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La phénoménographie anthropologique
9 janvier 2010

D.3. A fleur d'existence, les enfants

C'est le titre du mémoire de master II en sociologie, soutenu par Leslie Juillet à l'EHESS-Paris en juin 2008.
Voici trois extraits :

1. Le paradoxe de l'attention. Quand le détail n'est pas

Observations à l’école XV. Janvier 2006.Classe de Mlle L. 3-4 ans. « Temps libre » et « Temps du banc ». Les enfants, une ASEM, une stagiaire et moi.

Assise à une table, Mathilde place attentivement des petites lettres sur un support de jeu. Á côté, Jean tient ce support. Il est maintenant debout face à elle. Mathilde et Jean enlèvent les lettres. Anna est assise face à Mathilde, les yeux fixés sur un puzzle. Je les fixe et leur regard ne se pose pas sur moi.
Tout à coup, Anna quitte cette table et son puzzle et se dirige vers la table à côté où la stagiaire lit un livre, posé au milieu de la table.
Anna va poser sa tétine dans la boîte à « objets personnels » non loin de la porte d’entrée.
Anna se replace à côté de la stagiaire, entourée alors de neuf enfants.
Mathilde fait un autre jeu. Elle s’est déplacée d’une chaise vers la gauche. Elle se lève sans modifier son allure, son rythme. Son visage conserve la même concentration. Elle se dirige vers la table côté, là où est la stagiaire, la main sur sa robe. Elle se situe à l’arrière. Mathilde croise le regard de Jules et sourit. Elle se rapproche de plus en plus de la table. Ses lèvres esquissent un petit sourire. Ses yeux sont posés sur le livre au centre de la table.
Les enfants répètent des mots après la stagiaire, et Mathilde prononce "trois". Elle fait un petit mouvement de la bouche. Elle tient le dossier d'une chaise à son côté droit, où un enfant est assis. Et elle a son autre main sur le bord de la table. Très vite, alors que la stagiaire change d'histoire, Mathilde fait un demi- cercle autour de la table jusqu'à la stagiaire et se place à gauche de cette dernière. Puis à droite. Elle retourne à gauche, les mains sur deux dossiers de chaises à ses côtés. Elle bouge une jambe qui sautille légèrement.
(…)
La maîtresse tape dans les mains: "Allez ! On s'assoit sur les bancs! Chut! Silence ! »
Le silence s’installe
Très vite les trois bancs (installés en U) se remplissent.
La maîtresse est assise sur une chaise (qui fait du « U » un « carré »). Son regard glisse sur la vingtaine de visages autour de sa personne, et elle énonce doucement : « Comment ça va aujourd’hui mes petits enfants ? ». L’œil de la maîtresse se pose sur Anna et la première fait d’emblée un geste avec le bras très furtif mais prononcé, vers la porte. D’emblée, Anna se lève, et va d’un pas rapide vers une boîte à l’entrée de la classe et y dépose sa tétine. La maîtresse annonce énergiquement : « On est mardi aujourd’hui, jour de la bibliothèque…De quel couleur est le mardi ? »Anna se rassoit, le visage serein. « Gris » entonne une voix enfantine (générale). Á l’enfant qui s’est exclamé une autre couleur, la maîtresse fronce des sourcils autoritaires et dit d’une voix légère : « On a dit que ça ne correspondait pas à la couleur des habits ! » La maîtresse commence la comptine des jours et des couleurs et directement les enfants la suivent.
J’entends une voix enfantine d’une vingtaine d’élèves.
[…]
Un garçon se retourne très furtivement. Je saisis le regard qu’il me lance et un sourire « coquin ».
Dounia me sourit franchement en tendant son doigt vers moi. Encore, elle est assise à moitié par terre puis se rassoit sur le banc. Elle étire ses bras en arrière, à l'aide du dossier du banc.

Notre description parcourt deux temps différents dans la classe de Mlle L, mais qui s’enchaînent à quelques minutes d’intervalle. Suivons principalement Anna et Mathilde. Pendant le « temps libre », les deux fillettes agissent à première vue de façon similaire. Toutes deux quittent brusquement une activité pourtant « concentrée » pour se déplacer aisément vers une autre sans qu’un stimulus particulier ne soit visible. En effet, cela fait déjà quelques minutes que la stagiaire lit son livre et il n’y a pas d’objet pour les interpeller exactement au moment où chacune se déplace. Anna pose sur la stagiaire et le livre une attention aussi intense que celle qui prédominait son visage, face au puzzle, quelques secondes auparavant. Subitement et de façon très fluide, encore, Anna va poser sa tétine dans la boîte pour revenir se concentrer sur l’activité de lecture. Quant à Mathilde, sa posture se fait plus hésitante et tendue une fois qu’elle rejoint le groupe d’enfant autour de l’histoire. Elle touche ses vêtements, sourit à Jules. Lorsque ses lèvres bougent et prononcent « trois », elle s’insère dans l’enjeu collectif de « participer » et de « répéter » tout en rapprochant son corps des autres et ses mains de la table. Il est frappant de constater comment, en rejoignant l’activité de groupe, Anna et Mathilde opèrent au détachement du plus intime (L. Thévenot, 2006) et s’installent dans les contours de la figure de « participant » : Anna pose sa tétine. Mathilde dénoue des gestes de son corps pour les déployer vers les autres et la table. Toutefois, si pour les deux fillettes, l’enchaînement d’une figure d’action à une autre (de l’enfant seul à l’enfant collectif) suit le même processus, leur attention respective sur leur environnement progresse différemment à un certain moment. Le « temps libre » est disposé de façon à ce que les enfants se déplacent avec souplesse d’objets en objets. L’activité de lecture à côté de la table de Mathilde et Anna est donc un repère à portée physique et naturelle  (cf. Garfinkel). Et l’attention de celles-ci sur leurs jeux, pourtant intense, suit ce cours routinier, sans qu’elle soit arrachée ou détournée. Cela explique que le changement d’activité des deux fillettes s’accomplisse sans modification de leur vitalité. Au seuil de la séquence de groupe, Anna perdure dans le même rythme focal et corporel et continue ainsi jusqu’au bout de la situation de description. Aller poser sa tétine ne constitue pas de véritable césure dans l’attention qu’Anna porte son environnement. En revanche, l’évolution de la posture de Mathilde est un indice de décryptage sur les autres et les choses, présents dans la situation de lecture. Autrement dit, Mathilde a d’avantage besoin de repérer les éléments qui l’entourent (regarder et sourire à Jules, se « mettre en place », encore, au moment de participer) au lieu de s’appuyer d’emblée dessus, à la façon d’Anna. La forme d’attention d’Anna demeure toutefois paradoxale : Comment se fait-il que l’enfant est prise dans l’élan paisible des habitudes, ou la reconnaissance immédiate des repères de situation, en maintenant une concentration inébranlable ? Continuons de suivre Anna jusqu’au « temps du banc », ce moment de regroupement collectif, dirigé ouvertement par Mlle L.’enchaînement des manières d’être de l’enfant ne nous laisse pas sans réponse.

