Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La phénoménographie anthropologique
9 janvier 2010

D.2. L'acte de jouer

par Leslie Juillet

Jeux de regards sur le jeu. Un jeu d’enfant ?

Du jeu comme fait de culture à l’acte de jouer

Jouer dans la cour de récréation. 

Pour présenter notre manière de « voir » les enfants, nous nous prêtons à un petit exercice comparatif entre une description de Julie Delalande (2001, La cour de récréation) et nos propres observations, dans le cadre commun d’une cour de récréation. Ce jeu de regards ne s’inscrit pas dans une logique analytique mais peut éclairer le pas méthodologique entre l’ethnographie et nos inspirations phénoménographiques.

Dans la cour et face aux enfants, et cela même dans un espace- temps différent, Julie Delalande et nous-même n’échappons pas à l’usage du verbe « jouer », terme voyageur des traditions de sciences humaines et sociales. Que font les enfants dans une cour de récréation ? Ils « jouent ». Cela semble évident, de la même façon qu’on « mange » à table, qu’on « prie » dans une église ou qu’on « marche » dans la rue. Les adultes de la cour disent aux enfants « Va jouer ! » en les poussant d’un revers de la main, comme pour les replacer dans un centre de convergence ; « Je regarde les enfants qui jouent » répond l’ethnographe aux innombrables questions des petits sur ce qu’elle fait. Pourtant, notre réponse négative à une fillette « T’as marqué Colin- Maillard ? » ou notre plus grand intérêt pour le fait que deux enfants nous fassent une démonstration du « pousse-pousse » que pour le « pousse-pousse » en lui-même, peuvent introduire notre détachement d’une cour fonctionnelle qui structure harmonieusement les jeux comme si ces derniers complétaient totalement la présence des enfants.

Autrement dit, nous doutons sur le fait que « faire » et « être » dans la cour de récréation c’est jouer. Mais qu’est ce que « jouer » ? Quand et comment commence un jeu ? Comment prend-il fin ? Les réponses à ces questions s’entrevoient dans les séquences d’action de différentes situations dans la cour. Ainsi, les jeux des enfants ne nous intéressent pas. Nous cherchons, dans le cours de l’action, l’acte de jouer. Plus précisément, en interrogeant le cours de l’action des enfants qui jouent, nous mobilisons la totalité des êtres face à nous et non l’effet totalisant du jeu comme pratique socio-culturelle, c'est-à-dire « au-dessus » ou « en dessous de l’action ». Encore, nos enfants qui jouent se déplacent, font tel mouvement, expriment tel énoncé ou telle mimique avant d’être joueurs typiques d’une culture générationnelle. Des exemples concrets d’observation de Julie Delalande et nous même semblent communiquer cette nuance de focale entre les jeux des enfants joueurs et l’action des enfants qui jouent.

Exemples de situations : Regards croisés du centre à la périphérie.

  • Julie Delalande (2001: p 186)

« A l’école rurale de la Colline, les garçons jouent aux agriculteurs :

Quatre garçons et une fille sont équipés de deux tracteurs avec remorques. Ils ont tracé au sol des sillons et une route au milieu :

- Là c’est un pont.

- Attends, tu vas faire un champ pour moi.

- Ha ouais.

-Eh Marc ! Plutôt les asperges, c’est dans le milieu !

-C’est pour nettoyer les asperges.

-Sulfater plutôt !

-Eh ! Le tracteur, il est en panne ? (le « conducteur » du tracteur discute au milieu de la route et crée un embouteillage).

-Eh quoi ! J’ai l’droit de m’arrêter discuter ! »

  • Cour de récréation des 4-6 ans d'une école du XIIème arrondissement de Paris (avril 2007)

-Une fille (1) marche et parle toute seule.

-Elle va dans une direction, une autre, puis elle croise un garçon. Elle lui parle d’emblée comme si elle continuait sa communication verbale. Le garçon la regarde au début avec des yeux ronds puis il lui répond verbalement.

- Ils traversent la cour. Ils vont s’asseoir par terre à genoux.

- Une fille (2) vient se joindre à eux, puis s’éloigne du duo en gonflant ses joues : « Pffffffff ! ».

- Fille(2) revient et se rassoit avec Fille (1) et le garçon.

- Je me rapproche. Ils se sont levés et courent un peu dans la cour.

