mourantes voulant abréger leurs souffrances ou au contraire vivre jusqu’à la fin, personnes suicidaires « récidivistes » ou revenant à la vie… La réalité se pare de multiples facettes. Et pour ne rien ôter à la richesse de la vie, nous avons opté pour une posture phénoménographique. Ecrire les derniers instants d’une vie… Etre là dans les moments ultimes. Ecrire le vieillir pour décrire la « mort en mouvement » (Deleuze) Ecrire le temps qui passe, les instants douloureux, les gestes d’humanité où le temps est comme suspendu, les cris parfois, les regards, la mort qui arrive… Décrire le « c’est la vie » dans les maisons où les gens viennent mourir. L’anthropologie, par la méthode phénoménographique, cherche à « figer » ces instants de vie, à les saisir dans leur fugacité en les couchant sur papier pour en faire un support de réflexion. Décrire et écrire le cours de l’action et de la vie, avant qu’il ne nous échappe.

« Porter son attention à l’expérience en train de se vivre, c’est s’efforcer de développer le moins de projections, de préjugés ou de présuppositions à son endroit, de façon à la laisser paraître pour elle-même dans sa fraîcheur native». (Nathalie Depraz)

Bref, essayer de rester dans le concret et dans l’expérience sans en déduire de grands universaux qui rendraient la « réalité » lisse.

Mais si l’observation et la description nous permettent de rester au plus près de la réalité en mouvement, elles ne sont cependant pas le gage absolu d’une appréhension « vraie » du réel. D’ailleurs, que peut bien être le « vrai » en anthropologie, et dans les sciences humaines et sociales ?

Quant à la possibilité de réaliser des entretiens avec les résidants, la directrice de l’EHPAD (Etablissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes) m’avertit du fait qu’il ne faudra pas prendre «au pied de la lettre » tout ce que me diront les personnes âgées. « Vous savez, certains ne savent plus vraiment ce qu’ils disent... », me prévient-elle.

Or, bien plus que de savoir si ce que nous disent les personnes est vrai, ce qui nous intéresse véritablement c’est le réel, c’est-à-dire la vie en train de se vivre. L’ambition que nous avons pour ce travail de thèse est de comprendre la phase ultime de la vie, en nous appuyant sur la phénoménographie.

Nous nous interrogerons sur des moyens méthodologiques et théoriques à mettre en œuvre pour que l’expérience de terrain, l’analyse des données et leur mise en texte réduisent au mieux les distances entre le discours anthropologique et le réel. Comment donner au mot « phénoménographie » tout son sens ?

Finalement, ces êtres « extrêmes » (vieillards, mourants, suicidaires…) seront l’occasion pour nous de dérouler un fil sur l’être humain en situation.

Les vieux, les mourants, les suicidaires : « ça n’existe pas » serait-on tentés de dire, il n’y a que des êtres humains… Et l’anthropologie se doit de percer le mystère quant à ce qu’être humain peut bien signifier.

Bibliographie

Badey-Rodriguez C., De Hennezel M., La vie en maison de retraite, Paris, Albin Michel, 2003.

Dastur F., La mort. Essai sur la finitude, Paris, Hatier, 1996.

Depraz N., Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète, Paris, Armand Colin, 2006.

Deschoux M., L’Homme précaire. Essai sur le mal-être, Paris, L’Harmattan, 2000.

Godelier M., Jullien F., Maïla J., Le grand âge de la vie, Paris, PUF, 2005.

Kaempf B., Collange J-F., Vieillir a-t-il un sens ?, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1994.

Laplantine F., La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2005.

Pascal B., Pensées, Paris, Garnier, 1961.

Ricoeur P., Abel O., Goldenstein C., Vivant jusqu’à la mort ; suivi de Fragments, Paris, Seuil,

2007.

Spinoza B., L’Ethique, Paris, Seuil, 1999.

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Commentaires
L
Dialogue d'un enfant de 4 ans (C) avec moi même, après évocation par C de la mort d'un vieux monsieur<br /> <br /> - (C): C'est la vie qui décide si on est mort ou pas, on peut pas choisir, c'est toujours la vie qui décide.<br /> - (moi):Ca dépend, des fois c'est la vie, des fois on peut choisir.<br /> - (C):Comment on fait pour pas être mort ?<br /> - (moi):Ah ça, si on veut mourir, on peut choisir, mais pas si on ne veut pas.<br /> - (C):Moi je veux jamais être mort !(Il me dit qu'il est triste, qu'il pense souvent qu'un jour il ne pourra bouger, et que ça le rend triste).<br /> <br /> Par la conscience de la limite la plus brute de la vie, l'enfant meurt une "première" fois. <br /> "Premier" pas en arrière face à la vie dans sa complétude.<br /> Elle devient un tiers.<br /> Elle décide.<br /> Et puis, <br /> Certains enfants continuent à marcher à reculons face à la vie.<br /> Peut-être pour se raccrocher à leur "être enfant", <br /> Qui se perd au nom d'une apparence normalisée et reconnue par "adulte"<br /> Le recul<br /> La réflexion <br /> La mise en parenthèse<br /> La connaissance de repères<br /> La perte de repères<br /> La folie<br /> L'adulte-enfant regarde la vie et meurt mille fois<br /> Il décide de décider la vie et la mort<br /> Ce n'est plus "la vie qui décide"<br /> Pas pour ne pas mourir <br /> Pas non plus pour mourir<br /> Peut-être juste pour jouer avec les limites encore et encore<br /> Se rapprocher de la mort pour apprivoiser la vie.<br /> Se détourner de la vie pour mieux la reconquérir.<br /> Allers -retour <br /> Jeu sans fin et insaisissable.<br /> <br /> Peut-être faut-il décider un jour comme le "pense" le petit enfant que "c'est la vie qui décide"<br /> Et puis ne plus décider<br /> Lui faire confiance <br /> Se laisser prendre<br /> Pour que la question "comment on fait pour ne pas être mort" ne revienne pas un jour où il est déjà trop tard....
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