L’œil et le bras de la maîtresse, articulés avec Anna et la porte (ou la boîte à objets) rappelle la règle instituée de « se débarrasser de ses objets personnels avant le  ‘temps du banc’ » et Anna bascule très facilement du banc à la boîte et de la boîte au banc sans alarmer personne. En effet, pendant que le bras de la maîtresse se déploie vers Anna, il s’ensuit des mots et des gestes envers les autres enfants. D’un point de vue général, ces derniers continuent d’être assis, le regard et le corps tournés vers la maîtresse. Le cours du temps ne s’arrête pas parce qu’Anna se lève. Cet acte fait peut-être l’objet de petits regards en coin, mais n’est aucunement le centre d’attention général. De même, le garçon qui se retourne furtivement vers moi, et qui me sourit d’un air coquin n’a aucun intérêt pour ce qu’il se passe au cœur de la situation. Et qui a véritablement vu ce regard coquin précisément ? Même nos notes n’en esquissent que les contours. Nous en avons oublié et l’éclat, et le visage. Précisons cependant que l’acte de ce petit garçon et celui d’Anna n’ont pas le même degré de non-importance. En fait, l’acte d’Anna est une particule considérable de l’interaction de la maîtresse avec l’ensemble de la classe. Se déplacer pour mettre sa tétine dans la boîte à objets est une réponse au geste du bras de la maîtresse, aussi fugace soit-il. La petite ne réfléchit pas sur la signification du geste. Instantanément, elle comprend ce qu’elle doit faire parce qu’elle sait que la boîte est là pour que les enfants déposent leurs objets personnels avant le « temps du banc ». Nous ne doutons pas que l’acte d’Anna n’est pas totalement exclu de l’œil déjà ailleurs de Mlle L. Si suite au geste de cette dernière, la petite fille était restée immobile, nous pouvons imaginer que la maîtresse aurait interrompu le cours de son échange avec la vingtaine d’enfant pour se focaliser plus intensément sur l’attitude d’Anna, et lui rappeler la règle à suivre. La ligne d’action d’Anna est donc prise dans un lien fragile avec l’enjeu de la situation de groupe parce qu’elle s’articule directement avec la celle de la maîtresse En revanche, le coup d’œil du garçon demeure périphérique à la situation parce que sa présence n’est pas immédiatement sollicitée pour l’interaction collective. Cependant, il se doit d’être là, assis avec les autres et le fait qu’il se retourne très furtivement pointe sa capacité à ne pas s’évader physiquement de la pertinence de la situation. Mais en définitive, le cours de l’échange entre Mlle L. et Anna se fait sans heurt parce que l’enfant répond convenablement à l’attente de la maîtresse. Et qu’en est-il de la présence malencontreuse de la tétine avec Anna, en ce seuil du « temps du banc » ? Nous aurions probablement fait l’hypothèse de l’oubli ou de la distraction si nous n’avions pas vu que l’enfant avait déjà déposé l’objet dans la boîte pendant le « temps libre ». Nous ne pouvons inventer l’intrigue du parcours de la tétine au-delà de ces trois faits :

  • Anna se dessaisit de l’objet personnel pendant le « temps libre ».

  • Anna détient le même objet dans les mains, quelques minutes plus tard, dans un temps de classe où les choses personnelles sont interdites.

  • Anna a donc récupéré sa tétine entre la fin du « temps libre » et le début du « temps du banc »

La cause de ce retour reste suspendue. Anna éprouvait-elle un intense besoin ou manque de l’objet ? L’enfant habile et stratégique veut-elle défier la règle établie par Mlle. L ? Ces questions sont hors réel, donc hors propos. En revanche, nous pouvons esquisser le comment de l’acte d’Anna même si nous ne l’avons pas vu parce que nous connaissons en partie ce qui l’environne : un moment circonscrit et disposé, la boîte à objets, la tétine, la règle de mettre l’objet dans la boîte et sa reconnaissance par Anna. Ainsi, reprendre la tétine déjà mise dans la boîte c’est ne plus se contenter de savoir la règle et donc de la suivre sans effort mais de la décrire ou de la conscientiser une nouvelle fois. De là, nous pouvons avancer qu’Anna est à proximité de la règle  « mettre ses objets dans la boîte » pendant le temps libre. Cette manière d’être avec de l’enfant éclaire considérablement le paradoxe fluidité/ concentration du « temps libre ». Ici aussi, Anna connaît et repère les différentes formes- humaines et formes- objet de la situation. Elle a donc la capacité de ne pas s’inquiéter de la présence de ces choses sur son cours d’action, d’où le déplacement aisé d’une séquence d’action à une autre. Cependant Anna ne banalise pas ces repères de situation. Elle les voit, elle les effleure, elle est avec, d’où la concentration.

Des extraits de J. Dewey, J-P Sartre, P. Willis à nos descriptions, la question de l’attention est abordée sous l’angle commun de la pluralité. L’acteur a la capacité de se détacher de l’enjeu de la situation dans laquelle il est pris. Toutefois, la figure de l’élève de J.P- Sartre et de P. Willis a ceci d’inhumain de s’engouffrer dans un excédent théorique de sens. Dans leur propos, soit l’attention trop à vif du monde se relâche, soit elle se détache pour se poser dans un processus d’intention, de volonté et de stratégie parallèle. L’être socio-culturel joue peut-être ainsi sa vie à chaque seconde mais il n’en est rien de l’être humain. Nous ne savons pas quel âge a l’élève de J. Dewey mais n’est-il pas un peu trop adulte ? L’enfant est ici capable de répondre aux attentes des autres en se libérant du poids de cette même obligation. Le lien entre l’intérieur et l’extérieur qu’est l’attention s’en trouve allégé et permet à celle-ci de vagabonder. « L’Homme est toujours ici est ailleurs, en même temps lui-même et un autre » (1996 : 147) résume A. Piette dont les thèses parcourent largement ce mode de présence spécifique à l’être humain : le mode mineur, qui approfondie la pensée de J. Dewey et établit l’équilibre entre celles de J-P Sartre et P. Willis :

« Entre l’indifférence et le fanatisme, la situation se régule dans un dosage humain d’ « attention » et de « souplesse intérieure ». C’est le mode mineur de la réalité. » (2006 : 52)

En quelque sorte, J. Dewey met le doigt sur le mode mineur en train de s’acquérir chez l’enfant mais qu’en est-il de la capacité spécifiquement enfantine ? C’est en suivant l’ouverture que permet le mode mineur sur les liens interactionnels et cognitif de l’homme avec le monde, que voyons apparaître le paradoxe de l’attention d’Anna. La surface du mode mineur, accessible à l’œil par la voie des détails non pertinents dans l’action des hommes, vêt cette même action d’un élan nouveau dans les sciences sociales qu’A. Piette nomme « la reposité de l’action » (2007). Au quotidien, l’homme se repose sur différents types d’appuis déjà là, ancrés sur la toile implicite du savoir d’arrière plan et des habitudes : la règle, les différents repères de situation, l’organisation du temps, le poids de l’histoire biographique et des situations passées. Ainsi, l’homme économise les mécanismes rationnels de la conscience, il peut dissoudre son attention, se distraire, et se déployer docilement de situation en situation dans un rythme fluide. L’agencement facile d’Anna d’une séquence d’action à une autre, accompagné d’une proximité cognitive avec les différents appuis de la situation remet en cause l’existence d’un mode de présence mineur chez l’enfant. Et la façon d’être de Mathilde, par exemple, qui laisse apparaître l’esquisse d’un processus de repérage et de décryptage ne fait pas d’Anna une exception. L’attention des enfants se balancerait entre un minimal de savoir comment et la focale d’une description vive. Autrement dit, les choses sont à la fois connues et reconnues. Est-ce que ces mêmes choses détiennent une hiérarchie de choses qui ferait de la plupart des petites choses impertinentes aux yeux des enfants ? Souvenons-nous, les yeux qui s’éprennent de tout, c’est à dire du rien. Nos descriptions réinterrogent l’existence du détail dans l’environnement des enfants.

Au cours de mes situations d’observations, les enfants ne font qu’éveiller ce qui est pour moi « détail » (les nuances de mon collier, des griffes jusqu’à maintenant inconnues), ces petites absurdités qui m’apprêtent à formuler, étonnée, un « ce n’est pas grave » ou « on s’en moque de ça ». Dans le parc, l’œil de Clément épouse un à un les éléments qui l’entourent pour en faire un centre d’attention vigoureux. Vigoureux mais fragile car le voici déjà ailleurs. Non pas dans l’ailleurs de la distraction, loin d’ici, de ce qu’il se passe. L’ailleurs de la chose à côté. Le général et le particulier s’égalisent. Aux yeux des enfants, le détail n’est pas.

