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La phénoménographie anthropologique

13 juin 2010

A. Présentation

Ce blog s'est arrêté en juin 2010. Pour plus d'informations sur la suite de ces travaux, cf. http://www.albertpiette.net/

 

La phénoménographie anthropologique associe une double compétence : d’une part, observer et décrire le cours de l’action et surtout les modes de présence dans celui-ci ; d’autre part, réfléchir sur la spécificité de la différence anthropologique. L’ensemble des travaux d’Albert Piette est articulé à ce double objectif.

Il fut un temps où les anthropologues s'intéressaient presque systématiquement aux origines de la vie sociale et au passage de la nature à la culture. Devenue trop souvent synonyme de sociologie ou d'ethnologie, l'anthropologie se focalise désormais sur les spécificités d'un événement, d'une activité, d'un groupe. Ainsi, une fois posée comme base nécessaire au développement des sciences sociales, l'unité du genre humain est mise entre parenthèses et c'est alors la diversité, la variabilité, la différence qui deviennent l'objet presque exclusif du discours des sciences sociales. L'anthropologie suspend alors toute recherche sur les invariants entre les êtres humains et toute réflexion fondamentale sur ceux-ci. Nous pensons que l'anthropologie ne doit pas être cantonnée à l'étude des diversités socioculturelles et qu'elle ne peut rester indifférente aux données évolutionnaires ou à la question de la différence des humains par rapport à l'ensemble des êtres vivants.

La question du réel, de ce qui se passe en situation lorsque des hommes sont ensemble est l’autre des grandes motivations de l'anthropologue. Nous voulons précisément ancrer la réflexion anthropologique sur le travail phénoménographique : regarder, écouter, prendre des notes, décrire. Ayant suspendu la mise en perspective socioculturaliste et les modes spécifiques, sociologiques ou ethnologiques, de sélection des données, la phénoménographie vise des descriptions fines du cours concret de l'existence des individus. Mais dans la perspective anthropologique, la phénoménographie est nécessairement sous-tendue par des exercices comparatifs en vue d’explorer les modes de présence et d'action des autres êtres, ceux qui accompagnent l'homme dans sa vie quotidienne, les para-humains comme les animaux domestiques, les institutions et les divinités mais aussi, à partir du savoir-faire phénoménographique, les chimpanzés et autres singes anthropoïdes dans le but de comparer les compétences cognitives et sociales. Cette visée comparative ajoute, dans la catégorie des humains, les êtres « extrêmes », ceux qui sont au début de la vie, les enfants, si peu étudiés comme interactants avec leurs compétences et leurs modalités de présence spécifiques, mais aussi ceux qui sont poussés au bout de leur vie par l’âge, la maladie ou la souffrance. La phénoménographie anthropologique, ainsi conçue à partir de la fécondité de l'exercice comparatif et du travail interdisciplinaire (avec la philosophie, l’éthologie, la psychologie du développement…), permet de redécouvrir des aspects oubliés de l’existence humaine. Ainsi, en se focalisant sur des individus humains et para-humains, la phénoménographie est au centre d'une anthropologie à la fois empirique et générale.

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9 janvier 2010

B. Observer et décrire

Comment revoir les principes classiques de l'enquête de terrain en sociologie et en ethnologie, de l'observation à la description ? Comment pratiquer la phénoménographie ? Les notes qui suivent proposent quelques éléments-clés de la pratique phénoménographique et des exemples d'exercices d'observation :

Plan de cette rubrique :

I. Principes de la phénoménographie

II. L'anthropologie existentiale

III. Propositions de recherche : anthropologie et minimalité

IV. Spinoza et le le projet phénoménographique

V. Phénoménographie et phénoménologie : quelle est la différence ?

9 janvier 2010

B.1. Principes de la phénoménographie

Cet extrait est tiré de "L'acte d'exister. Phénoménographie de la présence" d'Albert Piette (Socrate Editions Promarex, 2009). Ce livre est préfacé par Fabrice Clément et postfacé par Laurence Kaufmann. 

Il y a sans doute beaucoup de manières de faire des sciences sociales, comme l’atteste l’histoire de la sociologie et de l’ethnologie. Après un bon siècle de réflexions et d’enquêtes, l’argumentation critique entre les diverses théories se fait soit au nom de la « société » en reprochant de mettre entre parenthèses l’institution et les déterminations sociales, soit au nom de l’ « action » en reprochant de mettre entre parenthèses la liberté, la rationalité, la réflexivité des acteurs, soit encore au nom de la structure et de l’action, en critiquant les tentatives de synthèse qui ne réussissent pas l’équilibre entre les deux pôles. Tous les livres d’histoire des sciences sociales retracent ce dialogue plus ou moins polémique entre les porte-parole de chaque tendance. Mais dans le fond, toutes les théories contournent la présence de l’être humain en situation. C’est précisément à l’objectif de décrire la présence de celui-ci que nous voulons consacrer la phénoménographie : regarder, noter, écrire ce qui apparaît, l’homme dans sa présence et ses actions, quand il est avec les autres. Car quelle discipline se charge de décrire l’être humain en situation? La psychologie privilégie l’expérimentation en laboratoire, la philosophie est le plus souvent dans le questionnement théorique et les sciences sociales, quand elles choisissent d’observer, cherchent à comprendre un groupe, une société, une interaction, une activité sociale.

La phénoménographie a pour ambition d’observer et de décrire le plus précisément possible les êtres humains, en évitant cette mise en perspective socio culturaliste (d’où la suspension du terme « ethnographie » ). Elle garde le cap sur les informations importantes pour comprendre l’enjeu de la situation mais elle le dirige aussi sur celles qui ne le sont pas. Elle veut observer les êtres humains mais aussi d’autres êtres comme les divinités ou les animaux, pour mieux comprendre la spécificité humaine. Pour décrire l’existence et la présence, la phénoménographie n’exclut pas de viser un seul homme, « cet homme-ci », de pratiquer l’auto-observation et de mieux saisir ainsi les états mentaux.

Les enquêtes sociologiques ou ethnologiques de terrain visent à comprendre les cultures, les sociétés, les interactions, les groupes, les mondes. Du choix du sujet à l’écriture finale, les opérations mobilisées constituent une suite d’étapes visant à éliminer des détails et à sélectionner ce qui est jugé significatif en fonction de l’objectif socioculturaliste ou interactionniste (cf. Ethnographie de l'action et Petit traité d'anthropologie pour la critique des enquêtes classiques de terrain). Plus que la culture, la structure ou l’interaction, c’est l’être humain lui-même présent en situation, dans ses relations avec les autres, qui intéresse la phénoménographie. C’est lui qui constitue l’objet d’observation dans le déroulement de ses séquences d’action mais au phénoménographe de garder cette focale jusqu’à l’écriture finale, sans être absorbé par une perspective sociologique. A cet effet, un ensemble de principes méthodologiques et théoriques sont à préciser. Ils doivent favoriser et maintenir ce regard décalé vers les êtres humains. Ce sont ces principes que nous tenterons d’appliquer dans les différents exercices phénomégraphiques proposés tout au long de ce livre.

C’est d’abord de la situation où les hommes se trouvent et des séquences d’actions qu’ils y accomplissent qu’il faut partir. Nous posons donc comme unité d’observation la situation en tant que configuration spatio-temporelle circonscrite et animée par les êtres humains, entre eux, avec d’autres êtres et des objets. La vie constitue-t-elle autre chose qu’ une suite de situations en train de s’enchaîner à travers des séquences d’actions ? La focalisation en direct sur les situations et les actions en train de se faire permet d’éviter non seulement de penser des essences stabilisées et la valorisation nominaliste des concepts, mais aussi de partir de définitions préconstruites pour mieux se laisser étonner par la présence humaine dans les séquences d’action. Ce n’est pas le travail, la politique, la religion comme macro-entité qui existe et qui constitue un objet d’analyse mais seulement de hommes accomplissant des séquences d’actions et prononçant des énoncés. Il convient ainsi de ne pas abstraire actions et paroles de l’être humain car de fait c’est lui que nous suivons dans le cours quotidien, de situation en situation, à travers ses différentes activités.

De là, il paraît important que chaque situation comme lieu d’observation rapprochée subisse une opération de mise à plat. Celle-ci consiste précisément à suspendre la mise en perspective des données sélectionnées au nom d’une logique sociale ou culturelle, donc à attribuer aux éléments qui sont le plus souvent qualifiés comme pertinents par le discours des sciences sociales (les rapports sociaux, les classes sociales, la culture, les intentions, les intérêts, la rationalité, l’historicité…) un statut descriptif non supérieur à celui d’autres éléments : les à-côtés, les restes et tout ce qui ne semble pas compter dans la situation. Le regard centré sur l’être humain, avec un travail de notation et d’organisation des notes le moins épurateur possible, implique non seulement une attention aux activités anodines et contingentes construisant sans intensité particulière la vie sociale, mais aussi aux moments vides, aux pauses, aux coulisses, ainsi qu’aux gestes secondaires, aux êtres et aux objets périphériques, c’est-à-dire à un ensemble de données négligées selon les grilles de pertinence des hommes eux-mêmes ou selon les paramètres habituels de sélection des sciences sociales. Regardés de près, pénétrés et complétés par ce genre de détails, actions et énoncés revêtent un effet d’ordinaire, dont la description et l’interprétation doivent maintenir constante la référence à ce qui se passe et ce qui apparaît. Il s’agit alors de tendre à homogénéiser le moins possible l’être humain dans une entité collective et de ne pas le figer dans une qualification ou un état durable mais plutôt de le suivre dans ses hésitations cognitives. Ainsi, d’une situation spécifique où sont présents des êtres humains, le phénoménographe dirige son regard sur la présence dans l’action, l’enchaînement et le rythme de la journée, pour mieux ensuite décortiquer des détails gestuels et des états d’esprit et analyser des moments d’être en particulier.

La mise à plat phénoménographique n’est pas nécessairement déconnectée d’un regard polyfocal qui consiste à retrouver les différentes strates de sens dans la situation : d’une part, ses enjeux mobilisateurs pour lesquels les êtres humains sont là et font ce qui est à faire et d’autre part, les êtres ou les choses qui ne comptent pas, transitoirement sans importance. C’est seulement après la mise à plat que le regard polyfocal peut créer une perspective socioculturelle globalisante avec les éléments pertinents selon les significations attribuées par les hommes, tout en gardant à côté ou autour les détails sans importance : des êtres, des gestes, des objets. Mise à plat et polyfocalité alimentent ainsi une lecture de la présence humaine en terme de paradoxe, qui consiste à découvrir dans l’action de l’être humain une qualité caractéristique et, simultanément, une autre qualité contraire ou contradictoire à la première. Sans qu’elle suppose, entre ces qualités, une association fusionnelle ou une tension dialectique en vue de produire un troisième terme, l’analyse des situations en terme de paradoxe minimise l’impact d’une caractérisation univoque des éléments décrits et analysés, et génère un effet modalisateur, ou si l’on veut, fluidifiant, sur la spécificité même des actions et des interactions concernées. Le choix de la logique paradoxale garantit ainsi le foisonnement de la vie sociale comme irréductible à toute logique totalisatrice, permettant en particulier d’inscrire, dans son schème d’intelligibilité, des faits souvent négligés. Elle permet de ne pas oublier les conditions concrètes dans lesquelles l’homme agit, parle et pense, d’éviter l’écrasement des particularités et contingences situationnelles au nom de l’homogénéité socioculturelle, ainsi que l’imputation de sentiments ou de compétences plus grandes que ceux ou celles qu’il manifeste concrètement en situation. Cette lecture paradoxale n’est pas dissociée de l’ironie comme mode de connaissance visant à observer une action sous un angle inattendu et à la rendre intelligible à partir d’un point de vue contraire à ses cadres habituels d’interprétations. L’ensemble de ces opérations intellectuelles a pour visée d’une part d’éviter le risque de la surinterprétation et d’autre part, de rester en accord avec l’anthropologie générale, souvent absente dans les travaux de sociologie, comme conception de l’homme, valorisant l’indétermination inhérente à l’être humain par laquelle il entretient une distance avec lui-même.

Un autre élément du regard phénoménographique consiste dans la description référentielle des données observées et sélectionnées. Il s’agit de ne pas isoler le produit textuel final de ce qui s’est passé réellement en situation, au moins de ce que l’observateur a vu et entendu, et de privilégier ainsi la production d’indices des situations originelles spécifiques plutôt que les descriptions synthétisantes. Nous recommandons dans cette perspective l’observation en particulier photographique et en rapport direct avec le texte écrit, puisque la photographie est par excellence une image indiciaire, trace du réel et des présences qu’elle marque de son empreinte lumineuse et donc directement déterminée par son référent, mais aussi la retranscription de conversations entre acteurs, écrites sur le champ et notées scrupuleusement en rapport étroit avec les analyses proposées.

Aujourd’hui, la sociologie et la philosophie de l’action proposent des ensembles conceptuels associés à des programmes théoriques souvent différents - même si les différences ne sont pas toujours clairement précisées -: intention, rationalité, conscience, volonté, interaction, action située, régime d’action, accomplissement pratique, expérience… Par rapport à ces travaux incontournables pour une avancée dans la compréhension de l’action, notre objectif d’observer et de décrire la présence humaine dans le cours de l’action se trouve en décalage. Notre travail trouve certes des appuis dans l’une ou l’autre des propositions théoriques des récentes théories de l’action, intégrant les apports des philosophies pragmatiques et analytiques en sciences sociales. Mais en même temps il est difficile de ne pas faire le constat d’un manque de renouveau méthodologique pour mieux tirer les leçons de ses apports théoriques. C’est l’objectif de la phénoménographie de (re)découvrir les êtres humains au cours de leurs actions au quotidien.

Dans la mise en perspective phénoménographique, la question « que fait un individu dans une situation? » ne peut être séparée d’une autre: « comment est un individu en situation, avec les autres ? En focalisant notre attention sur l’être humain, nous proposons différentes manières de l’approcher dans ses liens avec les autres et de centrer la réflexion, à toutes les étapes de la recherche, sur ses modes de présence dans le cours de l’action. Nous le ferons dans ce livre à partir d’exercices théoriques, méthodologiques et descriptifs - ceux que nous avons déjà eu l’occasion de présenter sont ici reprécisés ou recadrés sous ce nouveau fil conducteur - que nous considérons comme des indications, plutôt des incitations auxquelles nous espérons que les jeunes chercheurs seront sensibles. Singularité de l’être observé, subjectivité de l’observateur, valorisation du temps et du rythme plutôt que du lieu, le trop classique « terrain », observation de notions philosophiques, comparaison entre les êtres humains et non humains : autant de points dont la phénoménographie devra convaincre dans l’échiquier des sciences humaines et sociales.

Nous parlerons souvent d’« être ». Non seulement parce que ce terme caractérise bien l’acte d’exister mais aussi parce qu’il est suffisamment générique pour désigner aussi bien les êtres naturels comme les hommes et les animaux, que les êtres divins et aussi les entités abstraites comme les êtres collectifs. Dans ce livre, c’est la présence de l’être humain qui est au centre de notre réflexion. Nous consacrerons aussi deux exercices à une comparaison avec Dieu, les êtres collectifs et le chien. Comparative, la phénoménographie des êtres humains et non humains revient à la question de l’anthropologie générale : qu’est-ce qu’un homme ? Elle est alors phénoménographie anthropologique. Le dernier exercice consistera à poser une perspective évolutionnaire sur cette spécificité humaine, à partir de données sur l’évolution du traitement du mort et l’émergence de l’acte de croire.

S’il fallait définir la phénoménographie, nous dirions qu’elle constitue une observation-description des êtres en situation, en les suivant dans leur basculement, selon le rythme du temps et des journées, en mettant entre parenthèses les variations socioculturelles et en centrant l’attention, à partir de zooms différents, sur les modes de présence, c’est-à-dire les actions, les gestes et les états d’esprit constitutifs de l’acte d’exister. Le travail phénoménographique, c’est analyser l’acte d’exister en tant qu’il déborde la dimension sociale de l’être mais qui constitue ainsi une dimension essentielle de la vie commune. Aimer, pleurer, faire la fête, travailler, se reposer, croire et devenir squelette : autant de moments très humains qui pourraient surprendre le lecteur mais qui nous aideront à réfléchir sur les sciences sociales, leurs modalités d’observer et d’analyser, à théoriser et aussi à comparer différents êtres et à contribuer à notre manière à un nouveau projet pour l’anthropologie qui en a grandement besoin, comme l’écrit lui-même Philippe Descola: « L’anthropologie est donc confrontée à un défi formidable : soit disparaître avec une forme épuisée d’humanisme, soit se métamorphoser en repensant son domaine et ses outils de manières à inclure dans son objet bien plus que l’anthropos, toute cette collectivité des existants liée à lui et reléguée à présent dans une fonction d’entourage ».

9 janvier 2010

B.2. L'anthropologie existentiale

Ce sont quelques notes de réflexion présentées par Albert Piette et pouvant contribuer au projet d'une anthropologie existentiale.