- Maintenant, ils sont assis sur le banc (A).

- Fille (1) est debout. - Le garçon va ramasser une toute petite plante. Les 2 petites se rapprochent de lui. Le garçon : « Elle est là la limace ! » en tendant la petite plante. Les filles, pas très fort : « Aaaaaaah ! », et se mettent à courir.

- Fille (2) met un doigt sur la chose-plante-limace puis : « Au secours ! », en courant un peu.

- Fille (1) tousse pleinement et court un peu aussi.

- Fille (2) et garçon sont assis sur le banc (A). Le garçon se met la tête contre l’épaule.

- Le garçon est maintenant assis sur fille (2), les jambes écartées.

- Fille 1 est assise sur le banc (B).

- Puis les trois sont sur le banc(B).

- Le garçon s’assoit et met la fille (2) sur ses genoux.

- Maintenant il court après.

- Fille (1) est assise sur le banc (A) puis revient sur (B).

- Le garçon est debout face aux deux filles.

- Fille(1) : « Va à la maison ! »

- Fille (1) va s’asseoir sur le banc (C).

- Le garçon court. Fille (2) aussi.

- Fille (1) fait mine de jouer de la guitare, chantonne.

- Le garçon et fille(1) sont revenus sur le banc (B).

- Le garçon dit : « J’suis fatigué » en penchant un peu la tête vers fille(1).

- Fille (1) va sur le banc (C).

- Le garçon est debout sur le banc(B). Il se lèche le doigt et frotte sur sa jambe.

- Fille (1) assise sur le dossier du banc (C) puis se rassoit sur banc. Fille 2 est assise à côté.

- Fille (2) se lève. Elle est derrière le banc (C). Elle rechange de banc et s’assoit. Le garçon est assis à côté d’elle. Ils regardent tout les deux vers la même direction.

- Fille (1) sur le bord du banc (C) parle à un autre garçon, assis sur le bord du banc (A).

- Fille (1) debout sur le banc (A) fait « 1, 2, 3 soleil » en tapant sur le mur avec ses mains.

- Fille (2) avance vers le banc (A) la bouche grande ouverte - Fille (1) vient lui tapoter la joue

La cloche retentit

-Les deux filles sont non loin de moi. Fille (2) me regarde Elle me fait d’abord un signe de salutation, et avec un grand sourire et des yeux qui brillent : « Bonjour ! ». Fille (1) me regarde, les yeux interrogateurs, elle ne sourit pas.

Au premier regard, la description de Julie Delalande est précise et détaillée. Pont adéquat entre le concret et le général, exemple typique d’une théorie ethnologique sur les jeux enfantins, elle est claire et cohérente. Á l’opposé, notre observation quasiment brute alourdit la lecture. Les détails semblent embrumer nos intérêts scientifiques : Quel lien avec les jeux des enfants ? Le lecteur surpris se souviendra que l’ « acte de jouer » se tisse par les fils fragiles et ambigües que sont les modalités d’être plurielles des enfants. Il n’est qu’une infime particule de la vie des enfants, ici et maintenant.

Notre confrontation avec Julie Delalande montre qu’un jeu plus ou moins visible n’est qu’une question de focale. La première description est une illustration des «  jeux comme faits de culture ». Par cet exemple du « jeu des agriculteurs », Julie Delalande appuie que bien que « construction fictive », le jeu est empreint d’une « retranscription » réaliste de la vie quotidienne, et plus précisément du monde des adultes. De même, cette observation s’inscrit en continuité dans la thèse de l’auteure en ce qui concerne les techniques des jeux de sable et leur transmission en tant que « patrimoine enfantin » (p 187). Á cette échelle ethnologique, une focalisation concentrée principalement sur les énoncés verbaux des enfants semble suffisante. L’ethnographe ne se laisse pas encombrer par des petits détails périphériques au « jeu des agriculteurs », tels que des petites attitudes (regards, gestes, mimiques) qui distancient probablement les êtres du cœur de l’action en train de se faire. Si un « conducteur de tracteur » qui « discute au milieu de la route » apparaît dans les descriptions, c’est parce que sa « distraction » ne sort pas de l’enjeu pertinent et signifiant du dialogue des « enfants agriculteurs ». Cependant, le rappel à l’ordre des autres enfants esquisse la pratique du jeu comme une mosaïque d’intentions et d’attentions qui ne sont pas harmonieusement partagées. Même dans le cours du jeu, l’enfant peut se dégager quelque peu d’une figure stricte de joueur. Mais ce dernier aspect de la « réalité » n’a aucun intérêt dans la perspective culturelle de Julie Delalande.