2. Grandir, une fatalité

Á l’école, à la maison, dans la rue, des mots d’enfants comme ceci et des réponses d’adultes comme cela soufflent tel un vent ordinaire. Et il se peut que Mr Tout le Monde en sourit : « Ah, les enfants ! ». Et s’il est ce grand tâché de « dire » ou « répliquer » à un petit, il ne sera pas surpris de se réduire au silence d’un « hum », « ah oui ? », « c’est comme ça », ou « c’est normal ». Plus impliqué, l’enseignant se doit d’indiquer « ce qui n’est pas » et de rétablir « ce qui est ». (« Qu’est ce que tu racontes Alexis, un arbre ça ne mange pas les enfants ? »). Jusqu’à un certain point, il est trivial que les adultes n’entendent pas vraiment ce que disent les enfants parce que ces derniers eux-mêmes ne « savent » pas vraiment. La grande personne est légitimée à dire ce qu’elle sait, parce que c’est ça qu’il faut savoir. Mais la grande personne est-elle capable de dire ce qu’elle sait, au-delà du fait que c’est normal ou anormal ? Comme l’élucide J. Searle ou L. Wittgenstein, il n’y a pas de « savoir- que (« knowing- that », J. Searle in F. Clément et L. Kaufmann, 2005) c’est ça » qui réside de façon préétablie à ça. L’adulte n’a donc aucun moyen d’apprendre à l’enfant ce que sont les choses avant de se rapporter à ces choses, non pas en elles- mêmes mais dans leur usage en situation, parce que comme pour tout humain :

« faire comprendre un langage, de quelque manière que ce soit, présuppose déjà un langage. Et que dans un certain sens l’utilisation du langage n’est pas matière d’enseignement- c'est-à-dire n’est pas à enseigner par le langage comme on peut par exemple apprendre à jouer du piano par le langage.- Ce qui ne veut rien dire d’autres que : avec le langage, je ne puis sortir du langage. » (L. Wittgenstein, 1984 : 55§ 6)

Je me trouve incapable de répondre à Arthur qui me dit que je ne peux pas noter « les arbres » parce que « les arbres tout le monde les connaît » et je ne peux pousser ma réponse plus loin que « ça je sais » lorsque Billie me demande : « T’as marqué école ?», inquiète de savoir si « je me souviendrai que c’est une école ». Il ne me vient pas à l’esprit de discuter avec Arthur sur le fait qu’en effet « tout le monde sait reconnaître un arbre » ou d’expliquer à Billie pourquoi je n’oublierai pas que l’école est bien une école. N’avons-nous pas déjà toutes les peines à légitimer ces vérités d’un point de vue scientifique ? En revanche, le savoir des adultes peut s’expliciter par la voie de « comment est ça » et « comment faire ça ». En effet, j’aurai pu répondre à Arthur que mon travail de notes n’est pas un inventaire de ce qui est mais une description, soit comment c’est. Il est possible que je note « arbre » mais en tant qu’arbre présent d’une certaine façon à un certain endroit avec d’autres choses. De même, j’aurai pu nuancer Billie et lui dire que je suis ici pour connaître ce qui ce qui a cours dans cette école là précisément, et que si je ne savais pas que l’école XV est une école, mon acte d’écriture n’aurait simplement pas lieu. Mais je ne fais que sourire ou « abandonner » la course à la clarification langagière avec ces enfants parce que je ne suis pas habituée à bousculer à ce point mes arrières cognitifs. Et si l’amorce d’une pensée philosophique occupe mon esprit au quotidien, je ne suis jamais tourmentée jusqu’à réinterroger mes processus de catégorisations sur les unités de choses qui m’entourent. Je ne sais pas que je sais qu’un arbre est un arbre ni comment je perçois le monde autour de cet arbre et comment je dois agir avec lui parce que le plus généralement je suis entourée d’êtres humains qui ne savent pas non plus qu’ils savent. Alors ce type de raisonnement demeure en arrière plan (J. Searle, H. Garfinkel) par un processus étrange mais vital de léthargie cognitive (P. Veyne, A. Piette). Et que l’homme y tient à cette tranquillité insensible ! Par des « exercices de provocation » des arrières- plans dans le cours de scènes quotidiennes, H. Garfinkel (1967, chap2, 2007) dévoile comment l’acteur attend que son partenaire d’interaction le comprenne sans avoir besoin d’expliciter le sens de ses expressions langagières. Le défaut de compréhension commune de l’un irrite l’autre qui ne tarde pas à s’interroger sur la santé mentale du premier. Si cet autre est un enfant, on lui pardonne volontiers ses « maladresses » normalisées par son statut d’être en apprentissage. Nous ne pouvons nous satisfaire de cette assertion aveuglante. L’enfant chatouille au quotidien les perceptions du monde de l’adulte et trop peu s’apprêtent à le voir ou l’entendre comme un message sérieux et actuel. Commençons donc par reconnaître que les situations ci-avant ont pour point-commun d’être traversées par une asymétrie anguleuse entre deux paons d’humanité. Autrement dit, la mise à plat par l’écriture de ces échanges langagiers laisse apparaître une large fissure entre les enfants et mon regard affuté mais généralement insouciant, en situation. La familiarité rompue. Comment se fait-il que les enfants mettent exactement le doigt sur le sommeil de notre intelligibilité ? Quel regard ont-ils pour voir à ce point le tacite de l’adulte ? Il nous semble que nous n’aurions peut-être jamais eu cette prise de conscience sans la voie de la comparaison. Laissons donc la parole aux enfants. Et voyons dans leur réponse asymétrique au monde implicite des adultes une ouverture sur leur savoir- comment-sont- les choses et leur savoir- comment- faire en situation. Parallèlement, nous retraçons l’histoire de notre impression de familiarité rompue qui perdure d’une nébuleuse de sentiments en présence des enfants jusqu’au format des retranscriptions.

Comme je l’ai introduit précédemment, la première écorchure naît d’un jugement d’impertinence sur quelques mots d’enfants qui viennent brusquement à mes oreilles et sur les pages de mon carnet, telle une mauvaise note. Que répondre à « Tu vas dans un restaurant ? » au milieu d’une récréation ? Et à tous ces enfants qui m’interpellent silencieusement en me montrant l’un de leurs habits ? Pourquoi Louis me dit tout à coup qu’il a mangé des petits pois ? Ce ne sont pas ces énoncés mêmes qui me troublent mais la manière dont ils se produisent, isolés de tout contexte sous le seul office d’un instant éphémère, sans avant ni après, juste faire ou dire cela. Je suis dans la confusion. Les autres enfants non. Mieux que ça, ils savent répondre, confirmer, relancer. Je suis bien seule dans mon désarroi et mon incompréhension. Et ces enfants partagent, adhèrent. L’impertinente c’est moi. Il me manque quelque chose, si ce n’est qu’un lien entre deux inférences, une trame interactionnelle. La rupture se prononce lorsque mes actes langagiers face aux enfants tombent en désuétude à la surface de leur réponse gestuelle ou verbale. Un sourire non rendu. Une posture accueillant un enfant qui vient vers moi mais qui ne vient pas. Un regard étonné à côté de mon engouement. Trop d’inquiétude et de suspicion face aux bonnes intentions de Clément dans l’ascenseur (« Ben oui, comme ça tu peux te reposer, et comme ça tu seras pas fatiguée »). Et puis il y a ce coupable sentiment que je ne satisfasse pas leurs attentes. Le désenchantement dans les yeux de Youssra et cette remarquable prise de conscience par Elsa dont le « comment tu le sais ? » signe le flagrant délit de mon inertie interactionnelle, alors que je répondais mécaniquement « oui » à : « Nous on a une maison à la campagne. On est en train de la vendre ». Et non, je ne le sais pas. Tout comme j’éprouve une grande peine à trouver les mots adéquats pour « décrire » les enfants, c'est-à-dire les « faire passer » dans les yeux du lecteur tel que je les vois. Comment exprimer sur un même visage l’agacement et la lassitude ? Comment retranscrire qu’un enfant fait des allers et retours de petits pas sur une courte distance ? Il ne fait pas les « cent pas » comme l’adulte, ce n’est pas la même énergie, la même manière. Je n’ai pas la bonne grammaire pour écrire la méticuleuse pluralité qui se joue entre deux linéaments enfantins. Est-ce que les adultes sont plus prévisibles ? C’est qu’au quotidien je les vois, les grands. Je déchiffre leurs attentes, je suis consciencieuse de ne pas les heurter, je regarde comment mes énoncés les provoquent. Je suis à leur hauteur. J’ai maintenant la certitude de mon aveuglement sur l’enfant. Affligeante fissure pour un passionnant renouement. Il est inutile et partiellement erroné d’affirmer que les enfants possèdent leur propre savoir. Premièrement, tout le monde sait que les enfants ont leur monde à eux mais ce monde, personne ne s’épuise à véritablement le regarder, puisqu’il doit évoluer. Puis, de la même manière que pour tout humain, il est impossible d’épuiser ce qu’est ce savoir dans sa totalité. Enfin, comme nous l’avons largement développé, les enfants vivent dans un monde d’enfants mais aussi un monde d’adulte. Certes, une fois la conscience de familiarité rompue, je repère des catégories spécifiques aux enfants, qui me frappent d’autant plus lorsqu’elles me concernent, tel un pincement d’étrangeté au plus proche de mes contours. Suis-je une « fille » ou une « maman »? me demande Lison. Je ne suis pas une « maman » donc je suis encore « petite » affirme Clément. Nous retrouvons une forme de pensée par couple, qualifiée de syncrétique par H. Wallon et propre au stade de pensée précatégorielle des enfants de l’âge de Lison et Clément (5 ans) (Ce stade va de 5-6 ans à 9 ans).