Mes travaux sur la distraction (sur base d’images photographiques) s’intéressaient à des choses sans importance, des détails de la vie sociale, des petits regards, des petits gestes, ceux qui n’ont rien à voir avec l’action principale. Ce sont ces regards et ces gestes qui ne sont pas en situation partagés par les hommes. Ils s’inscrivent ainsi en confrontation directe avec l’opération des sciences sociales, sociologiques ou ethnologiques, qui se focalisent sur ce qui est important pour une société, un monde, une situation et donc sur ce qui est partagé par les acteurs principaux. Le mode mineur, c’est justement la distraction non remarquée, regards et gestes périphériques, pensées vagabondes, c’est-à-dire beaucoup de choses de la vie en société. Le mode mineur n’est ni une action générale, ni un type particulier d’activités. Il constitue une modalité spécifique par laquelle une situation sociale se déploie nécessairement dans l’espace-temps où deux ou plusieurs personnes se trouvent en coprésence. Que celles-ci le veuillent ou non, le mode mineur en temps que modalité de déroulement de l’action, atténue, ou, plus précisément amortit selon des degrés variables l’enjeu de sens associé à la situation en question, sans la transgresse et sans en générer un autre. L’effet de mode mineur et sa nécessité apparaissent d’emblée comme évident lorsque l’on imagine son absence dans une situation sociale. Nous faisons donc l’hypothèse selon laquelle toute situation, qu’elle mobilise des compétences incorporées ou des stratégies de gain, qu’elle privilégie un enjeu de communication et de contrôle des expressions verbales et non verbales, qu’elle concerne directement et explicitement l’exécution d’une règle, ou encore qu’elle soit activement et volontairement en recherche d’une définition, est toujours déjà imprégnée par le mode mineur. Cet intérêt sur le reste est anthropologiquement central. Il s’inscrit dans un vrai projet d’une anthropologie existentiale, en suivant le vocabulaire heideggérien qui distingue la capacité « existentielle » de prendre en main qui il est et ce qui advient, par exemple face à l’épreuve de la mort, et la compréhension « existentiale » qui vise à des dégager des caractéristiques générales de la manière humaine d’exister. L’anthropologie existentiale est à la fois empirique, nous disons phénoménographique, fondée sur des observations et des descriptions rapprochées des êtres, et générale dans sa recherche de propriétés spécifiques à l’être humain et/ou communes avec d’autres êtres ou espèces.

L’analyse du mode mineur suppose donc une position d’observateur qui permette de saisir les enjeux d’une situation et aussi les restes. D’un point de vue méthodologique, le mode mineur renvoie à une observation rapprochée selon un découpage entre pertinence et non pertinence, de l’être ici maintenant, capable de faire ce qu’il faut faire et en même temps, tout en continuant à faire les choses qu’il faut, d’être distrait, de penser à autre chose, de faire autre chose en même que cette activité principale se déploie quand même avec ses enjeux. C’est ainsi que le mode mineur est le résultat d’une observation photographique avec des silhouettages sur calque qui nous fait voir la stratification, la modalisation interne à l’intérieur même de l’acte d’exister, ainsi que la hiérarchie des gestes et des mouvements. C’est d’une certaine façon aussi une phénoménographie de la perception qui permet d’observer, dans le flux des instants, les repères et les indices implicites, les fragments d’attention, les objets d’obsession et aussi ces détails sans importance, ceux qui sont là, aussi vite mis entre parenthèses, les choses, les personnes ainsi mis à l’état de détail.

De ce point de vue méthodologique, il ressort un enjeu important que j’ai associé au terme de phénoménographie dont l’objectif général est l’observation des caractéristiques gestuelles et cognitives, des êtres. L’entité la moins connue des sciences sociales n’est - elle pas l’existant, l’étant, celui qui est présent, là en situation. Nous sommes directement confronté au risque atomistique, monadologique, si souvent critiqué et évité en sciences sociales, préférant d’emblée articuler le vécu existentiel au schème relationnel : le rapport à autrui, le rapport social, l’interaction, la relation, le face-à-face, l’intersubjectivité, la conscience ou l’intention de, sans oublier les notions de culture-société. Ce n’est pas d’abord, pensons-nous, la relation, ni même l’action qui devient notre objet d’analyse, mais les êtres qui l’effectue, qu’il convient de suivre, de situation en situation, dans ses diverses activités. Car a-t-on déjà vu une action toute seule, sans qu’elle soit portée par des êtres? Nous proposons donc une suspension méthodologique du lien comme objet d’observation impliquant d’emblée la construction et la sélection des données en fonction de ce qui est partagé et important pour les gens. Nous ne doutons pour autant du « sens social » des êtres, nous pourrons le suivre et se déployer à partir de ceux-ci. Par ailleurs, il n’est pas une surprise puisqu il est présent au cœur de la plupart des espèces vivantes et aussi au plus bas de l’échelle évolutionnaire.

Partir des êtres ou des étants permettre de les observer de manière égale ou équitable, dans leurs différences, qu’ils soient des hommes, des animaux, des dieux ou, de les suivre au plus près d’eux, bien sûr quand ils s’approchent, se croisent, interagissent, mais aussi quand ils sont séparés dans leur mouvement ou leur bouillonnement intérieur. C’est l’enjeu de l’anthropologie existentiale, centrée sur l’être, c’est-à-dire le reste fondamental des sciences sociales, dont l’existence résiste dans ses singularité, ses hésitations, ses indéterminations, sa fluidité. Ce sont de ces variations interindividuelles qu’il faudrait partir, qu’il faudrait suivre à travers des multiples observations.

Le principe de se rapprocher du vécu, de la vie et du réel dans sa richesse est un fait classique des recherches en ethnologie, en sociologie et aussi en philosophie. Malinowski lui-même prône l’attention au réel, Mauss veut une science concrète, l’interactionisme de Chicago ambitionne de s’intéresser à la singularité des vies. Mais, comme nous l’avons déjà montré, l’opération de recherche, du regard sur le terrain à l’écriture finale, est caractérisée par une nécessaire sélection des données au nom de la compréhension d’une singularité culturelle, de la spécificité d’un monde, d’une grammaire interactionnelle provoquant la sélection des pertinences selon des objectifs. Comprendre des activités avec leurs enjeux et leurs problèmes (pensons à la sociologie pragmatique), des cultures, des interactions sociales provoque un positionnement du chercheur au milieu des êtres. No pas à un point parfait de symétrie puisqu’il va privilégier la description des compétences humaines à celle des autres êtres, mais de manière à retenir, à partir de ce centre d’observation, le schème relationnel, les relations et les modalités de vie commune.

En ce sens, je n’ai jamais caché mon admiration envers l’œuvre de Bruno Latour dont j’ai tenté d’appliquer les principes dans mon travail ethnographique sur les paroisses françaises. Un des enjeux était de redonner à l’être divin sa vraie place interactionnelle et d’en présenter plus largement sa carte d’identité. Le récent texte de Latour, inspiré de l’œuvre de Souriau, propose même une analyse des manières d’être et des degrés d’existence, des phénomènes, des choses, des êtres imaginaires ou des divinités. Il s’agit bien de revaloriser le principe de symétrie à travers précisément une anthropologie symétrique, mais en maintenant cette position d’observateur au centre, c’est-à-dire en attentant que les êtres divers viennent se rencontrer à ce point de symétrie. A cet effet, il serait intéressant de suivre le déploiement théorique de la perspective monadologique, Leibniz-Tarde-Latour, un exemple de circulation d’idées qui dit bien à quoi consiste l’opération sociologique. Ainsi, Leibniz, comme ardent défenseur des monades, comme unité individuelle et indépendante avec leurs capacités, insiste bien sur le principe de variations et de distinctions entres ces entités. Capables certes d’association et de coordination, les monades individuelles sont aussi en action incessante, pénétrées par des pensées, des impressions et des perceptions diverses, toujours débordant l’activité principale. Actions incessantes, souvent étourdies, dit d’ailleurs Leibniz, qui n’aperçoivent pas ce qu’elles perçoivent. Bref, le fourmillement de l’existant toujours en train de se déplacer et de changer dans la continuité est le principe fort de la sociologie tardienne : partir du petit, du détail et des différences. Relisons Tarde dans Monadologie et sociologie : « La diversité, et non l’unité, est au cœur des choses : cette conclusion se déduit pour nous, au reste, d’une remarque générale qu’un simple coup d’œil jeté sur le monde et les sciences nous permet de faire. […] Insistons sur cette vérité capitale : on s’y achemine en remarquant que, dans chacun de ces grands mécanismes réguliers, le mécanisme social, mécanisme vital, le mécanisme stellaire, le mécanisme moléculaire, toutes les révoltes internes qui finissent par les briser sont provoquées par une condition analogue : leurs éléments composants, soldats de ces divers régiments, incarnation temporaire de leurs lois, n’appartiennent jamais que par un côté de leur être, et par d’autres côtés échappent au monde qu’ils constituent. Ce monde n’existerait pas sans eux ; mais sans lui ils seraient encore quelque chose. Les attributs que chaque élément doit à son incorporation dans son régiment ne forment pas sa nature tout entière ; il a d’autres penchants, d’autres instincts qui lui viennent d’enrégimentations différentes ; d’autres enfin, […], qui lui viennent de son fonds, de lui-même, de la substance propre et fondamentale sur laquelle il peut s’appuyer pour lutter contre la puissance collective, plus vaste, mais moins profonde, dont il fait partie, et qui n’est qu’un être artificiel, composé de côtés et de façades d’êtres. » (pp.78 et 80).

Que voyons-nous ? « Des hommes qui parlent, tous divers d’accents, d’intonations, des timbres de voix, des gestes ». Hétérogénéité, continue Tarde, mais d’où se dégage des habitudes, des rapprochements, des règles, à propos desquelles il faut chercher les lois sociales, d’imitation, de transmission et de propagation. D’association, comme dit Latour dans Changer la société, de connexion, en gardant l’objet sociologique et en posant ainsi l’observateur au milieu de la circulation « des êtres ».

Continuons à regarder les individus. Quand il quitte une activité, l’être humain en commence une autre alors que d’autres êtres, humains ou divins, ou avec des animaux et des objets divers, à moins qu’il soit seul avec ses pensées et ses perceptions . C’est là aussi que le phénoménographe doit se trouver et ne pas quitter son site de travail en même temps que l’observé abandonne son poste d’activité. Plus que l’activité, c’est la continuité du déplacement qui devient l’objet central de l’observation, l’enchaînement, l’articulation, l’entrecroisement par la rétention, l’anticipation des pensées, des actions, des gestes, le réseau, l’attachement non pas entre les êtres mais entre les actions accomplies par un même être. Ce point de vue fait voir une immensité de restes, de virtualités, de potentialités, plus ou moins actualisés çà et là, après ou avant, parfois même longtemps après.

Les sciences sociales ont un grand savoir-faire d’observation : filmer, photographier, à quoi s’ajoutent d’autres modalités nouvelles de découverte, comme la webcam, mais aussi, bien sûr la prise de notes qui dans ce cas - et c’est capital - ne peut être triée après sous peine de retomber dans le principe de pertinence, mais aussi les entretiens d’explicitation, ou encore l’écriture à la première personne, c’est-à-dire l’autographie ou encore le travail sur des écritures à la première personne d’autres personnes. Un enjeu capital de l’anthropologie existentiale est la circulation interdisciplinaire, en particulier avec la philosophie, qui est une source forte d’interrogations suscitant le regard existential de la phénoménographie. Les philosophes ne manquent pas eux aussi de valoriser les aspects de l’expérience : saisir l’homme comme il est, l’affronter directement, et non à reculons, en évitant les faux points de départ que sont l’inconscient ou la culture, mais aussi le cogito et la conscience. Plus près de nous la philosophie pragmatique avec James et plus encore que Dewey son empirisme radical finalement loin de ce qu’en fait aujourd’hui la philosophie dite pragmatique. Cet empirisme veut attendre les moments furtifs, le flux de la vie, des perceptions et des pensées, à propos desquelles les ethnographes ne sont pas les mieux placés puisqu’ils sont situés au moment central dirions-nous de la relation sociale. Ce que James reproche lui-même à la psychologie, de venir après la distinction sujet-objet, est adressable à la sociologie. Car ce flux d’expériences se fait selon une variété des champs et des intensités de conscience, le plus souvent en deçà de l’être humain lui-même. Mais n’est-ce pas le but de l’anthropologie, au sens différent d’ethnologie et de sociologie : l’être profondément empirique, existential. Car qui décrit ces existences? Ni vraiment les psychologues occupés souvent à des protocoles expérimentaux et centrés sur des activités spécifiques et encore moins les sociologues focalisés sur les mondes collectifs et les relations sociales. Surgissent ici deux interrogations motivantes: pouvons-nous établir des liens empiriques entre notre phénoménographie du mode mineur et des recherches de psychologie cognitive analysant, à partir de l’imagerie cérébrale, la perception subliminale, le clignotement attentionnel, la coordination d’activités multiples ou encore la distinction entre opération consciente et opération inconsciente? ( Dehaene). A ce sujet, est capitale la référence au travail accompli par Francisco Varela, en particulier sa théorisation très heuristique de l’immédiateté de l’action et de la perception, dissociée de tout processus de délibération et de réflexion ( Varela). Et, de l’autre côté, la description de l’acte d’exister maintient-elle encore possible des passerelles avec les macrologiques de la sociologie en termes de stratégie, raison d’agir ou détermination sociale, par exemple?

Le dialogue interdisciplinaire de l’anthropologie existentiale ne s’arrête pas là. Il se fait aussi avec l’éthologie, la primatologie, la théologie, la robotique selon les êtres des situations rencontrées. Mais aussi avec la préhistoire et les théories de l’évolution, non pas tant pour refaire les liens évolutionnaires entre les êtres appartenant ou non au genre Homo, mais pour mieux cerner les différences entre eux et aussi pense la différence anthropologiques. Il s’agit de ne pas voir seulement quatre millénaires d’histoire mais agrandir l’échelle de comparaison avec ces hommes qui ne sont plus vraiment des singes mais qui ne sont pas non plus des êtres appartenant à l’espèce de l’Homme moderne. Et aussi la primatologie. L’anthropologie a trop souvent oublié les singes et a trop résisté à la comparaison interspécifique malgré les mises en perspectives théoriques récentes de Maurice Godelier, la collaboration de Bruno Latour avec Shirley Strum, ainsi que les observations de Frédéric Joulian sur l‘habilité technique des chimpanzés. Nous voulons mentionner le risque de retomber dans les écueils que nous avons pointés dans les enquêtes classiques en sciences sociales, en particulier la centration du regard sur l’activité elle-même ou les rapports sociaux, et non sur les êtres. Rappelons au passage que Darwin constituait un journal d’observations, écrit sur un de ses enfants: «  J’avais pu faire des observations les plus minutieuses, et j’avais eu soin de les écrire sur-le-champ. Le principal objet de mes observations, écrit Darwin, a été l’expression, et je me suis déjà servi de mes notes dans le livre que j’ai publié sur ce sujet. »

Anthropologie existentiale, anthropologie empirique, phénoménographie anthropologique : un ensemble de termes qui sont des principes pour saisir et penser les détails non pas comme synonymes du concret de la vie mais comme constitués des restes, afin d’aller le plus loin possible dans la description des singularités et des particularités des êtres. Ce qui fait un homme, seul et avec les autres, ce qu’il perçoit, ressent quand il est seul et avec les autres, dans l’ ondoiement continu de sa vie. C’est un objectif-limite : il suppose concrètement d’aller le plus loin possible dans ce travail, en densifiant la description et en sachant son incomplétude infinie. Comment suis-je donc quand j’ai une intention, quand je délibère, je décide, je préfère, je veux, j’hésite, j’ai fortement ou peu conscience de mon action ? Nous pourrions continuer ainsi à proposer de tels exercices d’observation, en fait rares. Car qui observe en situation naturelle ces moments d’être dont sont friands les philosophes mais trop dépendants d’exemples retirés de tout contexte: l’effort, la volonté, la décision, le choix, l’intention, la croyance, le commencement d’une action, la continuité d’une séquence d’action, la passivité, l’oubli… Sur ce type de questions, l’enjeu de la focale méthodologique est capital et il nous renvoie dans ce cas à un autre dialogue, avec la psychologie cognitive, en tout cas à la nécessité des chemins de passage et de traduction avec phénoménographie et psychologie. Observer le cours de l’existence, c’est donc observer les modes de perception et d’attention, les fluctuations d’intensité, les formes d’enchevêtrement et d’articulation entre les séquences d’action, la docilité, l’économie cognitive, etc. Et ce dans une perspective comparée entre les différents êtres, mais aussi en fonction de paramètres sociaux et culturels. A l’évidence, l’anthropologie existentiale et l’observation phénoménographique des moments se heurtent aux grands concepts : liberté, obéissance, décision, intention et bien sûr et plus encore pouvoir, religion, politique, société. ). Cette description des instants des êtres, des instants qui se suivent, il s’agit de ne pas la laisser à l’écriture littéraire mais au contraire de faire fructifier le savoir-faire méthodologique, transmissible, vérifiable, façon de l’enquête de terrain, tout en le déplaçant au profit de la description et de la compréhension des différents êtres.

