La présence des êtres collectifs

par Nina Schmidt

Mon projet de recherche s’articule autour de deux axes importants de réflexion et d’enquête, qui sont une anthropologie de la présence et une anthropologie de la perception. Nous développerons ces deux points et nous préciserons nos terrains.

A. Anthropologie de la présence

1) Détails d'une vie et coprésence des êtres

En effet, qu’entends-je par (une) « anthropologie de la présence »? D’abord, l’anthropologie représente, pour moi, la pertinente rencontre de la sociologie et de la philosophie. Ces deux disciplines relativement opposées dans leur manière d’expliquer le monde social, présentent toutes deux la volonté de le comprendre, de comprendre comment il fonctionne, comment la société se forme, et vit. La sociologie et la philosophie s’interrogent : comment les sujets pensants de la société agissent en elle? Et, pour répondre à cela, les deux « sciences sociales » se complètent sur le plan méthodologique, l’une apportant la spéculation métaphysique, l’autre ancrant son œuvre dans l’observation de terrains d’enquêtes. L’anthropologie, fruit de leur complémentaire rencontre, met au jour, plus que l’action de membres, d’individus, de parties, de sujets ou même d’objets d’un tout nommé société, l’acte d’exister d’êtres humains. Et même non humains. Ainsi nous l’entendons. Albert Piette, dans ses ouvrages, fait la critique des sciences sociales qui, depuis leur apparition, « contournent la présence de l’être humain en situation. » (Piette, 2008).

Comment être ? Telle est la question de « notre » anthropologie de la présence. De quelle manière fait-on acte de présence ? Je souhaite observer les modalités de présence d’êtres divers, afin de mieux comprendre celles de l’homme. De plus, nous le voyons bien : les êtres humains ne sont pas seuls. Oui, plus encore que la présence des êtres, c’est la coprésence qui interpelle. Comment est-on avec, aux côtés des autres ? Comment l’homme se révèle, s’impose, se retire, utilise, se laisse faire et devient nécessaire, comment l’homme se présente aux autres êtres? Notre objectif phénoménographique est de « regarder, noter, écrire ce qui apparaît, l’homme dans sa présence et ses actions, quand il est avec les autres » (Piette, 2008). Et dans quel monde ? En arrière plan, en toile de fond, la vie qui passe. Avec son bagage, ses valises emplies de passé, de souvenirs, de présent, furtif, de futur, de projets. « Même si chaque présent, écrit Albert Piette, peut être plus ou moins impliquant par rapport aux suivants, toute pensée, toute décision, tout geste empirique est déjà emporté par ce qui le précède et par ce qui le suit, justement par ce mouvement de l’existence qui émousse, qui éloigne, qui distancie. Et comment un être humain est dans ce mouvement? Avec quelles nuances et quelles formes d’indétermination? » (Piette, 2008). Je m’intéresse à cet être humain qui ne prête pas attention à tout cela, qui continue son chemin sans souci, ou bien qui n’y prête attention que pour mieux oublier, poursuivant sa route l’air de rien… Je m’intéresse à cet être humain, qui soudain, s’arrête, comme obsédé par ce qu’il vient de voir, d’entendre, de sentir, qui ne peut s’en défaire. J’observe ce jeu du détail entre les autres et lui, entre absence et présence de la vie qui se déroule, malgré tout. Dans le cas du deuil d’un être cher, le détail pris en note, souvenir encore proche, aide à rendre présent l’absent. Albert Piette, relate ainsi son besoin de noter ce dont il se souvient de son père, quand celui-ci décède, comme pour combattre l’oubli, dont il écrit enfin qu’il se produit malgré cela : « De ces situations anodines et des détails qui s’y accumulent, mon père émerge avec un visage, une posture, des mouvements de bras et de mains. Ce sont bien ces détails qui constituent une vie, une personne singulière, en s’additionnant chaque fois dans des circonstances uniques. » (Piette, 2008). Le détail a son importance pour comprendre les modes d’existence entre l’absence et la présence, entre moi et les autres. Il est ce que l’on « retient » d’eux, et détermine ainsi leur présence ou leur absence auprès de nous.