«  cette pensée par couple, si tautologique qu’elle paraisse, permet à l’enfant une certaine différenciation sur un tableau confus d’impressions sensorielles. » (H. Wallon,1963 : 115, 1945)

Le flou et l’incohérence sont effectivement mes premiers sentiments mais ceux-ci ne sont vrais que dans mon regard, interprétatif en première instance. Mon geste descriptif me dit que je suis simplement dans une situation de face à face avec Lison et une autre avec Clément. Les deux enfants définissent comment je suis en me reliant avec des repères directement perceptibles sur moi ou présents dans la situation d’interaction. Sur ce point, nous rejoignons l’approche procédurale et contextuelle d’H. Sacks, pour qui :

«  les catégories correspondent à des ressources culturelles utilisables par tous les membres d’une société : ces ressources sont publiques, partagées et transparentes ; constituent une sorte de « boîte à outils » utilisable pour donner un sens culturellement standardisé aux situations.'' (D. R. Watson, « Catégories, séquentialité et ordre social. Un nouveau regard sur l’œuvre de Sacks », in Raisons pratiques n°5, L’enquête sur les catégories. De Durkheim à Sacks., (1994 : 153))


Le défaut de partage entre les deux enfants et moi-même ne vient pas de « fille » « petite » ou « grande » en elles-mêmes, mais de la façon dont elles convergent entre elles pour décrire la même personne en situation. Autrement dit, nous utilisons la même boîte mais pas les mêmes outils. Dans la cour de récréation, Lison me voit pour la première fois et me place entre « une fille » et « une maman ». Elle dispose peu d’information sur moi, là, au milieu de la cour, mis à part ma forme de grande et mon aspect féminin. Clément me connaît depuis plus d’un an, nous sommes chez lui à table et me dis qu’il faut que je grandisse si je veux devenir une maman. Face à ma réponse « je ne suis pas une maman mais je suis quand même grande », il soutient « T’es pas une maman alors t’es encore petite… ». Pour Clément, qui dispose des ressources sur mon histoire, je suis plus qu’une forme de grande. Il sait, en plus, que je ne suis pas une maman. Je suis donc susceptible de changer. Je ne suis pas la plus grande, soit je suis « petite ». Et « il faut que tu manges » rajoute-t-il. Voyez comment nos poncifs adultes nous sont rendus ! Je n’ai rien à corriger aux énoncés de Lison et Clément parce qu’il n’y a pas d’erreur. Les indices qu’ils relèvent sur ma personne son exacts. L’asymétrie de partage se situe dans la manière de décrire le monde. Je ne me présente pas ici et maintenant en tant que forme de grande, fille ou maman. Mais dans notre approche qui consiste à définir la raison comme extérieure et disponible (C. Lemieux, op.cit), Lison et Clément ont des raisons de le faire parce que j’ai une forme de grande, je suis une fille, et je peux être une maman. Á la surface brute du descriptible, nous prenons au sérieux cette maxime de L. Wittgenstein :

« Je sens que les lettres sont la raison (Grund) pourquoi je lis de telle ou telle façon. Car si quelqu’un me demande : « Pourquoi lis-tu ainsi ? ». Alors je justifie par les lettres qui sont là.» (op.cit : § 169)

Actuellement, ce n’est donc pas un défi d’apprentissage ou de compétence. C’est simplement comment sont les choses. H. Sacks lie étroitement la définition de catégorisation avec celle de compétence :

«  C’est ainsi qu’il faut entendre l’expression « catégorisation », moteur de l’apprentissage de notre vie en société : un membre compétent catégorise le monde de la même façon que ses semblables. » (H. Sacks, 1972, cité par A. Coulon, (1987 : 43))

Par rapport aux enfants, devons- nous comprendre de cette définition que les adultes ne sont pas les semblables des enfants ? Ou bien est- ce- que les enfants ne sont pas compétents, sur un seuil d’apprentissage, et que c’est pour cela qu’ils ne catégorisent pas le monde de la même façon que les adultes ? Si la vérité d’H. Sacks est dans la première question, nous répondons que les enfants et les adultes sont amenés à se comprendre au quotidien et qu’il est donc problématique et vicieux s’ils sont d’emblée perçus comme dissemblables. Si c’est la seconde, nous affirmons qu’un adulte n’est pas compétent parce qu’il ne catégorise pas le monde de la même façon que les enfants. En conclusion, il n’y a rien d’éclairant que de se heurter trop tôt aux questions d’apprentissage ou de compétence. Enfants comme adulte savent- comment en situation parce que celle-ci est pourvue de repères qui poussent les êtres humains à aller au-delà du savoir- que, dans la description de leur environnement. Ce processus de repérage et de description se nomme en linguistique ou en ethnométhodologie, l’indexicalité.

«  L’indexicalité, ce sont toutes les déterminations qui s’attachent à un mot, à une situation. […] Cela signifie que bien qu’un mot ait une situation transsituationnelle, il a également une signification distincte dans toute situation particulière dans lequel il est utilisé. Sa compréhension profonde passe par des « caractéristiques indicatives », et exige des individus qu’ils « aillent au-delà de l’information qui leur est donnée. » (A. Coulon, op.cit : 26).

Le repère indexical peut être un adulte lui-même avec qui les enfants savent comment agir de telle façon mais l’adulte ne peut avoir ce rôle d’indexer des appuis humains et matériels à la place des enfants, inhibés alors de « la » raison. Il faut que les enfants ait le temps de décrire, de s’accaparer la discontinuité des choses avec des ressources actuelles et présentes. L’institution du monde, c’est ce monde lui-même. Ainsi, penser l’enfant comme un être qui agit avec un « mode d’emploi » sous ses yeux est déplacé. Dans la plupart des cas, il sait sans être en train de vouloir savoir. Clément ne m’entend pas lorsque je soutiens le fait que dans mon école, il n’y a pas de petites, moyennes ou grandes classes. Plus j’insiste et plus l’enfant s’irrite, il finit par me crier que « je ne comprends rien ». Je vois le désarroi sur les traits de Clément qui se crispent, sa voix qui suffoque. Ma position de dire « ce qui est » est une réelle violence. Et cela est beaucoup plus intense encore lorsque je m’emploie à le contredire sur son univers intime. Clément pleure et me lance des yeux hostiles lorsque je déments le fait qu’il va déménager dans quatre jours et que le bébé va naître. Plus que ce que certains nommeraient un « caprice », Clément réagit au trouble qu’une tierce personne pose sur ses appuis actuels, comme quiconque crierai à l’injustice. L’enfant éprouve le besoin de me dire les preuves qu’il a raison, en prenant soin d’expliciter, dans la première situation, les liens entre la connaissance de son expérience et sa connaissance de la mienne : «  Regarde moi dans mon école y a une petite, moyenne ou grande classe, donc toi je te demande si tu es dans une petite, moyenne ou grande classe ! ». Dans la seconde situation, « Si, c’est maman qui l’a dit » exprime l’impossibilité que je me place comme « sachant mieux » que ce qui se vit entre sa maman et lui. Il nous vient ainsi deux hypothèses. L’enfant sait comment sont les choses parce qu’elles sont présentes et reconnaissables dans son environnement familier. Savoir comment sont les choses pour l’enfant n’est pas directement influencé par l’autorité d’un adulte. Ces postulats étroitement liés se précisent lorsqu’il se pose plus clairement la question du savoir comment faire en situation. Lors de mes premières venues chez Clément, je demande à l’enfant de se laver les mains avant de passer à table. Il me répond « non. » J’insiste en vain et je recours en dernière instance à une formalité qui me semble dans l’instant évident : « Si, tu dois m’obéir, c’est moi qui décide. » mais que Clément reformule aussitôt : « Non, parce que c’est chez moi, c’est moi qui décide ! ». Il ne se lavera pas les mains. Le lendemain, face au même problème des règles d’hygiène avant le repas, je suis moins radicale. J’explique à Clément qu’il faut chasser les impuretés sur les mains avant de toucher la nourriture. L’enfant se défend d’emblée : « T’as même pas raison, papa et maman ils sont même pas d’accord avec toi ! ». Il ne se lavera pas les mains. Soit, deux jours durant, je ne parviens pas à faire agir Clément parce qu’il sait déjà comment agir. Nous sommes chez lui, dans son intimité, et l’imposition étrangère est une violence. Certes « se laver les mains avant de se mettre à table » n’est point de mon invention et il est fort possible que Clément l’exécute à la maison et à l’école. Le problème est la manière dont j’explicite le devoir qui bouscule le cours d’action habituel de Clément dans son cadre le plus familier. Ma justification « tu dois m’obéir, c’est moi qui décide » est erronée parce qu’il n’y a rien d’évident à ce que Clément suive ce que je lui inculque. Il n’y a pas de figure d’autorité spécifique qui ne tienne que par la forme de grande ou un rôle de nounou. Le lendemain, ma légère description sur les microbes est trop éloignée de la situation présente. Je n’ai simplement pas raison parce qu’il n’y a pas de raison entourant ma présence, qui signe et normalise le fait qu’il faut se laver les mains avant de manger. Il est différent en ce qui concerne la présence des parents qui, même absents, constituent des repères immanents dans la maison, de l’histoire vécu avec les enfants aux objets les plus discrets. Ce sont ces mêmes appuis qui instaurent ce que nous nommons l’autorité ou le fait de faire agir. En nous appuyant sur les réflexions de V. Descombes, influencées par L. Wittgenstein, nous soutenons que l’enfant est la plupart du temps autonome, c'est-à-dire capable de se diriger soi-même.