Pour le chercheur de logique et de sens, nos observations paraîtraient bien incongrues. En effet, la situation choisie ne délimite pas un « jeu » proprement dit mais un enchaînement d’attitudes (verbales ou non) entre trois enfants dans un espace marqué par trois bancs. Pourtant, au loin, ces enfants qui bougent, qui s’écrient et qui vont et viennent sont les figurants du parfait tableau des enfants qui jouent. Se rapprocher des enfants et suivre le rythme de leurs mouvements, c’est constater que le concept de « jeu » dans le cours de l’action n’est pas quelque chose qui se cueille du regard, tel un objet, un solide édifice, une certitude. Dans notre situation, les attitudes ludiques des enfants ne commencent pas par une forte intention de jouer, elles semblent s’enchaîner par un élan assez fluide. De même, un acte de jeu passe à un acte « hors jeu » sans qu’un effet organisé et structuré soit repérable à ce phénomène. Paradoxalement, si l’acte de « jouer » n’apparaît pas d’emblée comme entité visible, il n’existe qu’à la « surface de l’action » et non dans un tissu causal de sens caché. « Jouer » est pour nous difficilement perceptible parce que notre intérêt anthropologique est de l’appréhender dans son emmêlement des différentes modalités d’être dans le cours de l’action. L’enfant qui joue peut dire qu’il est fatigué, être interpellé par l’environnement humain et matériel qui l’entoure, faire des allers- retours plus ou moins réfléchis entre l’enjeu pertinent du jeu dans la situation d’interaction avec autrui, d’autres enjeux situationnels (amicaux, conversationnels…) et des repères hors situation. Notre travail analytique sera d’éclaircir les compétences interactionnelles et cognitives qui tissent ces aller-retours et rendent présent les enfants d’une certaine façon.

Ainsi, entre le regard de Julie Delalande et le nôtre s’opère un déplacement du « centre » vers la « périphérie » d’une situation. La première considère le jeu comme une entité spécifique, à la fois institution sociale et espace « libre » de créativité. Les enfants joueurs sont donc mobilisés dans de forts enjeux de sens, ils ne font que « jouer » pleinement et irrémédiablement. Notre attention aux petites attitudes qui entourent cette figure d’un joueur logiquement engagé, insère l’acte de jouer dans l’ici et maintenant, un élan ordinaire qui continue, bascule, se transforme ou se rompt…La vie.

Mêler la vie et le jeu peut sembler contradictoire. Tous les théoriciens des jeux dans les sciences humaines et sociales s’accordent sur le décalage entre le jeu et la « vraie vie », la « réalité ». Marge de manœuvre pour un meilleur profit chez l’acteur rationnel de Boudon, rôle apparent tantôt sincère, tantôt cynique chez Goffman, « aire intermédiaire d’expérience » pour Winnicott…Jouer c’est suspendre la réalité. Celui qui joue n’est pas vraiment, il demeure dans un entre-deux qu’il maîtrise plus ou moins. Notre conceptualisation du jeu comme acte de la vie ordinaire ne vient pas à l’encontre des innombrables thèses sur le sujet. Seulement, nous prenons autant au sérieux l’état différencié des modalités de présence dans le jeu, que dans toutes activités ordinaires. Les êtres humains passent leur temps à aller et venir d’une réalité à une autre. C’est ce même mouvement que nous avons accompli en croisant notre regard avec celui de Julie Delalande. Alors, nous dédramatisons le principe du jeu. Il n’est qu’un acte, un mouvement banal parmi d’autres. L’effort du phénoménographe pour voir le jeu n’est que de se désencombrer de la force d’un concept aveuglant, pour naïvement voir ce qui est…Un jeu d’enfant.

Publicité
Commentaires
La phénoménographie anthropologique
  • Ce blog est ouvert aux spécialistes en sciences sociales qui s'intéressent à l'observation et à la description, ainsi qu'à la question de la différence anthropologique. Il est conseillé d'entrer dans ce blog à partir des catégories et sous-catégories.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Publicité