La foule dispersée ou concentrée présente des êtres dont je ne cherche pas à savoir s’ils se succèdent ou se précèdent, s’ils se dominent, mais simplement comment ils font avec, entre eux ? La coprésence des êtres m’importe davantage que le classement hiérarchique de chaque présence particulière. Au cours de notre vie, nous sommes. Aux côtés d’autres êtres, humains ou non humains. Il y a les animaux, les dieux. Je fais l’hypothèse qu’il existe également des êtres collectifs. Je ne dis pas pour l’instant qu’il s’agit de la société. Même si j’ai bien conscience que ces êtres collectifs renvoient à l’idée de touts sociaux, et que par ailleurs, résoudre la question de l’existence de la société, de ses modalités de présence est plus que tentante.

2) Les collectifs : liaisons, mobilisations ou êtres à part ?

Après la lecture d’un ensemble d’ouvrages sur la notion de collectif, je ressens quelque insatisfaction, d’abord face à certaines conceptions du collectif, ensuite face au vide empirique de ces conceptions. Par exemple, V. Descombes, récuse « le mirage des individus collectifs » et il n’y a, selon lui, que des prédicats s’action attribués collectivement (Descombes, 1996 : 122). Le sujet nous est un sujet social. Margaret Gilbert, quant à elle, parle d’un « sujet pluriel » (Gilbert, 2003). Les collectifs ne seraient alors que des façons de parler, des sujets auxquels l’on attribuerait les mêmes actes que ceux de personnes simplement en concevant qu’il s’agit d’un groupe. Un sujet n’est pas un être. J’écarte ces concepts de mon projet peut-être pour mieux y revenir, mais, pour l’instant, je veux juste faire remarquer qu’ils ne se réfèrent à rien de réel. En effet que supposent ces sujets sociaux, pluriels, les prédications collectives, dans la réalité? À quoi se réfèrent ces expressions empiriquement?

Dany Trom questionne la notion de motif pour ce qu’il nomme « l’étude de l’action collective et des mouvements sociaux » (Trom, 2001) Bien. Que de notions tracassantes : l’action collective, les mouvements sociaux, les mobilisations, le motif, autrement dit la raison d’agir. Plus tard encore, D. Trom ajoute « le contexte culturel », « la performance », « la coordination » (p. 101). Que signifie tout cela ? Que la société est construite d’agglomérats légèrement en mouvement, qui revendiquent sans repos ? Qu’elle amasse une population divisée en parcelles dont seule l’action efficace est valable ? Dany Trom, citant d’abord Ricœur puis Tilly, Mills et Wright, rapporte la performance à l’accomplissement d’une action en contexte, qui nécessite du savoir faire et la maîtrise de règles. Cette « unité pratique de second ordre », selon la formule de Ricœur, c’est-à-dire la performance, l’accomplissement de l’action en contexte, « [prend] sens dans un vaste milieu de pratiques et d’institutions partagées » (pp.105-106). De même, Tilly conçoit « les formes de l’action protestatrice » comme « des manières de faire réglées quand il s’agit de porter la contestation dans l’espace public.» (p. 106). Wright, quant à lui, considère que le motif conditionne l’action « au travers d’un standard social de pertinence, d’intelligibilité et de recevabilité, qui est appliqué à la situation. » (p.106). Bref ces trois auteurs, repris par Dany Trom dans son article, placent l’action collective au cœur d’un système culturel normé, à partir duquel elle peut être actualisée, reconnue, justifiée. Ils mentionnent cela dit sa réalisation dans le cours de l’action même. Elle ne semble pas conçue a priori ou a posteriori mais se forme pendant, au cours de l’action. Cepandant, elle est soumise à des règles d’interaction, à un ordre collectivement admis, à une mise en scène politique légitime.

Les êtres collectifs dépassent à mon sens les formes de liaisons d’individus provoquées par le partage d’un objectif, d’une intention, d’un aspect, d’un thème. Ils ne sont pas les « groupes sociaux », les « classes sociales », réunis par on ne sait quel point commun. Mon projet de recherche s’inscrit dans un travail de décryptage de la présence des êtres collectifs. Schütz, repris par D. Trom, dans son article, considérait les collectifs comme des « « métaphores anthropomorphiques » […] qui peuplent notre monde social quotidien », prouvant ainsi leur effectivité et leur efficacité (p.103). La démonstration est légère. Je me propose de l’approfondir, car l’idée de personnalisation des êtres collectifs, tout comme leur présence effective dans « notre monde social quotidien » me paraît juste. Je dois cependant faire attention à ne pas glisser vers l‘anthropomorphisme justement : la France ne pense pas. Tout comme Weber le formulait lui dans une perspective individualiste, l’on ne peut parler de « personnalités collectives agissantes » (p. 102). Je devrais trouver les mots justes : l’être France n’est pas une personne comme vous et moi. C’est un être, mais non humain, et je ne lui attribue pas les qualités de personnes, mais j’observe plutôt son acte d’exister qui peut, entre autres figures, apparaître sous celle d’une personnalisation.