«  Un agent est autonome s’il est capable de se diriger tout seul, sans être contraint par quelqu’un d’autre à se conduire comme il le fait. » (V. Descombes : 2004: 443)

Non pas parce que l’enfant crée lui-même les règles qui le poussent à agir mais parce qu’il a la capacité de s’y conformer en les repérant et les décrivant d’une certaine façon selon les situations. Tout comme pour l’adulte, il y a des séquences d’action où la règle doit être suivie avec effort, et d’autres où elle est simplement là et connue, en continuité avec les actes du petit. Le cadre de l’école est ponctué d’appuis avec lesquels l’enfant sait qu’il y a une relation d’autorité. Mais il ne pense pas constamment à la nature autoritaire de cette dynamique d’interaction. Elle est simplement normale dans le sens d’H. Garfinkel, c'est-à-dire routinière, conforme aux us et coutumes. Á table, Clément reconnaît que dans la cour, ce n’est pas son copain Gabriel « qui commande ». Et c’est avec un ton d’évidence qu’il assure : « Ben non c’est la maîtresse…Il croit que c’est lui qui peut commander. » Clément s’en remet, hors situation, à positionner l’être souverain : la maîtresse, plus décisive que Gabriel, de la même façon que l’est la maman de Clément par rapport à moi. Pourtant, dans la situation de jeu décrite par Clément, la maîtresse n’intervient pas et ne dicte pas de conduite à suivre. Elle est présente dans le dispositif même de l’école, et ce simple indice limite la capacité de Gabriel à « faire agir » Clément dans la cour de récréation. Dans son acte de raconter, au moins, Clément se rapporte à la maîtresse parce que les faits et gestes de Gabriel rendent problématique ses actes de jeux. Outre cela, et notamment dans la cour de récréation, les enfants ne conscientisent pas la maîtresse au dessus de chacune de leurs actions. Elle est assurément mais plus ou moins visible selon le cours d’action. Le savoir comment des enfants ne s’énonce pas uniquement dans des moments de justification de dernière instance. Dans de nombreuses situations, je suis frappée de voir comment les enfants me corrigent en me montrant la ligne droite (Pour reprendre l’image de la ligne droite par L. Wittgenstein, cité par V. Descombes) à suivre, c'est-à-dire ce que je devrais faire selon leur propre capacité à décrire les choses. Dans la cour de récréation, les enfants évaluent mon acte de prise de notes. Mon écriture est suspicieuse. Nana ne reconnaît pas son prénom qu’elle m’a demandé d’écrire. Elle dessine la lettre « N » avec son doigt et me dit « c’est comme ça » ! Après m’avoir également demandé d’écrire son prénom, Ryan s’étonne de mon « écriture en attachée » et prend mon crayon pour réécrire « RYAN » en bas de la page de mon carnet. Lorsque j’écris le prénom de Fanta, Manelle observe et s’écrie « Pas un point ! ». Pour cette dernière, encore, je « fais des boucles ». Elle rit. Manon s’exclame face à ma façon de tenir mon crayon « Faut pas écrire comme ça ! ». Elle me montre soigneusement le geste à accomplir avec les doigts. Aussi, je ne dois pas mettre mon crayon dans la bouche. Je ne dois pas dire « ouais » mais « oui ». Les enfants me vexent en soulignant des attitudes erronées qu’un adulte n’expliciterait qu’avec tact pour éviter de m’offenser. (E. Goffman, 1974). Il est sommaire d’interpréter de telles remarques comme un pur reflet des règles de conduite et pratique que les parents et les enseignants inculquent aux enfants. Ce qui nous interpelle considérablement dans ces énoncés, c’est d’abord la finesse du geste indexical des enfants sur nos faits et gestes. J’ai oublié que je n’ai jamais su tenir mon crayon pour tisser des mots « en attaché », qui, il est vrai, ne sont qu’une succession de petites boucles. Et, lorsque je prends des notes, je ne vois pas ce geste mécanique qui ponctue mes pages de microscopiques défauts. Il est comme si les yeux des enfants s’éprenaient de tout, c'est-à-dire du rien. Comme si ces yeux se cognaient à la moindre petite parcelle de réel pour l’immortaliser dans la parole. Les enfants ont la plupart du temps (au moins dans les situations ou l’acte de parole est peu régulé) des yeux verbaux, où les mots et leurs choses fleurissent à l’extérieur, quitte à froisser l’adulte sur ses mauvaises conduites, ce que nous jugerons comme un défaut de tact. Mais le tact est une « coopération tacite » (E. Goffman, op.cit : 28) et contrairement aux adultes, les yeux des enfants ne sont pas d’épaisses chrysalides d’un monde silencieux. Mes actes de « mettre mon crayon à la bouche » et dire « ouais », amènent directement les enfants à l’antinomie de leur savoir comment et à la règle qu’il ne faut pas faire. Chose vue. Chose dite. Les enfants n’ont pas de volonté ou d’inquiétude sur la règle à exercer. Ils la savent. Et ce sont mes attitudes, pourtant discrètes, qui rendent présent et consistant ce qui devrait être. La perception des enfants ne miroite pas la transparence. Elle est à fleur de ce qui est , la présence. Traversée par la contradiction et l’aveuglement, la forme de grande est donc loin de signifier le monopole de la vérité dans toutes situations. Les enfants savent donc différencier la vérité avec une certaine forme d’autorité. Car c’est bien à moi que Camille indique par un ton ferme, un visage à la fois étonné et déconcerté que je dois intervenir auprès de l’enfant qui a « perdu sa chaussure ». Camille sait que dans la cour j’ai la capacité et les ressources, au moins par ma forme de grande, de réguler les actes des enfants. Cette connaissance est intégrée dans son ordonnance du monde. Je suis en partie pour ça. Autrement dit, l’autorité est le devoir d’agir pour et sur. La vérité est simplement un regard indexé à ce qui est. Cette dernière définition prend sa consistance dans un autre type de familiarité rompue. Selon l’énoncé de certains enfants, il me semble d’abord qu’il m’est attribué un certain savoir omniscient sur leur monde familier, qu’il m’est phénoménologiquement impossible d’accéder. Ce constat est contradictoire avec l’indication des enfants sur ce qu’il est pour moi évident que je sache. (« Tu te souviendras que c’est une école ?) Manelle affirme que je « sais » où est sa maison. Lorsque je réponds à Mathilde que « j’écris tout ce que je vois et ce que j’entends pour tout savoir, l’enfant est étonnée : « tu ne sais pas ? », avant de me lancer « On dirait que tu comprends rien ! » quand je lui demande de me répéter le prénom d’un enfant. En fait, contrairement à la catégorie « école » qui est de l’ordre du savoir que, aucun repère humain ou matériel se traduisant directement dans la cour de récréation par l’indexicalité « école », la maison de Manelle, le prénom d’un enfant et « tout ce que je vois et ce que j’entends » sont des savoirs- comment car ils sont directement descriptibles dans la situation actuelle d’énonciation. Manelle devance le fait que « je sais » car elle s’apprête à me décrire sa maison. Mathilde vient de m’énoncer le prénom incompris, et tout ce que je peux décrire est à portée de tous. Il suffit donc de regarder, pourquoi donc écrire ? Les yeux des adultes généralisent avant de décrire, et j’oublie que si ne peux phénoménologiquement savoir au gré de mes catégories toujours trop abstraites, je le peux phénoménographiquement (A. Piette, 2007) en suivant simplement les fins linéaments du réel, sous mes yeux. Peut-être que si mes yeux étaient verbaux comme les enfants je n’aurai plus besoin de « prendre des notes ». La façon de voir des enfants poussent donc à l’extrême l’optimal méthodologique d’A. Piette :

«  la phénoménographie veut restaurer comme pertinente la correspondance entre texte et réalité, et éviter de se laisser prendre dans les débats épistémologiques qui associent la description à un travail de fabrication – ce qui est nécessairement vrai-, et de ne pas oublier qu’il y a bien des choses qui se passent : ce qu’il est possible d’appeler la vie ou la réalité. » (op.cit : 99).