9 janvier 2010

B.3. Propositions de recherche : anthropologie et minimalité

Voici deux grandes pistes de recherche : l’une concerne la sociologie proprement dite, l’autre la primatologie. (Albert Piette)

Sociologie et minimalité

Les expressions de la minimalité humaine sont diverses :

- une tolérance diffuse consistant à oublier, ne pas y penser, accepter sans y penser, manquer de volonté pour contrecarrer, reporter ou différer, ne pas savoir (et l’accepter) ce que pensent les autres en particulier leur degré de sincérité, accepter les contradictions, les dissonances, les petits écarts par rapport aux objectifs de départ.

- la facilité d’enchaînement des situations et des actions : ne pas y penser, ne pas hésiter, reléguer les éléments potentiellement distrayants

- choisir sans préférence, ne pas évaluer ou examiner toutes les données d’une situation, ne pas aller jusqu’au bout d’une action par rapport à l’idée initiale

- percevoir de manière minimale et économe

- penser à d’autres choses que l’action en cours, au passé, au futur, à d’autres situations

- accomplir des gestes de distraction ou de détachement, périphériques à l’action en cours, avoir une posture relâchée.

Ces éléments caractérisent la présence de l’homme minimal en situation. Ils sont à découvrir dans la vie, le rythme et la journée selon la méthode phénoménographique. Divers sujets de recherche :

- les variations de situations de X au cours d’une même journée sont porteuses d’informations sur les différentes expressions de cette minimalité

- une comparaison de la vie d’un homme ou d’une femme dans un petit village de l’Aveyron, à Paris ou dans une cité de banlieue, à Strasbourg ou à Bagdad, d’un enfant de 3 ans, d’un vieux de 90 ans, d’un non-voyant ou d’un autiste, d’un SDF ou d’un prisonnier

- observation et analyse, dans les diverses interactions et coprésences des hommes, des différents types de minimalité en cours, des changements de minimalité au fur et à mesure des situations.

- repérer, selon le rythme des situations et des rencontres de chacun avec les autres, la pertinence du « social », du « collectif » et de la « culture » : quand et surtout comment ces « gros êtres » y sont-ils présents ?

- à la minimalité de la présence des humains, correspond la virtualité des êtres collectifs présents en situation virtuellement sans l’activation par les hommes, sans la pensée et la conscience de ceux-ci.

Singes, grands singes et minimalité : pour un primatographie existentiale

Reprenons en détails les expressions du mode mineur de la présence des hommes : - la docilité concerne lintervalle constitué par le « retrait » de lattention dans laccomplissement immédiat et automatique, sous leffet de lhabitude, dune action et de lutilisation implicite de règles, de repères et dindices divers.

-l’interstitialité désigne la marge introduite dans lacte de présence ici-maintenant par une posture modalisatrice sous forme dhésitation, de dégagement, (d’"absence") et aussi de petits écarts gestuels ou posturaux.

-la latéralité désigne, dans une unité despace-temps, des éléments déjà présents et périphériques à lenjeu pertinent, qui peuvent être des personnes, des animaux, des objets, des paysages. Ils sont constitutifs dune toile fond par à laquelle lêtre observé peut avoir une perception minimale, tout au plus distrayante envers lun ou lautre de ces éléments considérés à létat de détail.

-l’extériorité concerne, dans lacte de présence ici-maintenant ou par rapport à celui-ci, le surgissement déléments extérieurs à lunité spatio-temporelle concernée, sous la forme de pensées vagabondes, en particulier de souvenirs de situations passées ou danticipations de situations futures.

-la fluidité exprime le flux immédiat et continu entre les situations, les instants et les séquences dactions (même contraires et contradictoires), jalonné ou non par des passages à vide et des temps faibles, marqué par des variations (fluides) dintensité, des balances dattention, mais aussi par la capacité humaine à ne pas clôturer une action ou une conversation, à les reporter, à oublier et à mettre entre parenthèses.

-l’hypolucidité de l'homme pourrait constituer une sixième expression. Elle correspond à la mise en veilleuse de la conscience réfléchie et en particulier de la mort (absente chez le primate et le chien). Elle désigne ainsi la marge introduite dans la présence en acte dans une situation par le mode de conscience non réflexif sur lacte en question en même temps quil est accompli, et par labsence dacuité précise sur les événements de la vie, le temps et la mort, sur lintervalle entre linstant présent et la mort.

L’observation consisterait à repérer la distribution de ces différents éléments chez certains singes et grands singes, en particulier selon leur place dans l’arbre phylogénétique : macaque, babouin, orang-outan, gorille, chimpanzé et bonobos. Cet exercice suppose une observation rapprochée avec l’animal dans son rythme quotidien, idéalement en milieu naturel.

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9 janvier 2010

B.4. Spinoza et le projet phénoménographique (par Sophie Jumeaux)

Réfléchir à l’existence, la philosophie et l’anthropologie s’y attèlent, l’une en faisant appel à la pensée « pure », à l’exercice de la pensée en elle-même et pour elle-même, l’autre en se confrontant au réel et en allant voir ce qui se passe sur le « terrain » de la vie.

S’unissant autour d’un projet commun, la philosophie et l’anthropologie s’éloignent par leurs méthodes. Le terreau du savoir philosophique se fonde au cœur de la pensée et des abstractions, tandis que le creuset du savoir anthropologique se trouve dans le savoir-faire ethnographique. Chacune conserve ainsi sa « marque de fabrique » qui la fait exister de manière autonome.

Les deux disciplines s’embrassent et se démarquent dans un mouvement antagoniste.

Elles veulent penser la vie, la différence anthropologique, et pour ce faire elles ne peuvent pas ne pas se rencontrer.

Le dialogue entre la philosophie et l’anthropologie, et dans une plus large mesure, entre la philosophie et les sciences sociales, semblent aller de soi. Ce qui ne signifie pas que les deux disciplines doivent s’unir pour n’en former plus qu’une, mais que chacune, en se nourrissant de l’autre, viendra affirmer d’avantage sa spécificité, et en ressortira grandie.

Nous pensons que le débat et la confrontation entre la philosophie et les sciences sociales peut permettre un renouvellement du regard à la fois pour le philosophe et pour le chercheur en sciences sociales.

Pour l’anthropologue, se saisir de quelques interrogations fondamentales de la philosophie en les confrontant au réel peut s’avérer être très prolifique. Et pour le philosophe, mettre sa pensée à l’épreuve de la vie réelle, du « quotidien ». (B. Bégout)

« Par rapport à la philosophie, la vie quotidienne se présente comme non philosophique, comme monde réel par rapport à l’idéal (et à l’idéel). En face de la vie quotidienne, la vie philosophique se veut supérieure, et se découvre vie abstraite et absente, distanciée, détachée. »  (S. Cavell)

Mais ne pourrait-on pas faire le même reproche à l’anthropologie, qui finalement nous dit bien peu de choses sur la vie et le « vivre »…

Ici, nous nous proposons de mettre en résonance une œuvre philosophique majeure, L’Ethique de Spinoza, et le projet phénoménographique. Que dit Spinoza à l’anthropologue ?

Ceci ne vient se positionner qu’à titre de réflexion autour de la possibilité de faire dialoguer entre elles philosophie et anthropologie.

Comment, par la philosophie et le recours aux textes philosophiques, renouveler le regard du chercheur en sciences sociales sur le terrain ?

Comment confronter des concepts philosophiques, parfois bien obscurs, au terrain anthropologique ?

Nous aurions pu proposer le même exercice avec d’autres œuvres philosophiques, et sans doute aurait-ce été aussi stimulant.

Plusieurs citations nous accompagneront tout au long de ce petit exercice. [ Nous nous référons ici à la présentation et traduction de L’Ethique par Bernard Pautrat. (Seuil, 1999) ]

« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. » (Ethique 3, proposition VI.)

Dans l’Ethique, on retrouve une notion centrale, celle du conatus, que Spinoza définit comme le fait de « persévérer dans son être », ou, pour le dire plus simplement, le fait de continuer à être. Notion qui transcende donc l’univers de la philosophie pour venir intéresser l’anthropologie.

Des humains qui continuent à vivre, c’est bien ce qu’observe l’anthropologue sur son « terrain ». La condition sine qua non de l’anthropologie c’est bien d’observer des êtres vivants. Quand ils sont morts, ils n’intéressent plus l’anthropologue. Donc l’anthropologie est bien une science du vivant.

Et que font les êtres vivants ? Et bien ils vivent et persévèrent dans leur existence !

Voilà ce que nous faisons tous autant que nous sommes, et tant que nous sommes en vie.

Oui le petit homme grandit, va à l’école, il devient adulte, commence à travailler, fonde une famille… Mais ceci ne peut se faire sans une condition fondamentale : l’acte d’exister, qui surplombe tous les autres, et qui est en filigranes dans toute situation.

L’acte d’être est premier, il accompagne la trame de l’existence, et ce de la naissance - où nous sommes « mis » dans l’état d’existence - jusqu’à la mort, où nous est retiré cet état.

L’état d’existence nous jette immédiatement et irrémédiablement dans la nécessité de continuer à exister. Nécessité qui est là, dès les premiers balbutiements de la vie du jeune nourrisson. L’acte de continuer s’immisce au cœur de chaque situation de vie.

Et donc, bien plus que de s’intéresser à l’humain en tant qu’enfant, salarié d’une entreprise, père de famille, ou personne âgée, ne serait-il pas plus stimulant de se pencher sur l’homme en tant que « viveur » ?

La théorie du conatus vient interroger le champ des sciences sociales, et peut servir de cadre ou de support d’analyse de situations de vie. Le conatus se définit comme une essence, mais n’est pas orienté vers telle ou telle direction ; il va s’actualiser en situation et selon les situations. Et donc ce qui intéresse l’anthropologie (et les sciences sociales en général), c’est l’actualisation en situation du conatus.

Cet homme qui vit et qui continue à vivre, quel est-il ? Comment est-il ?

L’acte de continuer c’est avant tout ne pas rester, aller en avant, se déplacer, se projeter dans la situation suivante… Vivre c’est continuer au jour le jour, de situations en situations, d’instants en instants…

« Il n’existe rien au-delà de la succession des jours, l’un après l’autre. Et empoigner un jour, accepter le quotidien, l’ordinaire, cela n’est pas donné mais à faire. » (S. Cavell)

La vie est un engagement continuel. Continuel : à savoir de chaque instant.

A lire L’Ethique, on mesure combien la situation et l’instant ne sont pas rien mais qu’ils sont ces petits riens qui font tout. La vie se déploie comme succession et enchevêtrement de situations, d’instants et d’états qui ne se ressemblent pas.

Spinoza vient, par l’importance qu’il donne à l’instant, soutenir le projet phénoménographique et appuyer la nécessité, pour l’anthropologue, d’observer ce qui se vit « ici et maintenant », en situation.

Comment se fait cette continuation dans l’existence ? Comment vit-on du matin au soir ?

Répondre à ces questions suppose en effet d’observer les personnes vivre, de les suivre au fil des situations… Se pencher sur le détail, « détailliser » la vie, la disséquer…Même si ce que nous pourrons dire du réel se situera toujours en-deçà de sa richesse. On sait combien la tentative d’épuisement du réel est vaine, mais doit-on pour autant abandonner la perspective de l’approcher ?

Chaque instant détient, dans la philosophie spinoziste, un potentiel de remise en cause de notre puissance d’agir, de notre conatus. Remise en cause plus ou moins forte pouvant aller jusqu’à la mort physique. L’enjeu de chaque instant de notre existence c’est la vie ou la mort. Les causes extérieures menacent ou en tout cas sont susceptibles de menacer notre puissance d’exister. D’où une certaine précarité existentielle.

Laurent Bove, commentant l’Ethique, écrit qu’il résulte de la puissance des autres conatus un « danger » constituant la « structure permanente de l’existant ou du mode fini », de sorte que « agir, c’est mettre sa vie en péril, et on ne peut pas ne pas agir, car notre être est action. »

La vie est dans le mouvement. Mouvement physique certes, mais également mouvement des affects et des pensées. Un mouvement à saisir pour l’anthropologue qui se propose d’observer et de décrire la vie.

Et observer les hommes vivre, c’est se confronter à l’acte de persévérance.

Or, quand nous nous penchons de plus près sur les thèmes de recherche prisés par les sciences sociales, nous sommes surpris de constater que ce qui est au cœur même de toute vie, la persévérance, constitue une zone d’ombre.

Si Spinoza rend légitime l’exercice phénoménographique, il vient également défendre une phénoménographie comparée des êtres (humains et non humains) par l’idée même que l’Homme n’est qu’une partie de la Nature et qu’il ne doit pas être considéré, ceci étant, comme « un empire dans un empire. »

Notons que le conatus n’est pas une particularité ni même une supériorité anthropologique, mais que chaque chose, en tant qu’elle existe, en est dotée.

La philosophie spinoziste vient décentrer le regard de l’anthropologue. L’Homme n’est pas au centre, car dans la Nature il n’y a ni centre ni périphérie.

Cela vient appuyer plusieurs choses : tout d’abord, l’homme est un être entouré, c’est-à-dire entouré de la Nature, et de fait il serait absurde de le concevoir de manière isolée. Le préjugé anthropocentrique altère notre connaissance du monde.

Ensuite, le regard de l’anthropologue se doit d’être « équitable » (M. Vicart), c’est-à-dire qu’il doit laisser une place identique à toutes les choses, afin que chaque présence soit rendue présente. Laisser une place aux présences donc, et non à la seule présence humaine. Penser la co-présence, la présence aux côtés d’autres présences. Ne pas mettre entre parenthèses le monde. Car notre rencontre avec le monde est à la fois inévitable et permanente.

Ce monde d’êtres qui nous entourent se présente à nous, humains, comme un « toujours déjà là ».

Il convient d’ouvrir le champ d’investigation de l’anthropologie en ne se bornant plus à un objet d’étude unique qui serait l’Homme, conçu comme « un empire dans un empire », mais en étudiant les autres êtres en eux-mêmes et pour eux-mêmes.

Concevoir l’être humain et les autres êtres, mais aussi l’être humain avec les autres êtres.

Avec les autres êtres car chez Spinoza, l’Homme est à la fois ce qui s’efforce de persévérer en vertu de la puissance qui le constitue, mais il est aussi ce qui est déterminé à exister et à opérer par des causes extérieures.

Il vient rompre avec une vision de l’homme acteur, conscient, rationnel, décideur…

L’homme est pris par les causes extérieures, il doute, il hésite, et fait des choix dont il ne mesure pas toujours la portée…

« Je dis que nous agissons, quand il se fait en nous quelque chose dont nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire (par la définition précédente) quand de notre nature il suit, en nous ou hors de nous, quelque chose qui peut se comprendre clairement et distinctement par elle seule. Et je dis au contraire que nous pâtissons, quand il se fait en nous quelque chose, ou quand de notre nature il suit quelque chose, dont nous ne sommes la cause que partielle. » (Ethique 3, définition II.)

Pour Spinoza, la conscience, la rationalité, la liberté sont et seront toujours limitées par le pouvoir des causes extérieures.

« Il ne peut se faire que l'homme ne soit pas une partie de la Nature, et puisse ne pâtir d'autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par sa seule nature et dont il est cause adéquate. » (Ethique 4, proposition IV)

La vie a besoin de l’Autre pour perdurer. Il nous faut ingurgiter des aliments pour subsister. Il nous faut respirer de l’air. Il nous faut nouer des relations avec des êtres.

Le conatus est à la fois intrinsèque et extrinsèque.

Intrinsèque car je suis et je continue d’être en moi-même et par moi-même.

Extrinsèque parce que cette persévération ne peut se faire sans l’Autre, Autre qui vient augmenter ou diminuer ma puissance d’être et d’agir. Autre qui me sert d’appui dans mon existence.

« Les causes extérieures nous agitent de bien des manières et, comme les eaux de la mer agitées par des vents contraires, nous sommes ballottés, sans savoir quels seront l’issue et notre destin. » (Ethique 3, proposition LIX, scolie.)

Spinoza nous décrit un homme en proie aux inconstances.

Ces fluctuations, ces oscillations sont les états de conflits intérieurs qui nous « ballottent » sans cesse. Fluctuations qui naissent du fait que les hommes sont continuellement exposés, et qu’ils se laissent prendre et tirailler par les choses extérieures.

« Nous pouvons montrer que l’Amour existe joint au Repentir, au Dédain, à la Honte… » (Ethique 3, proposition LIX, scolie.)

Si Spinoza définit trois affects primaires que sont le Désir, la Joie et la Tristesse, il existe, nous dit-il, une infinité d’affects dans lesquels viennent s’insérer des nuances.

Ce qui nous fait dire que l’être humain est en proie à des affects complexes, parfois contradictoires. L’état de tristesse ou de joie ne suffisent pas à définir l’état dans lequel se trouve l’homme dans une situation donnée. Il faut y injecter des nuances, des colorations, des teintes. Les affects ne sont sans doute jamais purs et exclusifs. Lorsque l’amour domine, la haine est sans doute là, en retrait.