D. Trom poursuit d’ailleurs en orientant son discours vers une réflexion sur la manière de saisir les entités collectives. Une manière grammaticale. Il s’agit de repérer dans de courtes séquences d’action l’évolution du collectif acquérant une consistance propre. Il évoque « une sociologie appréhendant les entités collectives comme des objets qui émergent et disparaissent, comme des ordres de réalité qui perdurent et se transforment » (Trom, 2001). Selon la formule de Ricœur, ces êtres collectifs sont des « quasi-personnages », dont il faut observer la manière qu’ils ont de s’accomplir, de se reconduire dans nos activités pratiques. Ils acquièrent selon Louis Quéré, « le statut d’objets sémiotiques, constitués dans l’ordre des signes. » (p. 104). Ceci se rapproche de ma conception des êtres collectifs, bien qu’ils ne soient pas pour moi des « objets ». Ils sont des instances dans lesquelles se développe nous, des sujets nous qui font acte de présence. Je ne parlerai pas de leur indépendance mais plutôt de leur existence propre en tant qu’être. Je fais l‘hypothèse d‘un être à part, l’être collectif, aux modalités de présence particulières. Les êtres collectifs sont poétiques. Je fais ainsi allusion à leurs modes de présence, caractérisés par la médiation (Descombes, 1996 : 127). Trop substantialiste. Trop magique. La poésie n’est pas magie. En tout cas pas ici, pas dans le cas des êtres collectifs.

Mon souhait, ma volonté est de percevoir les êtres collectifs. Car ils sont bel et bien là, sous la forme de personnes, d’objets, de règles. Ils sont sujets de discussions, projets évoqués, peut-être réalisés, réunions à concrétiser, espaces-temps d’intervention et de participation. Ils sont appuis, repères, engagement, indices, signes. Je souhaite écrire la grammaire de ces êtres, à moins que ce ne soit leur poésie, observer leur passage, leur arrêt sur image. Constituer un alphabet de leur « présentification », leur attribuer une carte d’identité. Parler de leur création puis de leur actualisation, de leur mise au monde et de leurs mises à jour. Est-ce qu’ils demeurent, une fois créés, tel « la matérialité des équipements et des outils de l’action […] après la disparition des gens qui les utilisaient » (Descombes, 1996 : 283) ? Est-ce qu’ils demeurent passifs ou actifs? Ils sont. En suspens, dans l’attente et puis parfois s’imposent aux êtres humains pour leur signifier quelque chose. C’est ce qu’il me tarde également de découvrir.

Nous l’avons bien compris : une anthropologie de la présence ne sera pas de trop pour réussir à relater le mode d’être collectif. Car il me semble que ce sont des êtres virtuels, qui ne se voient donc pas directement, difficiles à saisir. Mais alors comment apparaissent-ils? Sous quelle(s) forme(s)? La compréhension et l’analyse des modes de perception me sera utile. En tant qu’êtres virtuels, invisibles, ils sont en quelques sortes poétiques. Leur présence, leur agir et leur faire se perçoivent au quotidien de nos vies : ils sont le train corail Amiens - Paris Nord n° 12 509, les écoles primaires et maternelles à deux rues de chez moi, tout à côté du club de musculation, ils sont ces rues justement où marchent des personnes, ces routes où circulent des voitures… Il me vient des noms de choses, établissements, axes de circulation, pour désigner les êtres collectifs. Ce qui me mène à penser que leur présence se révèle au travers d’images consolidées ou plus éphémères du social, de ce que des gens vivent ensemble. Ainsi l’étude des êtres collectifs débouche sur une analyse de l’être ensemble. Avec tout ce que cela comporte de complexité de relations entre des parties et le tout.