La méticuleuse indexicalité du monde par les enfants est en effet l’idéal de notre méthodologie de l’infime. Comme le veut notre œil scientifique, les enfants s’attachent à des présences matérielles et humaines et non aux gros traits du monde. Mais en ce qui me concerne, voir comme les enfants restera une utopie, car la première tragédie veut que je suis une adulte et que je ne peux pas faire violence en permanence à mon savoir commun. Je peux cependant retenir comme modèle cette leçon des enfants : voir et savoir, ni plus, ni moins. La seconde tragédie est qu’au quotidien des adultes disent aux enfants « Qu’est ce que tu racontes, un arbre ça ne mange pas les enfants, c’est un cauchemar ? Un rêve ? ». Et pendant qu’Alexis hoche la tête, il y a comme un reste, quelque chose de retenue à son œil évasif qui dit que c’est pourtant vrai, à un certain moment, que « les arbres mangent les enfants ». Ainsi va la frontière entre le petit et le grand. Un monde en fleur vers un monde flou, contradictoire et réservé. Alors, Clément dit que « Plus qu’on est grand, plus c’est compliqué les choses », et pleure de passer déjà en grande section parce qu’il est « grand » et ne « veut jamais être mort » et que le grand malheur avec la mort c’est que « c’est la vie qui décide si on est mort ou pas, on peut pas choisir, c’est toujours la vie qui décide ». Il y a dans cette phrase un geste durkheimien éclairé par L. Wittgenstein et mêlé au regard descriptif d’ H. Garfinkel. Les petits vivent ce qu’ils voient pendant que les grands suivent la vie et oublient qu’ils le font. Dans la foulée, la seconde forme demeure aveugle et sourd aux façons d’être de la première. Leur première forme. Petits et grands vivent dans un même univers de formes humaines et matérielles. La différence est dans l’intensité avec laquelle ils s’appuient dessus. L’effleurement pour les uns, la modération pour les autres. Et c’est la seconde qui doit s’apprendre dans notre coin de monde occidental. Grandir, une fatalité.

3. La vitalité

Trois observations de temps de récréation à l’école XV :

Situation A : Ecole XV. Février 2006. Récréation des 5-6 ans.

Je suis assise sur un banc au fond de la cour, et Faustine et Nana s’agitent à quelques mètres de ma gauche. Quelques minutes auparavant, les deux fillettes me posaient des questions et me faisaient partager quelques paroles. Maintenant, je ne suis plus au cœur de leur situation à toutes les deux. Elles « jouent ». J’écris.

Faustine est allongée sur le sol, souriante. Nana remue, debout, à ses côtés. Nana attrape vivement le corps de Faustine et lui lance : « Tu fais le bébé ! ». Et les deux enfants se déplacent de bon pas, l’expression affairée. Elles se situent maintenant aux abords du petit train, face à moi. Faustine marche accroupie. Nana marche à ses côtés, le corps légèrement courbé. Nana se redresse rapidement. Faustine aussi. Elles formulent de vifs éclats de voix.

Une autre enfant, Mouna est immobile, à quelques pas de Faustine et Nana, et les suit d’un regard intense mais hésitant. Puis, elle s’approche de Faustine et Nana en demandant : «  Á quoi vous jouez ? ». Nana se tourne franchement vers Mouna en fronçant légèrement les sourcils et dit sèchement : « On joue à la maîtresse et j’suis sa maman. » Nana se détourne très vite de Mouna et court à petites enjambées sans dépasser le cadre où elle se trouve depuis le début. Le regard vif et la voix douce, Faustine propose à Mouna : « Tu veux jouer ? ». Mouna hoche la tête timidement. Maintenant, Nana est dans un wagon du train. Faustine se dirige vers elle, et en montrant du doigt Mouna, énonce rapidement, légèrement essoufflée : « Je vais voir le deuxième bébé ! ». Faustine tourne très vite le dos à Nana et court vers Mouna et lui parle. Je n’entends pas. Mouna reste immobile. Elle secoue la tête négativement et émet des paroles que je n’entends pas. Aussitôt, Faustine se dirige vers moi, et en montrant Mouna du doigt s’exclame, le visage inquiet : « On joue, mais elle veut être la grande sœur mais elle peut pas parce que dans notre jeu, y a pas de grande sœur ! » Je demande : « Et pourquoi il n’y a pas de grande sœur ? ». Faustine me regarde avec des yeux interrogateurs et s’écrie sur un ton indéniable : « On est dans une crèche ! ». Mouna, toujours immobile à la même place, a les yeux grands ouverts à mon égard. Nana s’active maintenant à côté d’elle. J’écris. Faustine marche rapidement vers les deux autres. Pendant ce temps, Mouna s’éloigne dans le cœur de la cour. Faustine et Nana continuent de « jouer ».

Situation B : Ecole XV. Janvier 2006. Récréation des 5-6 ans :

Dans les méandres d’environ quinze minutes de prises de notes, où je suis assise sur un banc et toujours très entourée d’enfants qui vont et viennent, je relève quelques attitudes de l’un d’eux : Faustine.

Faustine est debout et face à moi (à environ deux mètres). Elle saute légèrement sur place et me dit : « -Tu écris ce que tentends !

Je: - Je ne réponds plus. Je te l’ai déjà dit pleins de fois!»

Manelle, debout et très proche de moi, aux abords du banc, articule d’un ton plaintif et agacé: « Faustine, elle embête les autres car elle veut toujours à la place des autres ! »

Je ne vois plus Faustine, les enfants autour de moi accaparent mon attention. Mais je l’entends pronnoncer régulièrement: « Madame Roseau» et «Toc, toc, toc!»

Puis, Faustine tire le bras de l’un deux, Camille et s’écrit: « Laissez la maîtresse! Laissez la travailler ! ».Camille se tourne vers Faustine en fronçant les sourcils, la bouche pincée. Je ris franchement en regardant Faustine. Camille et Faustine rient en se regardant.Faustine me répète très concentrée: « Tu es la maîtresse, moi je suis la directrice Mme Roseau». Debout, face à moi elle avance et agite son poingt en énonçant: «Toc, toc, toc!».

Je comprends seulement qu’elle « joue»

« Les enfants sont sages? Tout se passe bien?» continue Faustine, avant de renouveller son geste « Toc, toc, toc». Elle se déplace et s’active sur un espace de cinq mètres.

De nouveau, je ne me concentre plus sur Faustine, mais j’entends la répétition de ses élocutions: « Toc, toc, toc!», « Y a des absents?», « Je suis la directrice!» qui s’adressent à moi. Manelle est Camille sont toujours assises à mes côtés.

Spontanément, Manelle sexlame : « Cest moi Mme Roseau ! », et pendant plusieurs secondes, Camille, Faustine et Manelle se lancent dans un flot de parole prononçant et répétant chacune : « Non cest moi ! C’est moi Mme Roseau!»Les enfants à côté de moi s’éloignent.

Faustine s’active seule face à moi, pendant que j’écris. Elle s’approche de moi et me dit sur un ton à la fois vif et calme : « Y a une nouvelle petite fille ! »Je suis intéressée, je lève la tête et fais de grands yeux : « - Ah bon ? »Faustine s’exclame vite : « Mais non ! Dans le jeu ! ». Son regard se dirige vers Pauline, là, seule à côté de nous. Très vite, Pauline s’approche de Faustine et la regarde dans les yeux. Le visage froissé et d’une voix autoritaire, elle lance : « Est-ce que je joue avec toi ? »Les yeux de Faustine s’étonnent. Elle hoche la tête timidement et prononce un léger « Oui ».Pauline secoue fermement la tête et prononce clairement : « Non ! », puis esquisse un fin sourire. Puis Pauline se tourne vers moi et me dit que « c’est vrai » qu’elle est arrivée nouvelle.

Situation C : Ecole XV. Janvier 2007. Récréation des 5-6 ans

Je suis debout, contre un mur.Des enfants autour de moi.

Nora, en s'adressant vivement à moi: "On va dans la toile d'araignée, regarde !"