« Si nous imaginons que quelqu’un aime, ou désire, ou a en haine, quelque chose que nous-même aimons, désirons, ou avons en haine, par là même, nous aimerons, etc. la chose avec plus de constance. Et, si nous imaginons qu’il a en aversion ce que nous aimons, ou inversement, alors nous pâtirons d’un flottement de l’âme. » (Ethique 3, proposition XXXI)

Cette proposition décrit l’état d’influence que nous subissons lorsque nos sentiments à l’égard d’une chose sont confirmés ou contredits par ceux d’un autre (influence des affects des autres, ou plutôt de ce que nous imaginons être les affects des autres.)

Spinoza nomme l’état intermédiaire entre deux sentiments contraires « flottement de l’âme » qui présente une analogie avec le doute du point de vue de la pensée.

Ce « flottement de l’âme », nous en faisons l’expérience quotidiennement quand nous sommes en proie à l’hésitation et à des sentiments contraires à l’égard de quelque chose. Dès lors, il nous faut concevoir qu’il est possible et même fréquent d’être affecté de manière contradictoire.

L’anthropologue doit s’attacher à saisir le mouvement des affects de situations en situations. Ne pas figer l’homme dans un état durable, mais au contraire le suivre dans ses hésitations affectives mais aussi cognitives. Hésitations affectives et cognitives qui se succèdent, mais aussi « flottement», nuances.

La méthode phénoménographique, par l’observation du cours concret de la vie, permet, il nous semble, de saisir ces hésitations, fluctuations, incohérences à la fois affectives et cognitives, qui colorent la présence.

« Dans la présence, la résonance avec le monde entier nous affecte selon les oscillations de tons que nous éprouvons entre l’angoisse et la sérénité. Ces sentiments ne sont que rarement purs et exclusifs l’un de l’autre. » (B. Honoré)

Par ailleurs, la méthode auto phénoménographique qui consiste, pour l’anthropologue, à se prendre soi-même comme objet, nous semble également très pertinente pour rendre compte des états d’esprit et affects que nous expérimentons dans notre vie d’humain. Décrire cet être humain qui s’expérimente lui-même de l’intérieur.

Autre point qu’il nous paraît important de mentionner : Spinoza ne présuppose pas d’une essence humaine qui viendrait enfermer l’Homme dans un état immuable de la naissance à la mort. A aucun moment il ne dit « voilà qui est l’Homme ».

En laissant libre et ouvert le champ de l’essence, la philosophie spinoziste nous permet ainsi d’appréhender le changement. Les limites humaines sont ouvertes.

A la question « que peut l’Homme ? », la réponse ne peut se trouver qu’en situation. On ne peut pas y répondre a priori. On ne sait jamais par avance ce que peut un Homme ni ce que peut un corps. Définir l’humain suppose de le définir en situation.

Cette humanité ouverte et « incluante » que nous propose Spinoza nous séduit par son « éthique ».

Si nombre de philosophes se sont attachés à définir l’Homme, ils l’ont fait en laissant aux marges de l’humanité certains hommes qui n’avaient pas les critères pour entrer dans la case « humain ».

L’Homme comme « animal politique »Succession de définitions de l’Homme qui n’ont fait qu’ouvrir un appel à l’exclusion de l’altérité. , « animal rationnel », « animal doué du langage », « animal qui peut rire »

Or, dans la philosophie spinoziste, l’humanité de l’homme qui ne marche pas ou plus, qui ne parle pas, qui « perd la tête »… n’est pas remise en cause. Le doute quant à l’humanité de l’altérité altérée n’est pas permis.

La persévérance dans l’exister, si elle intéresse depuis longtemps la philosophie, ne semble pas questionner l’anthropologie. Et pourtant… Comment penser la vie humaine sans réfléchir à l’acte qui la fonde ?

Questionner ce qui a priori ne pose pas question, ce qui semble aller de soi, et qui se révèle être la question fondamentale. Le geste de vivre nous semble si familier, si évident, si présent qu’il est finalement passé sous silence, et n’est pas interrogé par l’anthropologie.

Saisir ce qui semble nous échapper, ce qui semble insaisissable. Saisir l’épaisseur de l’instant.

Le cours de toute existence. Humaine et non humaine.

Si l’Ethique nous ouvre de nouvelles pistes de recherche et de réflexion, reste à présent à les confronter au réel.

Suivre le fil d’une vie d’homme, d’enfant, de chien… Penser la façon dont ces êtres font leur « métier d’être. » (E. Lévinas)

9 janvier 2010

B.5. Phénoménographie et phénoménologie : quelle est la différence ?

Sur la question de la différence entre phénoménologie et phénoménographie, voici la position de Marion Vicart.

Le terme « existence » devient, par conséquent, un des piliers centraux de l’approche phénoménographique. Selon M. Merleau-Ponty (1964), l’existence définit l’être dans son rapport au monde et, ce faisant, s’associe étroitement à la notion de « comportement ». La manifestation de l’être dans sa manière ordinaire de se comporter de façon plus ou moins compétente à l’égard de ce qui l’entoure, devient un des enjeux essentiels que le phénoménographe tente d’approcher par l’observation. La démarche phénoménographique, on l’aura compris, trouve ses appuis dans la phénoménologie et s’inspire de son approche existentielle. Mais, c’est en quelque sorte un mouvement inverse qu’elle adopte par rapport à cette dernière. En effet, la phénoménographie ne vise pas à saisir le « mouvement de l’existence » (Barbaras 2007) par une démarche descendante de « mise en lumière » qui part d’une réflexion sur le « problème de l’être » dans son mode abstrait (p. 30), pour arriver à l’explication de quelques-unes de ses manifestations concrètes. Elle s’attache, au contraire, à décrire l’existence en train de se faire ou « l’acte d’exister » des êtres humains et des animaux. Arrêtons-nous un instant sur cette distinction entre phénoménologie et phénoménographie. Comme l’a décrit R. Barbaras, la tâche fondamentale de la phénoménologie est de « repenser le sens de l’être du sujet à la lumière de l’épreuve de la liberté » (p. 28). Or, cette expérience de la liberté nomme précisément l’expérience que nous sommes (l’épochè) en retrait de l’expérience que nous faisons (« l’attitude naturelle » selon Husserl). L’expérience de la liberté que se donne pour objet la phénoménologie peut encore être désignée par un « dépassement du donné sensible », un « mouvement d’arrachement ou de transcendance » de l’être par rapport à l’expérience « que nous faisons ». Autrement dit, la démarche phénoménologique consiste à partir d’elle-même pour aller vers le réel selon un « mouvement archéologique de descente au cœur de l’expérience », tandis que celui de la phénoménographie suppose un mouvement inverse, celui d’une « montée » qui partirait d’une observation et d’une description du réel pour s’atteindre elle-même, c'est-à-dire atteindre la possibilité de légitimer son propre discours. C’est un tel déplacement que le suffixe « graphie » vient explicitement affirmer. Par ailleurs, c’est aussi ce mouvement ascendant, partant au ras du réel pour prendre progressivement de l’ampleur conceptuelle qui, du reste, nous permettra de ne plus tenir pour évidentes certaines notions et d’en vérifier le bien-fondé.

En revanche, là où phénoménologie et phénoménographie se rejoignent, c’est dans la sensibilité que montre l’observateur face à ce qui apparaît devant lui : celui-ci fait preuve d’une attitude réceptive qualifiée d’« attitude d’ouverture » (Depraz 2006) face à la situation, où le sens n’est pas donné par des préjugés. Ainsi, notre démarche phénoménographique visera à décrire les hommes et les chiens tels qu’ils se présentent à nous en décalant notre regard pour lire autrement ce qui se passe dans la situation. Cela signifie que nous devons mettre en suspens les catégories et contenus pré-donnés pour observer et décrire simplement ces êtres dans leur façon de se comporter et d’apparaître à nos yeux. Dès lors, cette attitude réceptive implique de laisser ouvertes toutes les portes de l’existence des êtres, existence qui nous apparait dans sa « fraicheur native ». Concrètement, nous devrons porter une attention, qualifiée de « naïve », à ce qui advient et à la continuité de l’être « en train de se faire » de l’homme et de l’animal. Dans une situation quotidienne, il s’agira, ainsi que le préconise N. Depraz, de mettre en œuvre la possibilité de se faire surprendre par l’imprévisible et d’« ouvrir nos habitudes sédimentées à l’inattendu ».

REFERENCES
Barbaras R. , Le mouvement de l’existence, Paris, Eds de la Transparence, 2007
Depraz N., Comprendre la phénoménologie, Paris, Armand Colin, 2006
Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1964

9 janvier 2010

C. Etre un être humain

La phénoménographie déplace le regard "collectiviste"  de l'ethnographie car son objectif poussé radicalement est de se focaliser sur un être, un seul à la fois, qu'elle observe selon le rythme de la journée et du temps, d'instant en instant, de situation en situation. Ainsi la phénoménographie s'intéresse moins aux collectivités plus ou moins synthétisées, aux activités et aux événements, qu'aux êtres comment étant, existant et présents.

I. Une thèse en cours (en attente)

9 janvier 2010

D. Etre un enfant (par Leslie Juillet)

Plan de cette rubrique :

I. Projet de mémoire

II. L'acte de jouer

III. A fleur d'existence, les enfants

9 janvier 2010

D.1. Un projet de mémoire

L’enfant, une façon d’être humain.
Présentation du mémoire de master 2 de Leslie Juillet, étudiante à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales sous la direction d’Albert Piette (soutenance en juin 2008)

Aussi disparate que soit le monde sur la toile des sciences sociales, il est sans enfant. Agent ou acteur, et éclairé par une pluralité de focales théoriques ou méthodologiques, l’individu socio-anthropologique transparaît dans une forme adulte, autour de laquelle les enfants ne seraient qu’en filigrane, sur des pointillés, comme une ombre éphémère et silencieuse. Il est comme si le petit- être était hors sujet dans l’univers des normes et des compétences sociales, recalé dans les sciences « naturelles » ou « expérimentales », en introduction à la vie humaine, mais sans vie lui-même. L’absence de l’enfant dans les sciences sociales est un déni de savoir sur l’unité humaine. Ce constat est le seuil de notre intrigue. Par la voie de l’ethnographie et la situation ordinaire comme unité spatio-temporelle, nous inspirons à montrer la consistance de l’existence des enfants, cette « vie ignorée », qui par sa spécificité, interroge les théories sociologiques et nourrit l’anthropologie. Nos descriptions d’enfants se délimitent sur trois espaces : l’école (situations de classe et de récréation), la maison, et un centre commercial (occupé par le Père Noël) et sur un élan temporel : le quotidien, celui qui nous permet de suivre les petits acteurs dans leurs enchaînements de séquences d’actions. Voir le quotidien c’est aussi ouvrir la porte à l’ordinaire : la pluralité et le diffus des attitudes, le saillant et l’incertain…Le tout dans le plus fin détail, fil conducteur méthodologique des différentes façons d’être et des vies en cours.

C’est moins la catégorie « enfant » que nous voulons éclairer, que la manière dont la petite forme humaine est au monde, dans ses interactions avec d’autres formes humaines (petites ou grandes) et un environnement matériel. En outre, nous privilégions la question « Comment sont les enfants ? » à « Qu’est- ce qu’un enfant ? ». Cependant, nous devons incontestablement reconnaître qu’ « enfant » n’est pas une réalité universelle et essentielle. Si aujourd’hui, dans nos concepts occidentaux, la catégorie de l’enfance comme époque de la vie semble peu discutable, tel un fait naturel de la vie (H. Garfinkel), l’histoire et l’ethnologie nous montre que la frontière d’humanité entre le petit et le grand se reformule constamment selon la perception et la mesure des compétences pour le premier. (P. Garnier). L’origine latine infans pointe celui qui est « incapable de parler ». Les textes de Platon et d’Aristote évoquent l’enfant comme un être non évolué, dépourvu de raison et proche de l’animal (E. Becchi, D.Julia). Encore, pour les scientifiques du début du XXème siècle l’enfant est en adéquation avec le sauvage et le fou, par son statut de primitif. Parce que sa réponse est historique, « Qu’est-ce qu’un enfant ? » est légitime, et si ce n’est pas cette question que nous confrontons directement à notre œil empirique, elle constitue l’un des socles de notre fil épistémologiques. C’est en effet notre définition de l’enfant comme être compétent qui nous permet à la fois de prendre au sérieux leur présence active et cognitive et de nous interroger sur le « comment » de ces compétences. Dans un autre sens, le « comment » de l’être enfant éclaire les frontières du « petit » et du « grand » dans le cours de l’action, par la confrontation pratique de ce qui est tolérable d’être et de faire entre les deux formes humaines. Ainsi, il est important de reconnaître la place du jeu comparatif entre l’enfant et l’adulte dans notre raisonnement. Notre intérêt n’est pas de dresser un tableau de propriétés entre les deux catégories pour prétendre synthétiser l’être humain. Nous nous souvenons simplement que les séquences d’actions et énoncés décrits des enfants en situation se comprennent après coup, par une confrontation avec les concepts des sciences sociales, élaborés essentiellement autour d’un individu adulte. De même, le repérage d’ajustements, d’asymétries et de tensions dans les interactions du petit et du grand zooment sur ce qui est à la fois spécifique et partagé, étranger et familier, dans le monde des humains. En bref, « voir » les enfants c’est aussi savoir les positionner en relation avec quelque chose d’adulte.

Les travaux des sciences sociales dans lesquels l’enfant est objet, appréhendent tous la frontière enfant- adulte, que nous pouvons qualifier dans trois familles de focales : la frontière continue, la frontière stricte et la frontière relationnelle. Nous verrons en quoi l’enfant reste invisible dans chacun de ces regards, à la lumière de notre projet anthropologique.

Une première vague de travaux, attachée plus ou moins à la tradition piagétienne, ne se focalise sur l’enfant qu’en s’interrogeant sur le processus qui forme l’adulte. Le petit est donc un être inachevé, et le grand sa « finition ». Ainsi, des concepts comme « famille », « éducation », ou « socialisation » sont souvent employés pour prédéterminer le devenir de l’enfant. De même, si le regard se porte sur les actes du petit, ceux-ci ont grande tendance à ne se réduire qu’à des causes du développement humain, un franchissement de stades sur une ligne évolutionniste. Également, cette focale illustre bien le fait que les agents, acteurs, groupes ou individus qui font l’objet des théorisations des sciences sociales sont généralement des adultes, crédibles et compétents. Sous cet angle de vue, l’enfant est écrasé sous un paradigme de règles à respecter pour « être » mais il n’est pas actuellement, en situation et dans le cours d’une action en interaction avec ces « règles » proprement dîtes.

Des travaux récents, se proposent de remédier à l’absence de l’enfant en tant qu’acteur dans les sciences sociales en les présentant comme des êtres compétents, créateurs et producteurs de social. Par exemple, « l’enfant n’est pas un être totalement manipulé et entièrement déterminé par son environnement, il a des marges de manœuvre qu’il met à profit, transforme les situations auxquelles il participe à son avantage, se construit en adhérant mais aussi en sélectionnant, en réagissant, en modifiant les façons d’agir et de penser qui lui sont proposées. » (I. Danic, J. Delalande, P. Rayou). Cette focale, contrairement à la première, catégorise l’enfant comme une communauté à part entière avec ses propres codes et singularités par rapport à un « monde adulte ». La frontière est donc stricte. Ainsi, nous sont dressés les traits d’une « société enfantine » où le jeu de sable est un « fait social total » (J. Delalande) et le goûter d’anniversaire un rituel (R. Sirota). Finalement dans ces travaux, la reconnaissance de l’enfant en tant qu’acteur s’arrête à une « unité culturelle » enfantine revendiquant une identité propre face à une « culture globale ». Or, il est selon nous fictif d’isoler les enfants des adultes parce que les seconds existent en tant que repères humains, matériels et moraux dans l’univers quotidien du second. Pourquoi faire comme si la réalité était autrement ?

La troisième famille que nous définissons concerne la pluralité des travaux de tradition anglo-saxonne et américaine qui ont donné lieu à des ethnographies minutieuses dans le cadre de l’école. Cette focale établit un équilibre intéressant entre les deux premières qui, soit ignorent la singularité de l’enfant, soit en abusent. « La Nouvelle sociologie de l’éducation », née en Grande- Bretagne (P. Woods, M Hammerseley), s’intéresse au processus de socialisation, comme une relation dynamique entre les enseignants et les enfants. Ces auteurs privilégient à la fois le concept de « culture » et d’ « interaction ». Les enfants ne sont pas des récepteurs passifs aux règles qui les entourent, ils sont formés par une culture mais la recréent constamment dans leurs interactions avec les adultes et leurs pairs. Ainsi, la socialisation n’est pas un processus intériorisé et fini, elle se joue en permanence, aussi bien dans le sens des enfants que des adultes. (A. Vasquez- Bronfman, I. Martinez). Les travaux américains des ethnométhodologues (A.Cicourel, H.Sacks) et ethnographes de la communication (J. Gumperz) sur des situations scolaires, se focalisent sur les compétences communicationnelles des enfants pour faire émaner une certaine socialisation implicite par le savoir social et les catégories cognitives de chacun des membres. Avec une ethnographie des usages langagiers, ces auteurs apprennent ainsi les normes et les valeurs culturelles de telles institutions ou organisations, toujours proies au changement et liées au statut et au rôle de tel ou tel acteur. Dans cette dernière focale, la conception de la frontière « adulte-enfant » est donc relationnelle. Dans leurs interactions dans des cadres culturels précis, le « petit » et le « grand » créent ensemble les valeurs du monde social dans le microcosme du quotidien. Á un niveau méthodologique, nous nous inspirons largement de cette dernière famille de focale. L’action « en train de se faire » est chère à notre œil phénoménographique. Mais, nous allégeons de ce cours de l’action, le poids de changement et de pertinence sur lesquels se concentre l’individu. Pour nous, une action « qui se fait » est simplement une actualité de gestes et d’énoncés dans une situation donnée où il suffit de décrire ce qui est sans avoir besoin de dimension explicative sociale et culturelle. La focalisation immédiate de cette dernière rend invisible les aspects de la situation qui sont déjà là, qui vont rester là et sur lesquels les enfants s’appuient sans pour autant les investir. C’est aussi une divergence d’intérêts qui nuance ce troisième type de regard du nôtre. Ces auteurs anglo-saxons et américains regardent l’enfant, avec pour premier objectif de travailler sur les problèmes culturels et politiques de l’éducation. Notre originalité sera donc d’étendre les compétences interactionnelles et cognitives reconnue de l’enfant pour une connaissance plus large sur ce qui fait sa spécifité humaine.