Dans notre approche, l’être collectif n’est pas le groupement d’individus selon un ou plusieurs critères communs. Ce n’est pas le simple rassemblement. La question de la relation entre individus et société, tout ou parties, et celle du primat du membre sur le corps, ou du corps sur le membre, du holisme sur l’individualisme ou vice-versa sont récurrentes en sociologie. La sociologie organise la société en collectifs, en « classes sociales » multiples. Les individus y sont regroupés. La sociologie typifie, généralise. Où est notre détail si crucial pour la présence de l’être humain? Où est le cours de la vie ordinaire, banale, quotidienne, qui passe, qui coule comme un fleuve tranquille? Ici, rien n’est détail, tout est grosso modo, rien n’est passage ordinaire, tout est séparation, regroupement extraordinaire. L’on parle d’éducation, d’évolution, de buts, de hiérarchie, de « collectivisme » et d’ « individualisme ». Comme je l’ai dit, je ne veux pas parler de société comme une collection, ou addition de plusieurs individualités. L’être collectif, comme je l’entends, est plus qu’une collectivité. Il véhicule l’être vivant, aussi fugace que tenace, qui lie et constitue notre monde tel que nous le connaissons : le social. En toile de fond, la multitude d’objets et d’images qui circulent plus ou moins lentement, s’avancent, reculent. Leur spécificité est d’être perçus par l’être humain, ils prennent alors les allures de représentations, de symboles sur lesquels l’homme se repose. Il peut être inattentif, cela ne lui sera pas dommageable. Il construit des appuis, se fabrique des repères, pour s’en détourner ensuite, les abandonner, il ne doit pas toujours assurer la solidité des alliances avec les autres, ne doit pas toujours se re - présenter à eux. Il n’est pas l’animal toujours aux aguets d’un éventuel danger. L’homme, non performant, est inséré dans une société sur laquelle il se repose. Je souhaite étudier cela : les variations de l’esprit humain entre persistance et inattention, fugacité et attardement, entre la virtualité d’êtres particuliers et leur solidification en appuis et repères, entre construction et abandon du monde social. Mais comment voir la conscience des hommes et parler de sa perception? Comment penser leurs pensées, sentir leurs sentiments, décrire leur saisie du monde et des autres? Là s’impose la réflexion sur la perception, le perçu.

B. Anthropologie de la perception

1) Esprit humain et perception

Ce projet de compréhension des êtres collectifs et de l’être social nécessite de s’intéresser aux « capacités perceptives » de l’esprit, objet d’étude de la philosophie en particulier. Je m’intéresse aux moyens que l’esprit humain met en œuvre pour concevoir, voir, percevoir l’être social. Comment enfin réussit-il à vivre avec, à se le représenter comme règle de conduite, valeur, comme engagement, signification, comme un monde de possibles et de limites? Comment l’esprit humain intègre cet être social au point qu’il devienne une seconde nature de l’homme? Je ferai attention à ne pas glisser vers la traditionnelle opposition entre nature et culture. De plus, l’idée que l’esprit intègre l’être social révèle la distinction entre une réalité externe, le social, peut-être établie ou peut-être saisie par l’esprit humain, qui la transforme dès lors en une réalité subjective. Je ne suis pas certaine qu’il soit possible de distinguer l’esprit humain de l’être social de cette manière, c’est-à-dire en opposant deux ordres de réalité : externe, objective pour l’une, interne, subjective pour l’autre. C’est pourtant ce que fait Vincent Descombes qui établit plusieurs oppositions relatives à l’esprit (Descombes, 1996), et qui rapporte d’abord justement l’opposition de l’objectif et du subjectif à l’esprit. L’esprit objectif selon lui, c’est les institutions, la présence du social dans l’esprit de chacun de nous. L’esprit subjectif c’est les consciences, notre champ de perception. Il y a ensuite l’opposition entre physique et mental liée à celle entre intransitivité et transitivité. Là il est question de médiation. L’acte de penser est-il une médiation? Est-il une saisie particulière d’une réalité externe? Que se passe-t-il lors de cet acte de penser? La perception est-elle un passage singulier propre à chacun de nous qui se fraye entre un monde social extérieur et nos personnes, nos esprits? Cette relation entre la société, réalité physique externe, objective, collective, sociale et notre conscience, instance perceptive, personnelle, interne, subjective, mentale, à la limite du social, est-elle immédiate ou médiate? Ce sont les questions que nous nous posons et auxquels nous voulons répondre en confrontant la réalité.