Nora fait un grand pas devant elle.

Je vois que Maelle a une petite larme sur la joue.

Louise: "moi aussi j'ai le droit de regarder!"

Interagir dans une cour de récréation est-il un objet sérieux ? La forme volage des enfants entre eux se banalise facilement : « Ils ne font que jouer ! » Il nous semble que les théoriciens de l’interaction réservent aux jeux d’enfants une attention singulière et minimalisée, hors de ce qu’il se passe réellement parce que « rien de concret ne résultera » (E. Goffman, 1991 :57, 1974). Trop libre et aussi spontané qu’éphémère, le jeu discrédite l’interaction. Pourtant, J. Delalande nous montre que l’acteur théorique aux perspectives socio-culturelles et aux rôles multiples peut survivre dans une cour de récréation. Mais, il reste un horizon qui privilégie l’enfant-joueur à l’enfant-acteur ordinaire. De même, il peut devenir délicat pour les fervents des concepts interactionnistes, de légitimer le rôle, au sens premier du terme, à côté d’une panoplie d’autres rôles de la vie quotidienne. Á quel nombre se stabilisent les couches supplémentaires à l’activité ? (E. Goffman, op.cit : 91). Il n’y a pas d’ethnographe pour s’hasarder dans cette impasse. Point de symétrie entre les jeux d’enfants et les capacités interactionnelles de Mr Tout le Monde. Néanmoins, les premiers peuvent apparaître comme l’embryon des secondes, comme en témoigne ces lignes de G. H. Mead: « La conduite des jeunes enfants, qui est si dirigée, a besoin de celle des adultes ; et leur habilité, rapidement acquise, à jouer le rôle des autres, leur permet de s’ajuster à l’activité coopérative. » (op.cit : 402), ou plus clairement, « Il (l’enfant) s’entraîne naturellement dans ses jeux à assumer plus tard ses activités d’adulte. » (p 398). Des voiles de réalité, des parenthèses passagères. Pourquoi tant de réserve dans l’œil qui croise les jeux d’enfants ? Notre tendance à dédramatiser l’acte de jeu en soi pour une succession d’actes ordinaires nous amène à redonner une consistance aux interactions des enfants.

Dans la situation A., il est immédiatement visible que Faustine et Nana jouent :

- le corps pris dans un élan mouvant de différentes positions (allongée, accroupie, courbée, debout…) et de déplacements vifs et rapides

- l’explicitation d’injonction (« Tu fais le bébé ! »)

- la définition d’actes et de catégories déplacées par rapport à des repères humains et matériels physiquement présents dans la situation. (« faire le bébé », « voir le deuxième bébé »)

Mais quelle est l’intensité de ces actes langagiers et corporels pour dessiner et confirmer la pratique d’un jeu ? Pourquoi le passage d’une séquence d’action sans les trois types d’activité ci- dessus à une autre avec ne semble inquiéter personne ? Se poser la première question c’est voir une réponse. Tout est une question de mesure. Celle de l’élan des actes, petits ou grands. Il nous importe peu de reconnaître que Faustine et Nana miment le rôle du bébé, lui-même segmenté du rôle de leader de Nana, parce qu’elles suivent les codes symboliques d’une culture qu’il faut acquérir et inventer. Ce qui nous intrigue est le rythme dans lequel sont pris les mouvements et les actes de langage des deux fillettes. Faustine et Nana se lancent dans leurs activités avec fluidité et se répondent mutuellement sans hésitation. Autrement dit, elles sont coordonnées parce qu’elles partagent le même fil de pertinence. Ainsi, « faire le bébé » en marchant accroupie est simplement normal pour Faustine et Nana. Un tel tableau est tout aussi normal pour la majorité des autres enfants et moi-même, non alarmés par le basculement d’attitude, soudain mais doux, des deux filles. C’est cette même normalité qui s’égratigne lorsqu’intervient Mouna, figée au cœur de la séquence d’acte de jeu de Faustine et Nana. Mouna s’inquiète et questionne. L’attitude méfiante et fuyante de Nana face à Mouna embrume l’ouverture possible au partage. Au contraire, la réponse confiante et bienveillante de Faustine invite Mouna à la suivre. Mais le corps de cette dernière persévère dans une raideur qui relate une asymétrie saillante avec les deux autres, finalement affirmée dans la plainte de Faustine. Mouna ne s’installe pas dans le fil de pertinence partagé par Nana et Faustine et cela perturbe le cours d’action jusqu’au besoin qu’une règle (il n’y a pas de grande sœur dans une crèche) soit énoncée et soutenue par un adulte. Un tel moment conviendrait aux ethnométhodologues et sociolinguistiques pour approfondir le processus de catégorisation des enfants qui explique le lien social positif ou négatif entre bébé- grande sœur- crèche. Nous pensons à la définition qu’H. Sacks donne à la « catégorisation » en s’appuyant justement sur la phrase d’une petite fille qui joue seule à la poupée en s’adressant à un être imaginaire : «The baby cried the mommy picked it up »

«  Si nous faisons immédiatement le lien entre baby et momy, bien qu’aucune indication grammaticale ne nous soit fournie, c’est parce que les catégories sont déjà liées entre elles préalablement à leur usage, que des régies d’appartenance les réunit dans la même collection et qu’on les emploie dans le même contexte. C’est ainsi qu’il faut entendre l’expression « catégorisation », moteur de l’apprentissage de notre vie en société : un membre compétent catégorise le monde de la même façon que ses semblables. » (A. Coulon, 1987 : 42)

Connaître l’abysse des usages de « bébé » ou « grande sœur » n’est pas notre problème. Nous n’interprétons pas la conduite de Mouna comme incompétente parce qu’elle ne suit pas le même fil de pertinence que Faustine et Nana. De la même façon, nous ne voyons pas Mouna comme actrice volontaire, désireuse de changer les règles. Une bonne étude analytique en viendrait sûrement à la conclusion qu’il conviendrait à la petite une ultime compétence pour mesurer l’équilibre entre l’acte de suivre et celui d’inventer. Également, nous ne pouvons assurer que Faustine et Nana changent les règles du jeu en cours par le simple constat que le lien ne nous semble pas évident entre « On joue à la maîtresse et j’suis sa maman » et « On est dans une crèche ». Á ce niveau de focal quelque peu bancal, nous ne savons rien des enfants et nous préférons en rester là que nous enfoncer dans des puits interprétatifs. Cependant, notre ignorance est le fruit de notre regard in situ. Si nous avions enregistré la totalité de l’échange oral entre les trois fillettes, comme le feraient les ethnométhodologues, peut-être pourrions nous saisir un rapport clair entre les trois fillettes et les règles du jeu. Mais notre œil se nourrit d’une profusion horizontale. Et si la règle et ses composantes se laissent facilement cueillir, contentons nous de les voir à la même hauteur que les autres particules de réel, c'est-à-dire ici et maintenant, avec les manques que nous ne pouvons inventer, mais surtout avec Faustine, Nana, Mouna, leurs positions, leurs déplacements, leurs éclats de voix. Ce n’est que cela l’interaction : l’enchaînement et l’enchevêtrement de ces avec. Entre ces connecteurs circule une énergie qui perce le cœur de notre intrigue. Nous la nommons la vitalité, quelque soit sa densité. Par exemple, dans la situation 1, nous voyons de la vitalité entre le temps de la récréation, la cour, la personne de Faustine, son sourire, sa position allongée, la proximité de Nana, la personne de Nana, sa position debout, le fait qu’elle remue, etc…En suivant ainsi le cours d’une énergie qui se module et se multiplie, entre des contours proéminents jusqu’aux plus fins détails, nous pouvons parcourir infiniment la situation 1. La vitalité trace l’élan des enfants avec des repères humains, matériels et immatériels. L’articulation de différentes natures de repères entre- eux contribuent à définir une situation. Par exemple, partons de Faustine qui joue dans la cour. Les repères matériels de l’heure scolaire et de la récréation et la cour, le repères humain de Nana et des autres enfants puis les repères immatériels de l’imaginaire rendent possible l’acte de jeu de Faustine. Cependant, la présence d’un cadre spécifique ne suffit pas pour assurer le fait que Faustine « joue ». Le jeu se tient et continue si la vitalité échangée entre Faustine et chaque élément de son environnement est symétrique, c'est-à-dire suivie et partagée. Référons nous à la situation B.