Nous reconnaissons les apports intellectuels de chacune des familles de focales, qui parlent à leur manière du monde enfantin. L’articulation de ces édifices conceptuels contribue à éclaircir la façon dont l’enfant va organiser son action. Mais, nous nous détachons de la quête commune de ces trois regards : l’acquisition de la culture, qu’elle se fasse de façon déterminée, créatrice, rationnelle, innovante et que ce soit une culture identique à celle de l’adulte, différente, ou changeante. La position d’apprentissage de l’enfant n’est pas importante pour nous dans la mesure où ce n’est pas ce processus qui dirige les manières d’être et de faire des enfants dans des séquences d’actions données. Même dans une salle de classe, l’enfant n’est pas constamment en train de se dire qu’il est en train d’apprendre, le fait d’être un élève ne donnera à son action que la forme générale d’être assis dans une salle de classe, écouter et répondre aux questions, position qui n’est pas forcément propre à l’enfant. Dans sa vie quotidienne, l’adulte va également apprendre à se familiariser avec des éléments du monde qui lui étaient jusque là étrangers, et de la même façon que l’enfant, il ne se retrouve jamais dans des situations de néant caractérisée par la perte de tous rapports confiants, où tout est à faire ou refaire pour continuer à vivre. Les enfants des sciences sociales ne vivent pas vraiment, ils sont bien trop occupés à recevoir des normes, des valeurs et des codes auxquels ils vont eux même remédier pour construire leur vie. Mais où est leur vie de l’ici et du maintenant ? Cette citation de Goffman qui parle de l’apprentissage d’une tâche pour l’individu en général, nous fait penser à cet absent : « Il s’agit de permettre au néophyte d’accomplir son activité dans des conditions telles qu’il ne sera pas vraiment confronté au monde et que son activité sera découplée de ses compétences habituelles ». Dans des parenthèses socio-culturelles, l’enfant n’a pas vraiment lieu d’être car rien n’est stable pour lui, il se prépare. La norme étant en cours de construction, il est comme si l’enfant n’était pas habilité à « être normal » et que l’on attendait moins de lui que l’adulte de donner des preuves d’une santé mentale convenable. Notre problème n’est pas d’esquisser de qu’est un enfant « normé », en harmonie avec des règles enfantines ou adultes mais de voir ce qui est « normal » pour les enfants, ce qui « passe » et ce qui les trouble, la pertinence attendue sur leur environnement matériel et humain, leur capacité à s’en inquiéter et à s’en distancier. Notre position n’exclue pas totalement la dimension sociale et culturelle dans l’univers de l’enfant, simplement, en suivant le petit être de très près, dans la circonscription d’une situation, nous voyons d’abord une présence qui s’appuie sur tels ou tels éléments, eux même présents de différentes façons pour se présenter à lui-même et aux différents êtres (humains ou non) qui l’entourent. S’ « appuyer » se fait de différentes manières selon la compétence à banaliser, écarter, s’inspirer, s’imprégner, etc. Si nous devons parler de normes et de valeurs « sociales », ce n’est qu’après avoir compris l’interaction d’éléments ainsi définis avec les compétences cognitives de l’enfant. Il est peut paraître bien ambitieux et audacieux de voir se lier ensemble le mental et le social, entre les seules parois de la vie ordinaire. Mais le projet de rendre « vivants » les enfants ne serait-il pas l’occasion de revisiter le savoir- faire ethnographique et quelques concepts des sciences sociales ?

Bibliographie

Garfinkel H., 1967, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, Prentice Hall.

Garnier P, 1995, Ce dont les enfants sont capables. Marcher XVIIIe, travailler XIXe, nager XXe, Paris, Métailié.

Becchi E, Julia D, 1998, Histoire de l’enfance en Occident, tome 1, Paris, Seuil.

Danic I., Delalande J., Rayou P., 2006, Enquêter auprès d’enfants et de jeunes. Objets, méthodes et terrains de recherche en sciences sociales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

Delalande J., 2001, La cour de récréation. Pour une anthropologie de l’enfance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

Sirota R., 1997, « Processus de socialisation et apprentissage des civilités, à propos d’un rituel : l’anniversaire », in Mythes, rites, symboles dans la société contemporaine, sous la direction de Monique Segré, Paris, L’Harmattan.

Vasquez-Bronfman A., Martinez I, 1996, La socialisation à l’école. Approche ethnographique, Paris, PUF.

Goffman E, 1974, Les cadres de l’expérience, Paris, Editions de Minuit.

9 janvier 2010

D.2. L'acte de jouer

par Leslie Juillet

Jeux de regards sur le jeu. Un jeu d’enfant ?

Du jeu comme fait de culture à l’acte de jouer

Jouer dans la cour de récréation. 

Pour présenter notre manière de « voir » les enfants, nous nous prêtons à un petit exercice comparatif entre une description de Julie Delalande (2001, La cour de récréation) et nos propres observations, dans le cadre commun d’une cour de récréation. Ce jeu de regards ne s’inscrit pas dans une logique analytique mais peut éclairer le pas méthodologique entre l’ethnographie et nos inspirations phénoménographiques.

Dans la cour et face aux enfants, et cela même dans un espace- temps différent, Julie Delalande et nous-même n’échappons pas à l’usage du verbe « jouer », terme voyageur des traditions de sciences humaines et sociales. Que font les enfants dans une cour de récréation ? Ils « jouent ». Cela semble évident, de la même façon qu’on « mange » à table, qu’on « prie » dans une église ou qu’on « marche » dans la rue. Les adultes de la cour disent aux enfants « Va jouer ! » en les poussant d’un revers de la main, comme pour les replacer dans un centre de convergence ; « Je regarde les enfants qui jouent » répond l’ethnographe aux innombrables questions des petits sur ce qu’elle fait. Pourtant, notre réponse négative à une fillette « T’as marqué Colin- Maillard ? » ou notre plus grand intérêt pour le fait que deux enfants nous fassent une démonstration du « pousse-pousse » que pour le « pousse-pousse » en lui-même, peuvent introduire notre détachement d’une cour fonctionnelle qui structure harmonieusement les jeux comme si ces derniers complétaient totalement la présence des enfants.

Autrement dit, nous doutons sur le fait que « faire » et « être » dans la cour de récréation c’est jouer. Mais qu’est ce que « jouer » ? Quand et comment commence un jeu ? Comment prend-il fin ? Les réponses à ces questions s’entrevoient dans les séquences d’action de différentes situations dans la cour. Ainsi, les jeux des enfants ne nous intéressent pas. Nous cherchons, dans le cours de l’action, l’acte de jouer. Plus précisément, en interrogeant le cours de l’action des enfants qui jouent, nous mobilisons la totalité des êtres face à nous et non l’effet totalisant du jeu comme pratique socio-culturelle, c'est-à-dire « au-dessus » ou « en dessous de l’action ». Encore, nos enfants qui jouent se déplacent, font tel mouvement, expriment tel énoncé ou telle mimique avant d’être joueurs typiques d’une culture générationnelle. Des exemples concrets d’observation de Julie Delalande et nous même semblent communiquer cette nuance de focale entre les jeux des enfants joueurs et l’action des enfants qui jouent.

Exemples de situations : Regards croisés du centre à la périphérie.

  • Julie Delalande (2001: p 186)

« A l’école rurale de la Colline, les garçons jouent aux agriculteurs :

Quatre garçons et une fille sont équipés de deux tracteurs avec remorques. Ils ont tracé au sol des sillons et une route au milieu :

- Là c’est un pont.

- Attends, tu vas faire un champ pour moi.

- Ha ouais.

-Eh Marc ! Plutôt les asperges, c’est dans le milieu !

-C’est pour nettoyer les asperges.

-Sulfater plutôt !

-Eh ! Le tracteur, il est en panne ? (le « conducteur » du tracteur discute au milieu de la route et crée un embouteillage).

-Eh quoi ! J’ai l’droit de m’arrêter discuter ! »

  • Cour de récréation des 4-6 ans d'une école du XIIème arrondissement de Paris (avril 2007)

-Une fille (1) marche et parle toute seule.

-Elle va dans une direction, une autre, puis elle croise un garçon. Elle lui parle d’emblée comme si elle continuait sa communication verbale. Le garçon la regarde au début avec des yeux ronds puis il lui répond verbalement.

- Ils traversent la cour. Ils vont s’asseoir par terre à genoux.

- Une fille (2) vient se joindre à eux, puis s’éloigne du duo en gonflant ses joues : « Pffffffff ! ».

- Fille(2) revient et se rassoit avec Fille (1) et le garçon.

- Je me rapproche. Ils se sont levés et courent un peu dans la cour.

- Maintenant, ils sont assis sur le banc (A).

- Fille (1) est debout. - Le garçon va ramasser une toute petite plante. Les 2 petites se rapprochent de lui. Le garçon : « Elle est là la limace ! » en tendant la petite plante. Les filles, pas très fort : « Aaaaaaah ! », et se mettent à courir.

- Fille (2) met un doigt sur la chose-plante-limace puis : « Au secours ! », en courant un peu.

- Fille (1) tousse pleinement et court un peu aussi.

- Fille (2) et garçon sont assis sur le banc (A). Le garçon se met la tête contre l’épaule.

- Le garçon est maintenant assis sur fille (2), les jambes écartées.

- Fille 1 est assise sur le banc (B).

- Puis les trois sont sur le banc(B).

- Le garçon s’assoit et met la fille (2) sur ses genoux.

- Maintenant il court après.

- Fille (1) est assise sur le banc (A) puis revient sur (B).

- Le garçon est debout face aux deux filles.

- Fille(1) : « Va à la maison ! »

- Fille (1) va s’asseoir sur le banc (C).

- Le garçon court. Fille (2) aussi.

- Fille (1) fait mine de jouer de la guitare, chantonne.

- Le garçon et fille(1) sont revenus sur le banc (B).

- Le garçon dit : « J’suis fatigué » en penchant un peu la tête vers fille(1).

- Fille (1) va sur le banc (C).

- Le garçon est debout sur le banc(B). Il se lèche le doigt et frotte sur sa jambe.

- Fille (1) assise sur le dossier du banc (C) puis se rassoit sur banc. Fille 2 est assise à côté.

- Fille (2) se lève. Elle est derrière le banc (C). Elle rechange de banc et s’assoit. Le garçon est assis à côté d’elle. Ils regardent tout les deux vers la même direction.

- Fille (1) sur le bord du banc (C) parle à un autre garçon, assis sur le bord du banc (A).

- Fille (1) debout sur le banc (A) fait « 1, 2, 3 soleil » en tapant sur le mur avec ses mains.

- Fille (2) avance vers le banc (A) la bouche grande ouverte - Fille (1) vient lui tapoter la joue

La cloche retentit

-Les deux filles sont non loin de moi. Fille (2) me regarde Elle me fait d’abord un signe de salutation, et avec un grand sourire et des yeux qui brillent : « Bonjour ! ». Fille (1) me regarde, les yeux interrogateurs, elle ne sourit pas.

Au premier regard, la description de Julie Delalande est précise et détaillée. Pont adéquat entre le concret et le général, exemple typique d’une théorie ethnologique sur les jeux enfantins, elle est claire et cohérente. Á l’opposé, notre observation quasiment brute alourdit la lecture. Les détails semblent embrumer nos intérêts scientifiques : Quel lien avec les jeux des enfants ? Le lecteur surpris se souviendra que l’ « acte de jouer » se tisse par les fils fragiles et ambigües que sont les modalités d’être plurielles des enfants. Il n’est qu’une infime particule de la vie des enfants, ici et maintenant.

Notre confrontation avec Julie Delalande montre qu’un jeu plus ou moins visible n’est qu’une question de focale. La première description est une illustration des «  jeux comme faits de culture ». Par cet exemple du « jeu des agriculteurs », Julie Delalande appuie que bien que « construction fictive », le jeu est empreint d’une « retranscription » réaliste de la vie quotidienne, et plus précisément du monde des adultes. De même, cette observation s’inscrit en continuité dans la thèse de l’auteure en ce qui concerne les techniques des jeux de sable et leur transmission en tant que « patrimoine enfantin » (p 187). Á cette échelle ethnologique, une focalisation concentrée principalement sur les énoncés verbaux des enfants semble suffisante. L’ethnographe ne se laisse pas encombrer par des petits détails périphériques au « jeu des agriculteurs », tels que des petites attitudes (regards, gestes, mimiques) qui distancient probablement les êtres du cœur de l’action en train de se faire. Si un « conducteur de tracteur » qui « discute au milieu de la route » apparaît dans les descriptions, c’est parce que sa « distraction » ne sort pas de l’enjeu pertinent et signifiant du dialogue des « enfants agriculteurs ». Cependant, le rappel à l’ordre des autres enfants esquisse la pratique du jeu comme une mosaïque d’intentions et d’attentions qui ne sont pas harmonieusement partagées. Même dans le cours du jeu, l’enfant peut se dégager quelque peu d’une figure stricte de joueur. Mais ce dernier aspect de la « réalité » n’a aucun intérêt dans la perspective culturelle de Julie Delalande.

Pour le chercheur de logique et de sens, nos observations paraîtraient bien incongrues. En effet, la situation choisie ne délimite pas un « jeu » proprement dit mais un enchaînement d’attitudes (verbales ou non) entre trois enfants dans un espace marqué par trois bancs. Pourtant, au loin, ces enfants qui bougent, qui s’écrient et qui vont et viennent sont les figurants du parfait tableau des enfants qui jouent. Se rapprocher des enfants et suivre le rythme de leurs mouvements, c’est constater que le concept de « jeu » dans le cours de l’action n’est pas quelque chose qui se cueille du regard, tel un objet, un solide édifice, une certitude. Dans notre situation, les attitudes ludiques des enfants ne commencent pas par une forte intention de jouer, elles semblent s’enchaîner par un élan assez fluide. De même, un acte de jeu passe à un acte « hors jeu » sans qu’un effet organisé et structuré soit repérable à ce phénomène. Paradoxalement, si l’acte de « jouer » n’apparaît pas d’emblée comme entité visible, il n’existe qu’à la « surface de l’action » et non dans un tissu causal de sens caché. « Jouer » est pour nous difficilement perceptible parce que notre intérêt anthropologique est de l’appréhender dans son emmêlement des différentes modalités d’être dans le cours de l’action. L’enfant qui joue peut dire qu’il est fatigué, être interpellé par l’environnement humain et matériel qui l’entoure, faire des allers- retours plus ou moins réfléchis entre l’enjeu pertinent du jeu dans la situation d’interaction avec autrui, d’autres enjeux situationnels (amicaux, conversationnels…) et des repères hors situation. Notre travail analytique sera d’éclaircir les compétences interactionnelles et cognitives qui tissent ces aller-retours et rendent présent les enfants d’une certaine façon.

Ainsi, entre le regard de Julie Delalande et le nôtre s’opère un déplacement du « centre » vers la « périphérie » d’une situation. La première considère le jeu comme une entité spécifique, à la fois institution sociale et espace « libre » de créativité. Les enfants joueurs sont donc mobilisés dans de forts enjeux de sens, ils ne font que « jouer » pleinement et irrémédiablement. Notre attention aux petites attitudes qui entourent cette figure d’un joueur logiquement engagé, insère l’acte de jouer dans l’ici et maintenant, un élan ordinaire qui continue, bascule, se transforme ou se rompt…La vie.

Mêler la vie et le jeu peut sembler contradictoire. Tous les théoriciens des jeux dans les sciences humaines et sociales s’accordent sur le décalage entre le jeu et la « vraie vie », la « réalité ». Marge de manœuvre pour un meilleur profit chez l’acteur rationnel de Boudon, rôle apparent tantôt sincère, tantôt cynique chez Goffman, « aire intermédiaire d’expérience » pour Winnicott…Jouer c’est suspendre la réalité. Celui qui joue n’est pas vraiment, il demeure dans un entre-deux qu’il maîtrise plus ou moins. Notre conceptualisation du jeu comme acte de la vie ordinaire ne vient pas à l’encontre des innombrables thèses sur le sujet. Seulement, nous prenons autant au sérieux l’état différencié des modalités de présence dans le jeu, que dans toutes activités ordinaires. Les êtres humains passent leur temps à aller et venir d’une réalité à une autre. C’est ce même mouvement que nous avons accompli en croisant notre regard avec celui de Julie Delalande. Alors, nous dédramatisons le principe du jeu. Il n’est qu’un acte, un mouvement banal parmi d’autres. L’effort du phénoménographe pour voir le jeu n’est que de se désencombrer de la force d’un concept aveuglant, pour naïvement voir ce qui est…Un jeu d’enfant.