Sartre écrit d’ailleurs à propos de la relation entre l’être personnel et le monde social, située en plein phénomène de l’expression : « Ce que je veux exprimer, je le sais, parce que je le suis sans intermédiaire. Le langage peut me résister, m’égarer, mais je n’en serai jamais dupe que si je le veux, car j’ai la possibilité de revenir toujours à ce que je suis, à ce vide, à ce silence que je suis, par quoi cependant il y a un langage et il y a un monde. » (Descombes, 1996 : 236). Le primat accordé au vide, au silence ouvre la voie à l’intervention, à la composition, bref à l’expression de l’homme pour établir un monde social, appui, repère… Comme la page blanche qui invite à l’écriture de phrases déjà pensées, qu’il suffit d’ordonner un peu. C’est également la prédominance du matériel sur le formel, de l’impersonnel sur le personnel, autres oppositions exprimées dans l’ouvrage de V. Descombes. L’être humain investit le monde social préexistant ici, lui donne vie, sens, forme, le personnalise. J’ignore encore si l’être collectif qu’est la société prédomine les êtres humains, ou si c’est l’existence de ces derniers qui est première et autorise la création de l’être collectif, la société. Je ne pense pas d’ailleurs raisonner en ces termes. Je l’ai dit : c’est la coprésence qui me semble juste, et non pas la pré - existence de certains êtres. Ce qu’il m’importe de trouver : c’est comment le premier perçoit le second, ce qui nous permettra de mieux comprendre la contribution humaine à la construction et au maintien du monde social et la fonction de la conscience dans notre existence. Les actes de comprendre, de prendre avec, d’embrasser, de saisir sont caractéristiques de l’esprit humain. Ce qui a son importance pour l’existence du monde social. Ces actes témoignent d’un mouvement de prise en compte et de consolidation de l’être social en nous. Sans faire de psychologie, il m’importe de comprendre l’action de la pensée et de la conscience dans l’acte de percevoir. Et de comprendre la fonction, la valeur de la perception pour l’existence du social. Bref de comprendre ce que l’esprit humain, en percevant des choses, fait pour le monde social.

Il est donc bien question ici, avec Descombes et Sartre, de la perception de chacun d’une réalité sociale. Cette relation perceptive entre nos esprits et la société est comme une mise en forme, une mise en sens. Je préfère parler ici de représentation que d’interprétation. Nous attribuons des significations aux choses perçues. Qu’est-ce qui fait alors qu’elles sont, en matière de « social », souvent communes? Ce sont ces fameuses « institutions du sens ». Je ne souhaite pas évoquer ici les termes de convention, d’éducation, de culture. Le mot sens en revanche me plaît. Il dit davantage que la simple construction. Donner un sens n’est pas construire. C’est autant exprimer une idée, révéler une image, parler de ce que cela signifie que donner un mouvement. Et non une direction. Cela évoque bien plus l’être social en vie que la « machine humaine » participant à la construction d’un monde social, d’ailleurs déjà là… « Avoir un esprit, écrit Vincent Descombes, c’est manifester dans sa conduite une puissance intentionnelle de mise en ordre. » (Descombes, 1996). L’ordre, la forme, le sens. Donner vie en quelques sortes, mais de manière « sociale ». À l’esprit appartient cette tâche. Nous nous demandions précédemment quelle était cette relation entre nos personnes, nos esprits, et une réalité physique externe, sociale. Il se trouve ici qu’elle est intentionnelle. Qu’entend Descombes par là? Le langage, l’imposition de noms aux choses, est, selon lui, l’évènement intentionnel par excellence. Les évènements discursifs sont l’appropriation de catégories et de significations. Mais d’où viennent-elles? Par qui ou quoi sont-elles instaurées et ensuite véhiculées? Il me semble que dans la formule de Vincent Descombes « la puissance intentionnelle de mise en ordre » est conservée l’idée de mouvement, même si l’intentionnalité renvoie aussi ici à la construction de catégories de significations dont il faudra se saisir pour mettre en ordre. La part d’aléatoire et d’hésitation subsiste donc dans l’intentionnalité, mouvement social, parce que le social est plus vivant que nos représentations, cadres de référence en société. Nous voyons bien que la notion d’intention est liée à l’être social : parce que l’acte intentionnel est ce mouvement de compréhension, de saisie, d’instances communes, de « catégories de significations ». Il participe à la fois à la perception du social et à son actualisation. Et ceci renvoie à nos êtres collectifs perçus comme appuis, repères, valeurs et aussi comme sujet de discussion, cadres d’engagement, de participation…