Je ne comprends que tardivement que Faustine est en train de jouer avec moi et que je suis une maîtresse. Aussi, je ne partage pas ses actes de jeu. Toutefois, mon attitude non coopératrice ne m’empêche pas de répondre, d’une certaine manière, aux attentes de Faustine, qui continue à  frapper à la porte  (« toc, toc, toc ») face à moi et à me  poser des questions sur la classe  (« Les enfants sont sages ? Tout se passe bien »). Autrement dit, le fait que je sois est en lui-même en repère pour les actes de Faustine. Cependant le cadre humain de ceux-ci demeure trop fragile pour que le jeu soit consistant. En plus de mon aveuglement, Manelle, Camille puis Pauline restent à l’écart du fil de pertinence des actes de jeu de Faustine. Des faits expressifs et verbaux saillants communiquent ce décalage (surlignés en rouge) : l’agacement de Manelle et Camille sur l’attention que leur porte Faustine et la césure avec une éventuelle participation au jeu explicitée clairement par Pauline. Mais la retenue des actes de langage des unes et des autres n’est pas suffisante pour interpréter la vulnérabilité du jeu. Car, si nous nous en tenons aux contours de la situation, nous constatons que Faustine persévère ses faits et gestes, intelligibles à la trame de « Mme Roseau qui veut entrer dans la classe de la maîtresse ». En revanche, si nous comparons avec soin la situation 2 avec la situation 1, nous observons une nuance de vitalité entre Faustine et les particules de son environnement. Dans la situation 2, les actes de jeu de la petite fille sont plus rigides que dans la situation 1 où ceux-ci sont pris dans un élan de coordination et de fluidité au moins jusqu’à l’arrivée de Mouna. En effet, dans la situation 2, l’activité de Faustine se déploie sur un espace plus restreint. La répétition de ses gestes et du contenu de ses paroles qui explicitent ce qu’elle est et ce que sont les autres, montre le heurt de ceux-ci à un mur d’intolérance. De même, par rapport à la situation 1, les mouvements et le débit d’élocution de Faustine ont ralenti. Mais la différence considérable réside dans l’attention que la fillette porte sur la situation. Dans 1, les linéaments du corps et du visage de Faustine forment un ensemble harmonieux, accordé avec une vitalité affairée. Autrement dit, l’enfant est entièrement dans la pratique du jeu. Á l’opposé, dans la seconde situation, l’attention de Faustine se disperse entre les fils du jeu qu’elle s’acharne à tenir et les repères fragiles de son environnement qu’elle s’emploie à solidifier. Les verbes «s’acharner » et « s’employer », même si quelque peu nuancés sur une échelle d’intensité, définissent un type de vitalité proche de la réflexivité, la vitalité alarmée, soit le regard accentué de Faustine sur les repères qui l’entourent et sur ses propres actes. Voir les contours d’une activité c’est s’en tenir distancier. Alors, les actes de Faustine sont des actes de jeux fragiles, affaiblis par l’attention minime de l’entourage à proximité de Faustine ainsi que par l’attention partagée de la fillette même. La nuance entre vitalité affairée et vitalité alarmée se saisit avec délicatesse. La vitalité affairée (1) ne se traduit pas par une détermination aveuglée des repères de l’environnement. Au contraire et paradoxalement, Faustine et Nana sont à fleur de leur jeu, tout en jouant pleinement. Cependant, la proximité consciencieuse des deux fillettes avec ce qu’elles font concerne principalement un type de contour, l’imaginaire, des repères intérieurs toujours en floraison pour s’accorder avec l’extérieur. D’où l’explicitation importante des règles et des rôles du jeu. La coordination « passant » relativement bien dans la situation1, Faustine et Nana n’ont pas besoin de s’inquiéter sur les autres repères de la situation. La vitalité affairée des enfants a donc une cible précise : des fragments d’imagination. Et nous la pensons comme une caresse d’éclosions cognitives. L’affairement devient alarme lorsqu’une pluralité de repères s’effrite. Dans la situation 2, les contours imaginaires de Faustine restent sans écho, et de là elle ne peut les vivre pleinement. Elle ne fait que de s’apprêter à les suivre. La vitalité ardente que partage Faustine avec son imaginaire n’est pas suffisante pour affirmer le jeu. Ainsi, c’est bien la vitalité suivie et partagée qui spécifie l’interaction de l’enfant avec chacun des repères dans une situation de jeu.

L’un des aspects importants de notre approche est de reconnaître la dimension de l’imaginaire comme un appui de la situation qui se concrétise et se partage. La situation C. nous amène à petits pas vers ce propos.

Cette situation, griffonnée sans grande attention, manque de consistance. Je ne me souviens plus qui est ce « on » qui va dans la toile d’araignée avec Nora. Je ne retiens que trop peu des expressions et des positions des enfants. Je ne suis pas assez attentive sur la façon dont on peut aller dans une toile d’araignée. Je ne vois d’ailleurs absolument pas de toile d’araignée mais je ne sais pas encore qu’il y a là quelque chose à voir. Extrême banalité que les enfants qui jouent…Mais nous nous plaisons à valoriser cette situation maladroitement regardée parce qu’elle parle justement de regard. Et de ce fait, en ce temps d’écriture, nous avons quelque chose à suivre. Un quelque chose qui n’est pourtant rien d’autre que l’invisible. Au lecteur de regarder à son tour comme l’imaginaire est autour et avec les enfants, comme il se montre et devient commun. Louise ne partage pas d’emblée le repère de Nora mais elle sait qu’elle peut le voir et qu’elle en est habilitée. Le cas de figure de Louise n’est pas celui de Nana qui adhère immédiatement au repère de Faustine. Il n’est pas non plus celui de Manelle, Camille ou Pauline qui refusent de suivre Faustine. Louise reconnaît comme pertinente la présence d’une toile d’araignée mais a besoin d’effleurer sa position par rapport à celle-ci, Nora et moi-même, dans la situation. Ici, nous pouvons dire que les liens de l’imaginaire se coordonnent avant les liens humains. En employant le vocabulaire du droit, Louise nous tend une perche analytique. Comme les hommes et les choses, l’imaginaire est relié à l’acteur par des règles. L’être imaginaire, présent en situation, est donc une partie intégrante de l’interaction, c'est-à-dire qu’il est capable d’agir et de faire agir, pour reprendre précisément l’énoncé lucide d’A. Piette à l’égard de l’être divin ou l’animal (2006 :60).

Trop à voir du réel. Nous ne saurions nommer ce « trop » : Des molécules ? Des êtres-choses ? Des êtres imaginaires ? Des êtres humains- petits et grands ?...Notre intention n’est point de répertorier l’inépuisable. Pourvu que nous en voyons quelques particules. Et pourvu que nous les voyons côte à côte, , pas plus haut, ni plus bas, à la hauteur de notre capacité rétinienne et scripturale, ces limites audacieuses que nous nommons situation. Le côte à côte est la base de la focale interactionnelle mais la plupart des regards ont oublié de voir la méticulosité de son étendue pour l’interpréter d’emblée comme un échange. Le socio-culturel, codé par le symbolisme et vêtu de maintes valeurs. Ou le socio- culturel qui retentit des profondeurs des échos sonores. Nous ne pouvons découdre au côte à côté sa réalité première de forme humaine et/ou de forme objet (L. Thévenot) parcouru par diverses singularités : un geste, une expression du visage, un mot à quoi succède très vite d’autres gestes, d’autres expressions du visage et d’autres mots. Alors arrive le mouvement, le processus, et nous l’approchons avec assez d’attention pour le voir venir et le décrire. Á l’orée visuelle du mouvement, nous accédons seulement à ce qui lie le côte à côte décrit mais il est bien trop tôt pour incarner cette liaison en gamme productive : l’intention, la décision, la création. Nous voyons d’abord une énergie, la vitalité, dont la description déploie un pont vers l’interprétation. Décrire la vitalité c’est saisir l’instant qui parcourt les êtres. Et s’effleure le temps qui glisse sur ces petites particules humaines et matérielles, en prenant garde de ne pas se hisser à la même surface. La transcendance des secondes qui élargit l’interaction à la présence, parce qu’à ce stade les êtres décrits sont dans un ici qui embrasse l’ailleurs, avec ce qui les dépasse et ce qui les divise. Cependant, si nous respectons les fibres microscopiques de l’interaction, nous avons les moyens pour décrire une large aile de la présence et si nous ne pouvons nous vanter de décrire le reste indescriptible, comme le temps qui passe, nous avons des traces pour le suivre. Alors, au concept d’interaction, trop éloigné des vertus descriptives, nous préférons le terme d’articulation qui ouvre délicatement à la vitalité.

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