9 janvier 2010

D.3. A fleur d'existence, les enfants

C'est le titre du mémoire de master II en sociologie, soutenu par Leslie Juillet à l'EHESS-Paris en juin 2008.
Voici trois extraits :

1. Le paradoxe de l'attention. Quand le détail n'est pas

Observations à l’école XV. Janvier 2006.Classe de Mlle L. 3-4 ans. « Temps libre » et « Temps du banc ». Les enfants, une ASEM, une stagiaire et moi.

Assise à une table, Mathilde place attentivement des petites lettres sur un support de jeu. Á côté, Jean tient ce support. Il est maintenant debout face à elle. Mathilde et Jean enlèvent les lettres. Anna est assise face à Mathilde, les yeux fixés sur un puzzle. Je les fixe et leur regard ne se pose pas sur moi.
Tout à coup, Anna quitte cette table et son puzzle et se dirige vers la table à côté où la stagiaire lit un livre, posé au milieu de la table.
Anna va poser sa tétine dans la boîte à « objets personnels » non loin de la porte d’entrée.
Anna se replace à côté de la stagiaire, entourée alors de neuf enfants.
Mathilde fait un autre jeu. Elle s’est déplacée d’une chaise vers la gauche. Elle se lève sans modifier son allure, son rythme. Son visage conserve la même concentration. Elle se dirige vers la table côté, là où est la stagiaire, la main sur sa robe. Elle se situe à l’arrière. Mathilde croise le regard de Jules et sourit. Elle se rapproche de plus en plus de la table. Ses lèvres esquissent un petit sourire. Ses yeux sont posés sur le livre au centre de la table.
Les enfants répètent des mots après la stagiaire, et Mathilde prononce "trois". Elle fait un petit mouvement de la bouche. Elle tient le dossier d'une chaise à son côté droit, où un enfant est assis. Et elle a son autre main sur le bord de la table. Très vite, alors que la stagiaire change d'histoire, Mathilde fait un demi- cercle autour de la table jusqu'à la stagiaire et se place à gauche de cette dernière. Puis à droite. Elle retourne à gauche, les mains sur deux dossiers de chaises à ses côtés. Elle bouge une jambe qui sautille légèrement.
(…)
La maîtresse tape dans les mains: "Allez ! On s'assoit sur les bancs! Chut! Silence ! »
Le silence s’installe
Très vite les trois bancs (installés en U) se remplissent.
La maîtresse est assise sur une chaise (qui fait du « U » un « carré »). Son regard glisse sur la vingtaine de visages autour de sa personne, et elle énonce doucement : « Comment ça va aujourd’hui mes petits enfants ? ». L’œil de la maîtresse se pose sur Anna et la première fait d’emblée un geste avec le bras très furtif mais prononcé, vers la porte. D’emblée, Anna se lève, et va d’un pas rapide vers une boîte à l’entrée de la classe et y dépose sa tétine. La maîtresse annonce énergiquement : « On est mardi aujourd’hui, jour de la bibliothèque…De quel couleur est le mardi ? »Anna se rassoit, le visage serein. « Gris » entonne une voix enfantine (générale). Á l’enfant qui s’est exclamé une autre couleur, la maîtresse fronce des sourcils autoritaires et dit d’une voix légère : « On a dit que ça ne correspondait pas à la couleur des habits ! » La maîtresse commence la comptine des jours et des couleurs et directement les enfants la suivent.
J’entends une voix enfantine d’une vingtaine d’élèves.
[…]
Un garçon se retourne très furtivement. Je saisis le regard qu’il me lance et un sourire « coquin ».
Dounia me sourit franchement en tendant son doigt vers moi. Encore, elle est assise à moitié par terre puis se rassoit sur le banc. Elle étire ses bras en arrière, à l'aide du dossier du banc.

Notre description parcourt deux temps différents dans la classe de Mlle L, mais qui s’enchaînent à quelques minutes d’intervalle. Suivons principalement Anna et Mathilde. Pendant le « temps libre », les deux fillettes agissent à première vue de façon similaire. Toutes deux quittent brusquement une activité pourtant « concentrée » pour se déplacer aisément vers une autre sans qu’un stimulus particulier ne soit visible. En effet, cela fait déjà quelques minutes que la stagiaire lit son livre et il n’y a pas d’objet pour les interpeller exactement au moment où chacune se déplace. Anna pose sur la stagiaire et le livre une attention aussi intense que celle qui prédominait son visage, face au puzzle, quelques secondes auparavant. Subitement et de façon très fluide, encore, Anna va poser sa tétine dans la boîte pour revenir se concentrer sur l’activité de lecture. Quant à Mathilde, sa posture se fait plus hésitante et tendue une fois qu’elle rejoint le groupe d’enfant autour de l’histoire. Elle touche ses vêtements, sourit à Jules. Lorsque ses lèvres bougent et prononcent « trois », elle s’insère dans l’enjeu collectif de « participer » et de « répéter » tout en rapprochant son corps des autres et ses mains de la table. Il est frappant de constater comment, en rejoignant l’activité de groupe, Anna et Mathilde opèrent au détachement du plus intime (L. Thévenot, 2006) et s’installent dans les contours de la figure de « participant » : Anna pose sa tétine. Mathilde dénoue des gestes de son corps pour les déployer vers les autres et la table. Toutefois, si pour les deux fillettes, l’enchaînement d’une figure d’action à une autre (de l’enfant seul à l’enfant collectif) suit le même processus, leur attention respective sur leur environnement progresse différemment à un certain moment. Le « temps libre » est disposé de façon à ce que les enfants se déplacent avec souplesse d’objets en objets. L’activité de lecture à côté de la table de Mathilde et Anna est donc un repère à portée physique et naturelle  (cf. Garfinkel). Et l’attention de celles-ci sur leurs jeux, pourtant intense, suit ce cours routinier, sans qu’elle soit arrachée ou détournée. Cela explique que le changement d’activité des deux fillettes s’accomplisse sans modification de leur vitalité. Au seuil de la séquence de groupe, Anna perdure dans le même rythme focal et corporel et continue ainsi jusqu’au bout de la situation de description. Aller poser sa tétine ne constitue pas de véritable césure dans l’attention qu’Anna porte son environnement. En revanche, l’évolution de la posture de Mathilde est un indice de décryptage sur les autres et les choses, présents dans la situation de lecture. Autrement dit, Mathilde a d’avantage besoin de repérer les éléments qui l’entourent (regarder et sourire à Jules, se « mettre en place », encore, au moment de participer) au lieu de s’appuyer d’emblée dessus, à la façon d’Anna. La forme d’attention d’Anna demeure toutefois paradoxale : Comment se fait-il que l’enfant est prise dans l’élan paisible des habitudes, ou la reconnaissance immédiate des repères de situation, en maintenant une concentration inébranlable ? Continuons de suivre Anna jusqu’au « temps du banc », ce moment de regroupement collectif, dirigé ouvertement par Mlle L.’enchaînement des manières d’être de l’enfant ne nous laisse pas sans réponse.

L’œil et le bras de la maîtresse, articulés avec Anna et la porte (ou la boîte à objets) rappelle la règle instituée de « se débarrasser de ses objets personnels avant le  ‘temps du banc’ » et Anna bascule très facilement du banc à la boîte et de la boîte au banc sans alarmer personne. En effet, pendant que le bras de la maîtresse se déploie vers Anna, il s’ensuit des mots et des gestes envers les autres enfants. D’un point de vue général, ces derniers continuent d’être assis, le regard et le corps tournés vers la maîtresse. Le cours du temps ne s’arrête pas parce qu’Anna se lève. Cet acte fait peut-être l’objet de petits regards en coin, mais n’est aucunement le centre d’attention général. De même, le garçon qui se retourne furtivement vers moi, et qui me sourit d’un air coquin n’a aucun intérêt pour ce qu’il se passe au cœur de la situation. Et qui a véritablement vu ce regard coquin précisément ? Même nos notes n’en esquissent que les contours. Nous en avons oublié et l’éclat, et le visage. Précisons cependant que l’acte de ce petit garçon et celui d’Anna n’ont pas le même degré de non-importance. En fait, l’acte d’Anna est une particule considérable de l’interaction de la maîtresse avec l’ensemble de la classe. Se déplacer pour mettre sa tétine dans la boîte à objets est une réponse au geste du bras de la maîtresse, aussi fugace soit-il. La petite ne réfléchit pas sur la signification du geste. Instantanément, elle comprend ce qu’elle doit faire parce qu’elle sait que la boîte est là pour que les enfants déposent leurs objets personnels avant le « temps du banc ». Nous ne doutons pas que l’acte d’Anna n’est pas totalement exclu de l’œil déjà ailleurs de Mlle L. Si suite au geste de cette dernière, la petite fille était restée immobile, nous pouvons imaginer que la maîtresse aurait interrompu le cours de son échange avec la vingtaine d’enfant pour se focaliser plus intensément sur l’attitude d’Anna, et lui rappeler la règle à suivre. La ligne d’action d’Anna est donc prise dans un lien fragile avec l’enjeu de la situation de groupe parce qu’elle s’articule directement avec la celle de la maîtresse En revanche, le coup d’œil du garçon demeure périphérique à la situation parce que sa présence n’est pas immédiatement sollicitée pour l’interaction collective. Cependant, il se doit d’être là, assis avec les autres et le fait qu’il se retourne très furtivement pointe sa capacité à ne pas s’évader physiquement de la pertinence de la situation. Mais en définitive, le cours de l’échange entre Mlle L. et Anna se fait sans heurt parce que l’enfant répond convenablement à l’attente de la maîtresse. Et qu’en est-il de la présence malencontreuse de la tétine avec Anna, en ce seuil du « temps du banc » ? Nous aurions probablement fait l’hypothèse de l’oubli ou de la distraction si nous n’avions pas vu que l’enfant avait déjà déposé l’objet dans la boîte pendant le « temps libre ». Nous ne pouvons inventer l’intrigue du parcours de la tétine au-delà de ces trois faits :

  • Anna se dessaisit de l’objet personnel pendant le « temps libre ».

  • Anna détient le même objet dans les mains, quelques minutes plus tard, dans un temps de classe où les choses personnelles sont interdites.

  • Anna a donc récupéré sa tétine entre la fin du « temps libre » et le début du « temps du banc »

La cause de ce retour reste suspendue. Anna éprouvait-elle un intense besoin ou manque de l’objet ? L’enfant habile et stratégique veut-elle défier la règle établie par Mlle. L ? Ces questions sont hors réel, donc hors propos. En revanche, nous pouvons esquisser le comment de l’acte d’Anna même si nous ne l’avons pas vu parce que nous connaissons en partie ce qui l’environne : un moment circonscrit et disposé, la boîte à objets, la tétine, la règle de mettre l’objet dans la boîte et sa reconnaissance par Anna. Ainsi, reprendre la tétine déjà mise dans la boîte c’est ne plus se contenter de savoir la règle et donc de la suivre sans effort mais de la décrire ou de la conscientiser une nouvelle fois. De là, nous pouvons avancer qu’Anna est à proximité de la règle  « mettre ses objets dans la boîte » pendant le temps libre. Cette manière d’être avec de l’enfant éclaire considérablement le paradoxe fluidité/ concentration du « temps libre ». Ici aussi, Anna connaît et repère les différentes formes- humaines et formes- objet de la situation. Elle a donc la capacité de ne pas s’inquiéter de la présence de ces choses sur son cours d’action, d’où le déplacement aisé d’une séquence d’action à une autre. Cependant Anna ne banalise pas ces repères de situation. Elle les voit, elle les effleure, elle est avec, d’où la concentration.

Des extraits de J. Dewey, J-P Sartre, P. Willis à nos descriptions, la question de l’attention est abordée sous l’angle commun de la pluralité. L’acteur a la capacité de se détacher de l’enjeu de la situation dans laquelle il est pris. Toutefois, la figure de l’élève de J.P- Sartre et de P. Willis a ceci d’inhumain de s’engouffrer dans un excédent théorique de sens. Dans leur propos, soit l’attention trop à vif du monde se relâche, soit elle se détache pour se poser dans un processus d’intention, de volonté et de stratégie parallèle. L’être socio-culturel joue peut-être ainsi sa vie à chaque seconde mais il n’en est rien de l’être humain. Nous ne savons pas quel âge a l’élève de J. Dewey mais n’est-il pas un peu trop adulte ? L’enfant est ici capable de répondre aux attentes des autres en se libérant du poids de cette même obligation. Le lien entre l’intérieur et l’extérieur qu’est l’attention s’en trouve allégé et permet à celle-ci de vagabonder. « L’Homme est toujours ici est ailleurs, en même temps lui-même et un autre » (1996 : 147) résume A. Piette dont les thèses parcourent largement ce mode de présence spécifique à l’être humain : le mode mineur, qui approfondie la pensée de J. Dewey et établit l’équilibre entre celles de J-P Sartre et P. Willis :

« Entre l’indifférence et le fanatisme, la situation se régule dans un dosage humain d’ « attention » et de « souplesse intérieure ». C’est le mode mineur de la réalité. » (2006 : 52)

En quelque sorte, J. Dewey met le doigt sur le mode mineur en train de s’acquérir chez l’enfant mais qu’en est-il de la capacité spécifiquement enfantine ? C’est en suivant l’ouverture que permet le mode mineur sur les liens interactionnels et cognitif de l’homme avec le monde, que voyons apparaître le paradoxe de l’attention d’Anna. La surface du mode mineur, accessible à l’œil par la voie des détails non pertinents dans l’action des hommes, vêt cette même action d’un élan nouveau dans les sciences sociales qu’A. Piette nomme « la reposité de l’action » (2007). Au quotidien, l’homme se repose sur différents types d’appuis déjà là, ancrés sur la toile implicite du savoir d’arrière plan et des habitudes : la règle, les différents repères de situation, l’organisation du temps, le poids de l’histoire biographique et des situations passées. Ainsi, l’homme économise les mécanismes rationnels de la conscience, il peut dissoudre son attention, se distraire, et se déployer docilement de situation en situation dans un rythme fluide. L’agencement facile d’Anna d’une séquence d’action à une autre, accompagné d’une proximité cognitive avec les différents appuis de la situation remet en cause l’existence d’un mode de présence mineur chez l’enfant. Et la façon d’être de Mathilde, par exemple, qui laisse apparaître l’esquisse d’un processus de repérage et de décryptage ne fait pas d’Anna une exception. L’attention des enfants se balancerait entre un minimal de savoir comment et la focale d’une description vive. Autrement dit, les choses sont à la fois connues et reconnues. Est-ce que ces mêmes choses détiennent une hiérarchie de choses qui ferait de la plupart des petites choses impertinentes aux yeux des enfants ? Souvenons-nous, les yeux qui s’éprennent de tout, c’est à dire du rien. Nos descriptions réinterrogent l’existence du détail dans l’environnement des enfants.

Au cours de mes situations d’observations, les enfants ne font qu’éveiller ce qui est pour moi « détail » (les nuances de mon collier, des griffes jusqu’à maintenant inconnues), ces petites absurdités qui m’apprêtent à formuler, étonnée, un « ce n’est pas grave » ou « on s’en moque de ça ». Dans le parc, l’œil de Clément épouse un à un les éléments qui l’entourent pour en faire un centre d’attention vigoureux. Vigoureux mais fragile car le voici déjà ailleurs. Non pas dans l’ailleurs de la distraction, loin d’ici, de ce qu’il se passe. L’ailleurs de la chose à côté. Le général et le particulier s’égalisent. Aux yeux des enfants, le détail n’est pas.