Puisque nous parlons de cadres de référence, de représentations implicites cependant partagées, nous pouvons exposer la conception interactionniste de l’intention, expliqué par Albert Ogien et Louis Quéré (2005) : elle est « comme un coup (un geste, une parole, une réaction) » (p. 63) dans le cours d’action. L’on évalue sa pertinence selon les aléas de l’interaction, c’est-à-dire selon ce que véhicule le cours d’action comme représentations s’écartant ou se rapprochant d’une norme. En tout cas, l’intention et sa valeur s’expriment de manière externe. Selon ce modèle, « l’intention est publique (chacun sait à l’avance ce que quelqu’un peut vouloir faire dans telle ou telle circonstance), anticipée (ce qu’il est possible de faire dans une situation est approximativement fixé par le type d’action dans lequel les individus sont pris) et réflexive (le but intiment prévu peut se transformer totalement au contact des réactions inattendues d’autrui). » (p. 64). Les deux auteurs expliquent aussi que l’intention en sociologie est liée à « un problème de coordination de l’action : comment un individu comprend-il les intentions d’autrui pour y ajuster sa réponse lorsque celles-ci ne sont pas explicitement formulées dans le cours d’action? » (p. 62). La première réponse est que les activités se déroulent en continu, sans rupture ni besoin d’explicitation. La deuxième réponse est que l’intention est relative à son contexte, à ses circonstances. C’est en effet ce que signifie Wittgenstein repris par Descombes dans Les Institutions du Sens : l’acte intentionnel est contextuel. L’intention, le mouvement de tendre vers, est continu, sans à-coups. Mais elle est ici circonstancielle, et ce mouvement de tension, de tendance vers quelque chose n’est pas considéré comme subjectif. Il n’exprime pas l’intérieur d’une personne. Il se crée en contexte, en situation. Nous voilà au cœur de la sociologie de l’action. Projetés en plein cours d’action, bien loin soudain de l’esprit de Descombes. Cela dit, celui-ci reconnaissait à cet esprit une puissance intentionnelle, qui, si l’on en croit la définition de l’intention par Ogien et Quéré se produit dans l’action, et non avant ou après. (Rappelons que ce n’est pas l’argument de Sartre qui croit en une présence silencieuse précédant le langage, et la réalisation de l’intention).

2) Monde social et mise en ordre : la notion de l'intention

La France, par exemple, est un être collectif, palpable par l'intermédiaire d'objets la représentant. Cet être investit nos pensées grâce à des instances particulières la signifiant. Je repousse l'idée d'un être collectif senti comme une toute-puissance. De même que V. Descombes, ne croit pas aux caractéristiques attribuées par Mauss à ce qui serait cet « agent distinct » : une réalité personnalisée à l'autorité supérieure, qui présenterait les qualités de longévité, d'ubiquité, de mémoire, de sagesse.

L’intention peut être également posée comme justification d’une conduite, en tant qu’objectif fixé par un individu isolé et sa trajectoire pour l’atteindre. Presque rien de social ni d’objectif ici : c’est l’individu qui commande. De manière réfléchie, il agit pour réaliser son projet. Revoilà l’ordre du social ! … auquel je ne crois qu’à moitié. Sans pour autant adhérer au modèle externaliste de l’intention, qui suppose des critères d’identification de l’intention au cours d’une action. Les fonctions instituées, les circonstances et les concepts du langage notamment, en situation, influent sur la relation entre l’autre et moi, selon cette théorie. Trop d’attention ici, est pour moi, accordée aux institutions, aux systèmes normés; manquent l’esprit, les manières d’être, la présence du social plus que sa construction, son appropriation. Il prend la forme ici de normes. Alors que je le conçois comme un flux vacant aussi insaisissable que bel et bien présent.

Je me demande maintenant si le mot « intention » est juste. Il me semble que, au quotidien, lorsque nous prononçons ou entendons la formule : « j’ai l’intention de faire ceci, cela », nous ne faisons pas référence à notre perception, à notre compréhension du social, comme règle, signe de la présence d’autrui… Je le disais précédemment, je souhaite trouver les mots justes et « intention » ne me paraît pas être le bon mot ici. Ce sont ceux de conscience, de pensée et de perception qui s’accordent le mieux avec mon projet de recherche. Je mets en suspension un vocabulaire trop chargé par notre quotidien, ou par notre vulgarisation de la philosophie, et le mets à l’épreuve de la réalité sociale. Plus encore que d’étudier l’esprit humain et sa capacité à ressentir et exprimer, ma volonté est de voir la conscience, la pensée et la perception lors de nos activités pratiques, sociales, routinières. Mon travail est premièrement de lire ce que les autres ont écrit à propos de ce que je veux observer, l’être collectif, deuxièmement d’observer selon une contrainte empirique qui nous est chère, et troisièmement, de trouver les mots justes, de respecter une certaine contrainte lexicale pour en parler, décrire et écrire les êtres collectifs.

C. Terrains et méthodes d'enquête de la perception de la présence

Je pars à la rencontre dans les rues de ma ville (Amiens) à la fois de l‘être collectif France et de l‘être social. Une sorte de déambulation commence, sujette à des arrêts. Il faut s’arrêter parfois pour saisir, puis pour repartir. Faire une pause pour voir plus clairement, plus distinctement ce qu’il se passe à ce moment précis du flux de la vie.

Je souhaite « phénoménographier » la France dans les rues amiénoises : qu’est-ce qui fait qu’on est ici en France ? Comment, où, quand apparaît l’être France ? Je choisis la rue pour le voir, le percevoir, répondre à ces questions, et aussi le tribunal qui me semble être également un terrain d’enquête pertinent, notamment pour comprendre les modes de présence de cet être collectif en particulier. Le procureur parle au nom de la république française. Les jurés convoquent en début de séance la France. Le juge condamne ou acquitte au nom de la France. Bref, elle est bel et bien là. La préfecture est également un terrain intéressant pour repérer l’être France. Il m’importe de voir ses apparitions, de constater comment, en tant qu’être, elle prend place auprès de l’être humain. Comment celui-ci réagit à sa présence ?

Je choisis pour ce faire, l’enquête phénoménographique qui restaure l’importance du détail, tout en gardant pleinement conscience que la vie est un flux difficile à saisir. Cependant, des problèmes méthodologiques se posent à mon projet. J’ai dit précédemment que l’être collectif n’était pas directement visible. Comment voir l’invisible, puis le décrire ensuite ? Je me réfèrerai alors aux ouvrages de Jean-Luc Marion tels que Étant donné, Essai d’une phénoménologie de la donation, ou encore Le visible et le révélé. C’est pour cela que je détermine également dans ce projet comme axe de réflexion et d’enquête à part entière, « une anthropologie de la perception ». Nous le savons désormais, la philosophie me sera utile pour ce travail. Observer, penser et écrire l’acte de percevoir, plutôt les actes de percevoir, ne se font pas sans elle. Comment perçoit-on l’invisible, l’absent, le surplus? Et comment écrire la perception, le sentiment entremêlé de sensation? Je peux m’aider également de ce qu’écrivent Antoine Hennion et Geneviève Teil (2004) sur la dégustation du vin : « Il n’a pas simplement bu, il a bu un vin. Il n’y a pas de goût sans cette mise en ordre minimale de l’expérience qui se fait apparaître à elle-même, ce léger décalage de soi avec soi, qui ouvre une parenthèse dans le cours de ce qui arrive, l’infléchit, l’oriente, le fait rentrer dans un cadre - même si tous ces éléments ne sont qu’esquissés sans effort ni calcul. Je bois et « je bois », je sens des effets et je m’arrête un instant sur ce que « ça » me fait. Il n’y a pas non plus de goût, dans l’autre sens, sans cette intensification de l’objet qui répond ou provoque » (p. 112). Ils opposent, lorsqu’ils parlent de l’expertise par des goûteurs de vin professionnels la « saisie objective du goût des choses, tandis que s’ouvre à l’infini, du côté du goût des personnes, la variété des formats et des modalités de l’appréciation. » (p. 113). Nous sommes au cœur des questionnements sur la perception en sociologie : qu’est-ce que la perception socialement? Il y a, d’une part, à étudier ceux qui ressentent, et d’autre part, à voir ce qui est ressenti. L’objet perçu témoigne de modalités de présence, l’homme qui perçoit réagit à celles-ci. La perception c’est une infime rencontre entre le « perceveur » et le perçu, chacun adoptant des attitudes face à la présence de l’autre.

De plus, je privilégie pour mon travail de terrain les détails de l’existence, signes de la présence, ici perçue parce que virtuelle et médiate. Albert Piette évoque ces modalités de présence particulières quand il traite de la présence des divinités : « En deçà de quelques moments forts seulement pour quelques uns, l’être divin à l’état de détail est à la fois invisible et interpellable par des prières, objet de commentaires et présent sous une forme diffuse ou circonscrite dans tel geste, tel objet ou telle parole. […] Il donne des signes de sa présence comme absent. […] Nous retrouvons la définition de la présence invisible ou surnaturelle, comme nous l’avions déjà rencontrée avec l’être mort. » (Piette, 2008). J’accorde toute sa valeur au ressenti observé. Je ne négligerai pas dans mon travail d’observation et de compréhension de l’être collectif, l’être humain, en tant que personne, corps et esprit réunis.