2. Grandir, une fatalité

Á l’école, à la maison, dans la rue, des mots d’enfants comme ceci et des réponses d’adultes comme cela soufflent tel un vent ordinaire. Et il se peut que Mr Tout le Monde en sourit : « Ah, les enfants ! ». Et s’il est ce grand tâché de « dire » ou « répliquer » à un petit, il ne sera pas surpris de se réduire au silence d’un « hum », « ah oui ? », « c’est comme ça », ou « c’est normal ». Plus impliqué, l’enseignant se doit d’indiquer « ce qui n’est pas » et de rétablir « ce qui est ». (« Qu’est ce que tu racontes Alexis, un arbre ça ne mange pas les enfants ? »). Jusqu’à un certain point, il est trivial que les adultes n’entendent pas vraiment ce que disent les enfants parce que ces derniers eux-mêmes ne « savent » pas vraiment. La grande personne est légitimée à dire ce qu’elle sait, parce que c’est ça qu’il faut savoir. Mais la grande personne est-elle capable de dire ce qu’elle sait, au-delà du fait que c’est normal ou anormal ? Comme l’élucide J. Searle ou L. Wittgenstein, il n’y a pas de « savoir- que (« knowing- that », J. Searle in F. Clément et L. Kaufmann, 2005) c’est ça » qui réside de façon préétablie à ça. L’adulte n’a donc aucun moyen d’apprendre à l’enfant ce que sont les choses avant de se rapporter à ces choses, non pas en elles- mêmes mais dans leur usage en situation, parce que comme pour tout humain :

« faire comprendre un langage, de quelque manière que ce soit, présuppose déjà un langage. Et que dans un certain sens l’utilisation du langage n’est pas matière d’enseignement- c'est-à-dire n’est pas à enseigner par le langage comme on peut par exemple apprendre à jouer du piano par le langage.- Ce qui ne veut rien dire d’autres que : avec le langage, je ne puis sortir du langage. » (L. Wittgenstein, 1984 : 55§ 6)

Je me trouve incapable de répondre à Arthur qui me dit que je ne peux pas noter « les arbres » parce que « les arbres tout le monde les connaît » et je ne peux pousser ma réponse plus loin que « ça je sais » lorsque Billie me demande : « T’as marqué école ?», inquiète de savoir si « je me souviendrai que c’est une école ». Il ne me vient pas à l’esprit de discuter avec Arthur sur le fait qu’en effet « tout le monde sait reconnaître un arbre » ou d’expliquer à Billie pourquoi je n’oublierai pas que l’école est bien une école. N’avons-nous pas déjà toutes les peines à légitimer ces vérités d’un point de vue scientifique ? En revanche, le savoir des adultes peut s’expliciter par la voie de « comment est ça » et « comment faire ça ». En effet, j’aurai pu répondre à Arthur que mon travail de notes n’est pas un inventaire de ce qui est mais une description, soit comment c’est. Il est possible que je note « arbre » mais en tant qu’arbre présent d’une certaine façon à un certain endroit avec d’autres choses. De même, j’aurai pu nuancer Billie et lui dire que je suis ici pour connaître ce qui ce qui a cours dans cette école là précisément, et que si je ne savais pas que l’école XV est une école, mon acte d’écriture n’aurait simplement pas lieu. Mais je ne fais que sourire ou « abandonner » la course à la clarification langagière avec ces enfants parce que je ne suis pas habituée à bousculer à ce point mes arrières cognitifs. Et si l’amorce d’une pensée philosophique occupe mon esprit au quotidien, je ne suis jamais tourmentée jusqu’à réinterroger mes processus de catégorisations sur les unités de choses qui m’entourent. Je ne sais pas que je sais qu’un arbre est un arbre ni comment je perçois le monde autour de cet arbre et comment je dois agir avec lui parce que le plus généralement je suis entourée d’êtres humains qui ne savent pas non plus qu’ils savent. Alors ce type de raisonnement demeure en arrière plan (J. Searle, H. Garfinkel) par un processus étrange mais vital de léthargie cognitive (P. Veyne, A. Piette). Et que l’homme y tient à cette tranquillité insensible ! Par des « exercices de provocation » des arrières- plans dans le cours de scènes quotidiennes, H. Garfinkel (1967, chap2, 2007) dévoile comment l’acteur attend que son partenaire d’interaction le comprenne sans avoir besoin d’expliciter le sens de ses expressions langagières. Le défaut de compréhension commune de l’un irrite l’autre qui ne tarde pas à s’interroger sur la santé mentale du premier. Si cet autre est un enfant, on lui pardonne volontiers ses « maladresses » normalisées par son statut d’être en apprentissage. Nous ne pouvons nous satisfaire de cette assertion aveuglante. L’enfant chatouille au quotidien les perceptions du monde de l’adulte et trop peu s’apprêtent à le voir ou l’entendre comme un message sérieux et actuel. Commençons donc par reconnaître que les situations ci-avant ont pour point-commun d’être traversées par une asymétrie anguleuse entre deux paons d’humanité. Autrement dit, la mise à plat par l’écriture de ces échanges langagiers laisse apparaître une large fissure entre les enfants et mon regard affuté mais généralement insouciant, en situation. La familiarité rompue. Comment se fait-il que les enfants mettent exactement le doigt sur le sommeil de notre intelligibilité ? Quel regard ont-ils pour voir à ce point le tacite de l’adulte ? Il nous semble que nous n’aurions peut-être jamais eu cette prise de conscience sans la voie de la comparaison. Laissons donc la parole aux enfants. Et voyons dans leur réponse asymétrique au monde implicite des adultes une ouverture sur leur savoir- comment-sont- les choses et leur savoir- comment- faire en situation. Parallèlement, nous retraçons l’histoire de notre impression de familiarité rompue qui perdure d’une nébuleuse de sentiments en présence des enfants jusqu’au format des retranscriptions.

Comme je l’ai introduit précédemment, la première écorchure naît d’un jugement d’impertinence sur quelques mots d’enfants qui viennent brusquement à mes oreilles et sur les pages de mon carnet, telle une mauvaise note. Que répondre à « Tu vas dans un restaurant ? » au milieu d’une récréation ? Et à tous ces enfants qui m’interpellent silencieusement en me montrant l’un de leurs habits ? Pourquoi Louis me dit tout à coup qu’il a mangé des petits pois ? Ce ne sont pas ces énoncés mêmes qui me troublent mais la manière dont ils se produisent, isolés de tout contexte sous le seul office d’un instant éphémère, sans avant ni après, juste faire ou dire cela. Je suis dans la confusion. Les autres enfants non. Mieux que ça, ils savent répondre, confirmer, relancer. Je suis bien seule dans mon désarroi et mon incompréhension. Et ces enfants partagent, adhèrent. L’impertinente c’est moi. Il me manque quelque chose, si ce n’est qu’un lien entre deux inférences, une trame interactionnelle. La rupture se prononce lorsque mes actes langagiers face aux enfants tombent en désuétude à la surface de leur réponse gestuelle ou verbale. Un sourire non rendu. Une posture accueillant un enfant qui vient vers moi mais qui ne vient pas. Un regard étonné à côté de mon engouement. Trop d’inquiétude et de suspicion face aux bonnes intentions de Clément dans l’ascenseur (« Ben oui, comme ça tu peux te reposer, et comme ça tu seras pas fatiguée »). Et puis il y a ce coupable sentiment que je ne satisfasse pas leurs attentes. Le désenchantement dans les yeux de Youssra et cette remarquable prise de conscience par Elsa dont le « comment tu le sais ? » signe le flagrant délit de mon inertie interactionnelle, alors que je répondais mécaniquement « oui » à : « Nous on a une maison à la campagne. On est en train de la vendre ». Et non, je ne le sais pas. Tout comme j’éprouve une grande peine à trouver les mots adéquats pour « décrire » les enfants, c'est-à-dire les « faire passer » dans les yeux du lecteur tel que je les vois. Comment exprimer sur un même visage l’agacement et la lassitude ? Comment retranscrire qu’un enfant fait des allers et retours de petits pas sur une courte distance ? Il ne fait pas les « cent pas » comme l’adulte, ce n’est pas la même énergie, la même manière. Je n’ai pas la bonne grammaire pour écrire la méticuleuse pluralité qui se joue entre deux linéaments enfantins. Est-ce que les adultes sont plus prévisibles ? C’est qu’au quotidien je les vois, les grands. Je déchiffre leurs attentes, je suis consciencieuse de ne pas les heurter, je regarde comment mes énoncés les provoquent. Je suis à leur hauteur. J’ai maintenant la certitude de mon aveuglement sur l’enfant. Affligeante fissure pour un passionnant renouement. Il est inutile et partiellement erroné d’affirmer que les enfants possèdent leur propre savoir. Premièrement, tout le monde sait que les enfants ont leur monde à eux mais ce monde, personne ne s’épuise à véritablement le regarder, puisqu’il doit évoluer. Puis, de la même manière que pour tout humain, il est impossible d’épuiser ce qu’est ce savoir dans sa totalité. Enfin, comme nous l’avons largement développé, les enfants vivent dans un monde d’enfants mais aussi un monde d’adulte. Certes, une fois la conscience de familiarité rompue, je repère des catégories spécifiques aux enfants, qui me frappent d’autant plus lorsqu’elles me concernent, tel un pincement d’étrangeté au plus proche de mes contours. Suis-je une « fille » ou une « maman »? me demande Lison. Je ne suis pas une « maman » donc je suis encore « petite » affirme Clément. Nous retrouvons une forme de pensée par couple, qualifiée de syncrétique par H. Wallon et propre au stade de pensée précatégorielle des enfants de l’âge de Lison et Clément (5 ans) (Ce stade va de 5-6 ans à 9 ans).

«  cette pensée par couple, si tautologique qu’elle paraisse, permet à l’enfant une certaine différenciation sur un tableau confus d’impressions sensorielles. » (H. Wallon,1963 : 115, 1945)

Le flou et l’incohérence sont effectivement mes premiers sentiments mais ceux-ci ne sont vrais que dans mon regard, interprétatif en première instance. Mon geste descriptif me dit que je suis simplement dans une situation de face à face avec Lison et une autre avec Clément. Les deux enfants définissent comment je suis en me reliant avec des repères directement perceptibles sur moi ou présents dans la situation d’interaction. Sur ce point, nous rejoignons l’approche procédurale et contextuelle d’H. Sacks, pour qui :

«  les catégories correspondent à des ressources culturelles utilisables par tous les membres d’une société : ces ressources sont publiques, partagées et transparentes ; constituent une sorte de « boîte à outils » utilisable pour donner un sens culturellement standardisé aux situations.'' (D. R. Watson, « Catégories, séquentialité et ordre social. Un nouveau regard sur l’œuvre de Sacks », in Raisons pratiques n°5, L’enquête sur les catégories. De Durkheim à Sacks., (1994 : 153))


Le défaut de partage entre les deux enfants et moi-même ne vient pas de « fille » « petite » ou « grande » en elles-mêmes, mais de la façon dont elles convergent entre elles pour décrire la même personne en situation. Autrement dit, nous utilisons la même boîte mais pas les mêmes outils. Dans la cour de récréation, Lison me voit pour la première fois et me place entre « une fille » et « une maman ». Elle dispose peu d’information sur moi, là, au milieu de la cour, mis à part ma forme de grande et mon aspect féminin. Clément me connaît depuis plus d’un an, nous sommes chez lui à table et me dis qu’il faut que je grandisse si je veux devenir une maman. Face à ma réponse « je ne suis pas une maman mais je suis quand même grande », il soutient « T’es pas une maman alors t’es encore petite… ». Pour Clément, qui dispose des ressources sur mon histoire, je suis plus qu’une forme de grande. Il sait, en plus, que je ne suis pas une maman. Je suis donc susceptible de changer. Je ne suis pas la plus grande, soit je suis « petite ». Et « il faut que tu manges » rajoute-t-il. Voyez comment nos poncifs adultes nous sont rendus ! Je n’ai rien à corriger aux énoncés de Lison et Clément parce qu’il n’y a pas d’erreur. Les indices qu’ils relèvent sur ma personne son exacts. L’asymétrie de partage se situe dans la manière de décrire le monde. Je ne me présente pas ici et maintenant en tant que forme de grande, fille ou maman. Mais dans notre approche qui consiste à définir la raison comme extérieure et disponible (C. Lemieux, op.cit), Lison et Clément ont des raisons de le faire parce que j’ai une forme de grande, je suis une fille, et je peux être une maman. Á la surface brute du descriptible, nous prenons au sérieux cette maxime de L. Wittgenstein :

« Je sens que les lettres sont la raison (Grund) pourquoi je lis de telle ou telle façon. Car si quelqu’un me demande : « Pourquoi lis-tu ainsi ? ». Alors je justifie par les lettres qui sont là.» (op.cit : § 169)

Actuellement, ce n’est donc pas un défi d’apprentissage ou de compétence. C’est simplement comment sont les choses. H. Sacks lie étroitement la définition de catégorisation avec celle de compétence :

«  C’est ainsi qu’il faut entendre l’expression « catégorisation », moteur de l’apprentissage de notre vie en société : un membre compétent catégorise le monde de la même façon que ses semblables. » (H. Sacks, 1972, cité par A. Coulon, (1987 : 43))

Par rapport aux enfants, devons- nous comprendre de cette définition que les adultes ne sont pas les semblables des enfants ? Ou bien est- ce- que les enfants ne sont pas compétents, sur un seuil d’apprentissage, et que c’est pour cela qu’ils ne catégorisent pas le monde de la même façon que les adultes ? Si la vérité d’H. Sacks est dans la première question, nous répondons que les enfants et les adultes sont amenés à se comprendre au quotidien et qu’il est donc problématique et vicieux s’ils sont d’emblée perçus comme dissemblables. Si c’est la seconde, nous affirmons qu’un adulte n’est pas compétent parce qu’il ne catégorise pas le monde de la même façon que les enfants. En conclusion, il n’y a rien d’éclairant que de se heurter trop tôt aux questions d’apprentissage ou de compétence. Enfants comme adulte savent- comment en situation parce que celle-ci est pourvue de repères qui poussent les êtres humains à aller au-delà du savoir- que, dans la description de leur environnement. Ce processus de repérage et de description se nomme en linguistique ou en ethnométhodologie, l’indexicalité.

«  L’indexicalité, ce sont toutes les déterminations qui s’attachent à un mot, à une situation. […] Cela signifie que bien qu’un mot ait une situation transsituationnelle, il a également une signification distincte dans toute situation particulière dans lequel il est utilisé. Sa compréhension profonde passe par des « caractéristiques indicatives », et exige des individus qu’ils « aillent au-delà de l’information qui leur est donnée. » (A. Coulon, op.cit : 26).

Le repère indexical peut être un adulte lui-même avec qui les enfants savent comment agir de telle façon mais l’adulte ne peut avoir ce rôle d’indexer des appuis humains et matériels à la place des enfants, inhibés alors de « la » raison. Il faut que les enfants ait le temps de décrire, de s’accaparer la discontinuité des choses avec des ressources actuelles et présentes. L’institution du monde, c’est ce monde lui-même. Ainsi, penser l’enfant comme un être qui agit avec un « mode d’emploi » sous ses yeux est déplacé. Dans la plupart des cas, il sait sans être en train de vouloir savoir. Clément ne m’entend pas lorsque je soutiens le fait que dans mon école, il n’y a pas de petites, moyennes ou grandes classes. Plus j’insiste et plus l’enfant s’irrite, il finit par me crier que « je ne comprends rien ». Je vois le désarroi sur les traits de Clément qui se crispent, sa voix qui suffoque. Ma position de dire « ce qui est » est une réelle violence. Et cela est beaucoup plus intense encore lorsque je m’emploie à le contredire sur son univers intime. Clément pleure et me lance des yeux hostiles lorsque je déments le fait qu’il va déménager dans quatre jours et que le bébé va naître. Plus que ce que certains nommeraient un « caprice », Clément réagit au trouble qu’une tierce personne pose sur ses appuis actuels, comme quiconque crierai à l’injustice. L’enfant éprouve le besoin de me dire les preuves qu’il a raison, en prenant soin d’expliciter, dans la première situation, les liens entre la connaissance de son expérience et sa connaissance de la mienne : «  Regarde moi dans mon école y a une petite, moyenne ou grande classe, donc toi je te demande si tu es dans une petite, moyenne ou grande classe ! ». Dans la seconde situation, « Si, c’est maman qui l’a dit » exprime l’impossibilité que je me place comme « sachant mieux » que ce qui se vit entre sa maman et lui. Il nous vient ainsi deux hypothèses. L’enfant sait comment sont les choses parce qu’elles sont présentes et reconnaissables dans son environnement familier. Savoir comment sont les choses pour l’enfant n’est pas directement influencé par l’autorité d’un adulte. Ces postulats étroitement liés se précisent lorsqu’il se pose plus clairement la question du savoir comment faire en situation. Lors de mes premières venues chez Clément, je demande à l’enfant de se laver les mains avant de passer à table. Il me répond « non. » J’insiste en vain et je recours en dernière instance à une formalité qui me semble dans l’instant évident : « Si, tu dois m’obéir, c’est moi qui décide. » mais que Clément reformule aussitôt : « Non, parce que c’est chez moi, c’est moi qui décide ! ». Il ne se lavera pas les mains. Le lendemain, face au même problème des règles d’hygiène avant le repas, je suis moins radicale. J’explique à Clément qu’il faut chasser les impuretés sur les mains avant de toucher la nourriture. L’enfant se défend d’emblée : « T’as même pas raison, papa et maman ils sont même pas d’accord avec toi ! ». Il ne se lavera pas les mains. Soit, deux jours durant, je ne parviens pas à faire agir Clément parce qu’il sait déjà comment agir. Nous sommes chez lui, dans son intimité, et l’imposition étrangère est une violence. Certes « se laver les mains avant de se mettre à table » n’est point de mon invention et il est fort possible que Clément l’exécute à la maison et à l’école. Le problème est la manière dont j’explicite le devoir qui bouscule le cours d’action habituel de Clément dans son cadre le plus familier. Ma justification « tu dois m’obéir, c’est moi qui décide » est erronée parce qu’il n’y a rien d’évident à ce que Clément suive ce que je lui inculque. Il n’y a pas de figure d’autorité spécifique qui ne tienne que par la forme de grande ou un rôle de nounou. Le lendemain, ma légère description sur les microbes est trop éloignée de la situation présente. Je n’ai simplement pas raison parce qu’il n’y a pas de raison entourant ma présence, qui signe et normalise le fait qu’il faut se laver les mains avant de manger. Il est différent en ce qui concerne la présence des parents qui, même absents, constituent des repères immanents dans la maison, de l’histoire vécu avec les enfants aux objets les plus discrets. Ce sont ces mêmes appuis qui instaurent ce que nous nommons l’autorité ou le fait de faire agir. En nous appuyant sur les réflexions de V. Descombes, influencées par L. Wittgenstein, nous soutenons que l’enfant est la plupart du temps autonome, c'est-à-dire capable de se diriger soi-même.