En outre, mon journal déambulatoire dans la rue a pour objectif (infini) d’observer et d’écrire le social. Certes, je me demande ce qui, dans cette rue amiénoise, fait l’être France. Mais, j’y sens bien aussi un sens qui a une consistance toute singulière, qui ordonne sans réellement diriger, règle sans normaliser, qui met en forme sans conformer. Un sens qui orchestre sans être chef, qui oriente sans maîtriser. Quelque chose comme un souffle concret qui permet de marcher ensemble sans se heurter, de jouer sans se battre. Comme la respiration d’un chœur du théâtre antique, une pression puis un courant. Des arrêts dans ma déambulation. Le rythme de notre errance, de notre course, de notre pas décidé, par lesquels nous sommes. La pulsation sonore dans lequel nous existons. La présence du social se caractérise en un mot : l’éventualité. Comme Laurence Kaufmann et Fabrice Clément (2007), je souhaite « inscrire les faits sociaux dans une ontologie « molle ». » (p.5). Je partage avec eux l‘idée que « les forces sociales s’imposent automatiquement sous le mode pratique et quasi-phénoménologique de la perception et de la sensation - alors que le langage et la culture émergent des dérivations collectives qui interprètent, thématisent et catégorisent les divisions spontanées du monde social » (pp.9-10). Nous pouvons parler alors d’une perception molle, minimale, infime, d’une « infra perception ». Qui n’a pas déjà ressenti cet être vivant, le social, quand, s’apprêtant à croiser une personne, vous vous déplacez sur votre gauche, qu’elle en fasse de même, et elle passera votre droite, il n’y aura pas de collision, sauf qu’elle se retire sur sa droite, sur votre gauche, vous arrive droit devant, elle lève la tête, vous voit et au moment où vous êtes en train de vous décaler sur votre droite pour la laisser passer, elle se déplace elle aussi vers sa gauche, à votre droite? Elle ne le fait pas exprès, vous non plus, mais chacun de vous sourit un peu agacé, un peu gêné, et s’excuse enfin. Il y a aussi les feux rouges et verts, face auxquels on s’arrête ou redémarre. Ceci relève, à mon sens, de l’infra perception, ordre de réalité que je souhaite décrire.

Je ne souhaite pas analyser des hésitations débouchant sur des actes de négociation. Je n’entends pas parler dans mon travail, de composition, de réparation à l’égard d’un écart à la norme, d’une erreur de parcours dans l’interaction. Je désire décrire l’acte d’exister de cet être vivant perceptible en nous, fugace, tenace, le social. Je souhaite également transmettre une évidence qui reste à prouver peut-être : la présence à nos côtés d’êtres collectifs.

Bibliographie

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Cefaï Daniel et Depraz Nathalie, 2001, « De la méthode phénoménologique dans la démarche ethnométhodologique, Garfinkel à la manière de Husserl et de Schütz », dans L’ethnométhodologie, une sociologie radicale, colloque de Cerisy, sous la direction de Michel de Fornel, Albert Ogien, Louis Quéré, Paris, La découverte - recherches.

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Gilbert Margaret, 2003, Marcher Ensemble, essais sur les fondements des phénomènes collectifs, Paris, PUF.

Kaufmann Laurence et Clément Fabrice, 2007, « Les formes élémentaires de la vie sociale », Enquête, n°6, pp.241-269.

Kaufmann Laurence et Quéré Louis, 2001, « Comment analyser les collectifs et les institutions? Ethnométhodologie et holisme anthropologique » dans L’ethnométhodologie, une sociologie radicale, colloque de Cerisy, sous la direction de Michel de Fornel, Albert Ogien, Louis Quéré, Paris, La découverte - recherches.

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Livet Pierre,1994, La communauté virtuelle : action et communication, Paris, Éditions de l’éclat.

Marion Jean-Luc, 2005, Le Visible et le Révélé, Paris, Les éditions du cerf.

Marion Jean-Luc, 1998, Étant donné, Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF.

Ogien Albert et Quéré Louis, 2005, Le Vocabulaire de la sociologie de l’action, Paris, Ellipses.

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Piette Albert, 2008, L'acte d'exister. Phénoménographie de la présence, à paraître.

Searle John, 1998, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard.

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Smith Barry, 2000, « L’ontologie de la réalité sociale, une critique de John Searle », dans Raisons Pratiques (L’enquête ontologique, Du mode d’existence des objets sociaux), sous la direction de Pierre Livet et de Ruwen Ogien, Paris, Éditions EHESS.

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G.1. Un projet de mémoire

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