«  Un agent est autonome s’il est capable de se diriger tout seul, sans être contraint par quelqu’un d’autre à se conduire comme il le fait. » (V. Descombes : 2004: 443)

Non pas parce que l’enfant crée lui-même les règles qui le poussent à agir mais parce qu’il a la capacité de s’y conformer en les repérant et les décrivant d’une certaine façon selon les situations. Tout comme pour l’adulte, il y a des séquences d’action où la règle doit être suivie avec effort, et d’autres où elle est simplement là et connue, en continuité avec les actes du petit. Le cadre de l’école est ponctué d’appuis avec lesquels l’enfant sait qu’il y a une relation d’autorité. Mais il ne pense pas constamment à la nature autoritaire de cette dynamique d’interaction. Elle est simplement normale dans le sens d’H. Garfinkel, c'est-à-dire routinière, conforme aux us et coutumes. Á table, Clément reconnaît que dans la cour, ce n’est pas son copain Gabriel « qui commande ». Et c’est avec un ton d’évidence qu’il assure : « Ben non c’est la maîtresse…Il croit que c’est lui qui peut commander. » Clément s’en remet, hors situation, à positionner l’être souverain : la maîtresse, plus décisive que Gabriel, de la même façon que l’est la maman de Clément par rapport à moi. Pourtant, dans la situation de jeu décrite par Clément, la maîtresse n’intervient pas et ne dicte pas de conduite à suivre. Elle est présente dans le dispositif même de l’école, et ce simple indice limite la capacité de Gabriel à « faire agir » Clément dans la cour de récréation. Dans son acte de raconter, au moins, Clément se rapporte à la maîtresse parce que les faits et gestes de Gabriel rendent problématique ses actes de jeux. Outre cela, et notamment dans la cour de récréation, les enfants ne conscientisent pas la maîtresse au dessus de chacune de leurs actions. Elle est assurément mais plus ou moins visible selon le cours d’action. Le savoir comment des enfants ne s’énonce pas uniquement dans des moments de justification de dernière instance. Dans de nombreuses situations, je suis frappée de voir comment les enfants me corrigent en me montrant la ligne droite (Pour reprendre l’image de la ligne droite par L. Wittgenstein, cité par V. Descombes) à suivre, c'est-à-dire ce que je devrais faire selon leur propre capacité à décrire les choses. Dans la cour de récréation, les enfants évaluent mon acte de prise de notes. Mon écriture est suspicieuse. Nana ne reconnaît pas son prénom qu’elle m’a demandé d’écrire. Elle dessine la lettre « N » avec son doigt et me dit « c’est comme ça » ! Après m’avoir également demandé d’écrire son prénom, Ryan s’étonne de mon « écriture en attachée » et prend mon crayon pour réécrire « RYAN » en bas de la page de mon carnet. Lorsque j’écris le prénom de Fanta, Manelle observe et s’écrie « Pas un point ! ». Pour cette dernière, encore, je « fais des boucles ». Elle rit. Manon s’exclame face à ma façon de tenir mon crayon « Faut pas écrire comme ça ! ». Elle me montre soigneusement le geste à accomplir avec les doigts. Aussi, je ne dois pas mettre mon crayon dans la bouche. Je ne dois pas dire « ouais » mais « oui ». Les enfants me vexent en soulignant des attitudes erronées qu’un adulte n’expliciterait qu’avec tact pour éviter de m’offenser. (E. Goffman, 1974). Il est sommaire d’interpréter de telles remarques comme un pur reflet des règles de conduite et pratique que les parents et les enseignants inculquent aux enfants. Ce qui nous interpelle considérablement dans ces énoncés, c’est d’abord la finesse du geste indexical des enfants sur nos faits et gestes. J’ai oublié que je n’ai jamais su tenir mon crayon pour tisser des mots « en attaché », qui, il est vrai, ne sont qu’une succession de petites boucles. Et, lorsque je prends des notes, je ne vois pas ce geste mécanique qui ponctue mes pages de microscopiques défauts. Il est comme si les yeux des enfants s’éprenaient de tout, c'est-à-dire du rien. Comme si ces yeux se cognaient à la moindre petite parcelle de réel pour l’immortaliser dans la parole. Les enfants ont la plupart du temps (au moins dans les situations ou l’acte de parole est peu régulé) des yeux verbaux, où les mots et leurs choses fleurissent à l’extérieur, quitte à froisser l’adulte sur ses mauvaises conduites, ce que nous jugerons comme un défaut de tact. Mais le tact est une « coopération tacite » (E. Goffman, op.cit : 28) et contrairement aux adultes, les yeux des enfants ne sont pas d’épaisses chrysalides d’un monde silencieux. Mes actes de « mettre mon crayon à la bouche » et dire « ouais », amènent directement les enfants à l’antinomie de leur savoir comment et à la règle qu’il ne faut pas faire. Chose vue. Chose dite. Les enfants n’ont pas de volonté ou d’inquiétude sur la règle à exercer. Ils la savent. Et ce sont mes attitudes, pourtant discrètes, qui rendent présent et consistant ce qui devrait être. La perception des enfants ne miroite pas la transparence. Elle est à fleur de ce qui est , la présence. Traversée par la contradiction et l’aveuglement, la forme de grande est donc loin de signifier le monopole de la vérité dans toutes situations. Les enfants savent donc différencier la vérité avec une certaine forme d’autorité. Car c’est bien à moi que Camille indique par un ton ferme, un visage à la fois étonné et déconcerté que je dois intervenir auprès de l’enfant qui a « perdu sa chaussure ». Camille sait que dans la cour j’ai la capacité et les ressources, au moins par ma forme de grande, de réguler les actes des enfants. Cette connaissance est intégrée dans son ordonnance du monde. Je suis en partie pour ça. Autrement dit, l’autorité est le devoir d’agir pour et sur. La vérité est simplement un regard indexé à ce qui est. Cette dernière définition prend sa consistance dans un autre type de familiarité rompue. Selon l’énoncé de certains enfants, il me semble d’abord qu’il m’est attribué un certain savoir omniscient sur leur monde familier, qu’il m’est phénoménologiquement impossible d’accéder. Ce constat est contradictoire avec l’indication des enfants sur ce qu’il est pour moi évident que je sache. (« Tu te souviendras que c’est une école ?) Manelle affirme que je « sais » où est sa maison. Lorsque je réponds à Mathilde que « j’écris tout ce que je vois et ce que j’entends pour tout savoir, l’enfant est étonnée : « tu ne sais pas ? », avant de me lancer « On dirait que tu comprends rien ! » quand je lui demande de me répéter le prénom d’un enfant. En fait, contrairement à la catégorie « école » qui est de l’ordre du savoir que, aucun repère humain ou matériel se traduisant directement dans la cour de récréation par l’indexicalité « école », la maison de Manelle, le prénom d’un enfant et « tout ce que je vois et ce que j’entends » sont des savoirs- comment car ils sont directement descriptibles dans la situation actuelle d’énonciation. Manelle devance le fait que « je sais » car elle s’apprête à me décrire sa maison. Mathilde vient de m’énoncer le prénom incompris, et tout ce que je peux décrire est à portée de tous. Il suffit donc de regarder, pourquoi donc écrire ? Les yeux des adultes généralisent avant de décrire, et j’oublie que si ne peux phénoménologiquement savoir au gré de mes catégories toujours trop abstraites, je le peux phénoménographiquement (A. Piette, 2007) en suivant simplement les fins linéaments du réel, sous mes yeux. Peut-être que si mes yeux étaient verbaux comme les enfants je n’aurai plus besoin de « prendre des notes ». La façon de voir des enfants poussent donc à l’extrême l’optimal méthodologique d’A. Piette :

«  la phénoménographie veut restaurer comme pertinente la correspondance entre texte et réalité, et éviter de se laisser prendre dans les débats épistémologiques qui associent la description à un travail de fabrication – ce qui est nécessairement vrai-, et de ne pas oublier qu’il y a bien des choses qui se passent : ce qu’il est possible d’appeler la vie ou la réalité. » (op.cit : 99).

La méticuleuse indexicalité du monde par les enfants est en effet l’idéal de notre méthodologie de l’infime. Comme le veut notre œil scientifique, les enfants s’attachent à des présences matérielles et humaines et non aux gros traits du monde. Mais en ce qui me concerne, voir comme les enfants restera une utopie, car la première tragédie veut que je suis une adulte et que je ne peux pas faire violence en permanence à mon savoir commun. Je peux cependant retenir comme modèle cette leçon des enfants : voir et savoir, ni plus, ni moins. La seconde tragédie est qu’au quotidien des adultes disent aux enfants « Qu’est ce que tu racontes, un arbre ça ne mange pas les enfants, c’est un cauchemar ? Un rêve ? ». Et pendant qu’Alexis hoche la tête, il y a comme un reste, quelque chose de retenue à son œil évasif qui dit que c’est pourtant vrai, à un certain moment, que « les arbres mangent les enfants ». Ainsi va la frontière entre le petit et le grand. Un monde en fleur vers un monde flou, contradictoire et réservé. Alors, Clément dit que « Plus qu’on est grand, plus c’est compliqué les choses », et pleure de passer déjà en grande section parce qu’il est « grand » et ne « veut jamais être mort » et que le grand malheur avec la mort c’est que « c’est la vie qui décide si on est mort ou pas, on peut pas choisir, c’est toujours la vie qui décide ». Il y a dans cette phrase un geste durkheimien éclairé par L. Wittgenstein et mêlé au regard descriptif d’ H. Garfinkel. Les petits vivent ce qu’ils voient pendant que les grands suivent la vie et oublient qu’ils le font. Dans la foulée, la seconde forme demeure aveugle et sourd aux façons d’être de la première. Leur première forme. Petits et grands vivent dans un même univers de formes humaines et matérielles. La différence est dans l’intensité avec laquelle ils s’appuient dessus. L’effleurement pour les uns, la modération pour les autres. Et c’est la seconde qui doit s’apprendre dans notre coin de monde occidental. Grandir, une fatalité.

3. La vitalité

Trois observations de temps de récréation à l’école XV :

Situation A : Ecole XV. Février 2006. Récréation des 5-6 ans.

Je suis assise sur un banc au fond de la cour, et Faustine et Nana s’agitent à quelques mètres de ma gauche. Quelques minutes auparavant, les deux fillettes me posaient des questions et me faisaient partager quelques paroles. Maintenant, je ne suis plus au cœur de leur situation à toutes les deux. Elles « jouent ». J’écris.

Faustine est allongée sur le sol, souriante. Nana remue, debout, à ses côtés. Nana attrape vivement le corps de Faustine et lui lance : « Tu fais le bébé ! ». Et les deux enfants se déplacent de bon pas, l’expression affairée. Elles se situent maintenant aux abords du petit train, face à moi. Faustine marche accroupie. Nana marche à ses côtés, le corps légèrement courbé. Nana se redresse rapidement. Faustine aussi. Elles formulent de vifs éclats de voix.

Une autre enfant, Mouna est immobile, à quelques pas de Faustine et Nana, et les suit d’un regard intense mais hésitant. Puis, elle s’approche de Faustine et Nana en demandant : «  Á quoi vous jouez ? ». Nana se tourne franchement vers Mouna en fronçant légèrement les sourcils et dit sèchement : « On joue à la maîtresse et j’suis sa maman. » Nana se détourne très vite de Mouna et court à petites enjambées sans dépasser le cadre où elle se trouve depuis le début. Le regard vif et la voix douce, Faustine propose à Mouna : « Tu veux jouer ? ». Mouna hoche la tête timidement. Maintenant, Nana est dans un wagon du train. Faustine se dirige vers elle, et en montrant du doigt Mouna, énonce rapidement, légèrement essoufflée : « Je vais voir le deuxième bébé ! ». Faustine tourne très vite le dos à Nana et court vers Mouna et lui parle. Je n’entends pas. Mouna reste immobile. Elle secoue la tête négativement et émet des paroles que je n’entends pas. Aussitôt, Faustine se dirige vers moi, et en montrant Mouna du doigt s’exclame, le visage inquiet : « On joue, mais elle veut être la grande sœur mais elle peut pas parce que dans notre jeu, y a pas de grande sœur ! » Je demande : « Et pourquoi il n’y a pas de grande sœur ? ». Faustine me regarde avec des yeux interrogateurs et s’écrie sur un ton indéniable : « On est dans une crèche ! ». Mouna, toujours immobile à la même place, a les yeux grands ouverts à mon égard. Nana s’active maintenant à côté d’elle. J’écris. Faustine marche rapidement vers les deux autres. Pendant ce temps, Mouna s’éloigne dans le cœur de la cour. Faustine et Nana continuent de « jouer ».

Situation B : Ecole XV. Janvier 2006. Récréation des 5-6 ans :

Dans les méandres d’environ quinze minutes de prises de notes, où je suis assise sur un banc et toujours très entourée d’enfants qui vont et viennent, je relève quelques attitudes de l’un d’eux : Faustine.

Faustine est debout et face à moi (à environ deux mètres). Elle saute légèrement sur place et me dit : « -Tu écris ce que tentends !

Je: - Je ne réponds plus. Je te l’ai déjà dit pleins de fois!»

Manelle, debout et très proche de moi, aux abords du banc, articule d’un ton plaintif et agacé: « Faustine, elle embête les autres car elle veut toujours à la place des autres ! »

Je ne vois plus Faustine, les enfants autour de moi accaparent mon attention. Mais je l’entends pronnoncer régulièrement: « Madame Roseau» et «Toc, toc, toc!»

Puis, Faustine tire le bras de l’un deux, Camille et s’écrit: « Laissez la maîtresse! Laissez la travailler ! ».Camille se tourne vers Faustine en fronçant les sourcils, la bouche pincée. Je ris franchement en regardant Faustine. Camille et Faustine rient en se regardant.Faustine me répète très concentrée: « Tu es la maîtresse, moi je suis la directrice Mme Roseau». Debout, face à moi elle avance et agite son poingt en énonçant: «Toc, toc, toc!».

Je comprends seulement qu’elle « joue»

« Les enfants sont sages? Tout se passe bien?» continue Faustine, avant de renouveller son geste « Toc, toc, toc». Elle se déplace et s’active sur un espace de cinq mètres.

De nouveau, je ne me concentre plus sur Faustine, mais j’entends la répétition de ses élocutions: « Toc, toc, toc!», « Y a des absents?», « Je suis la directrice!» qui s’adressent à moi. Manelle est Camille sont toujours assises à mes côtés.

Spontanément, Manelle sexlame : « Cest moi Mme Roseau ! », et pendant plusieurs secondes, Camille, Faustine et Manelle se lancent dans un flot de parole prononçant et répétant chacune : « Non cest moi ! C’est moi Mme Roseau!»Les enfants à côté de moi s’éloignent.

Faustine s’active seule face à moi, pendant que j’écris. Elle s’approche de moi et me dit sur un ton à la fois vif et calme : « Y a une nouvelle petite fille ! »Je suis intéressée, je lève la tête et fais de grands yeux : « - Ah bon ? »Faustine s’exclame vite : « Mais non ! Dans le jeu ! ». Son regard se dirige vers Pauline, là, seule à côté de nous. Très vite, Pauline s’approche de Faustine et la regarde dans les yeux. Le visage froissé et d’une voix autoritaire, elle lance : « Est-ce que je joue avec toi ? »Les yeux de Faustine s’étonnent. Elle hoche la tête timidement et prononce un léger « Oui ».Pauline secoue fermement la tête et prononce clairement : « Non ! », puis esquisse un fin sourire. Puis Pauline se tourne vers moi et me dit que « c’est vrai » qu’elle est arrivée nouvelle.

Situation C : Ecole XV. Janvier 2007. Récréation des 5-6 ans

Je suis debout, contre un mur.Des enfants autour de moi.

Nora, en s'adressant vivement à moi: "On va dans la toile d'araignée, regarde !"

Nora fait un grand pas devant elle.

Je vois que Maelle a une petite larme sur la joue.

Louise: "moi aussi j'ai le droit de regarder!"

Interagir dans une cour de récréation est-il un objet sérieux ? La forme volage des enfants entre eux se banalise facilement : « Ils ne font que jouer ! » Il nous semble que les théoriciens de l’interaction réservent aux jeux d’enfants une attention singulière et minimalisée, hors de ce qu’il se passe réellement parce que « rien de concret ne résultera » (E. Goffman, 1991 :57, 1974). Trop libre et aussi spontané qu’éphémère, le jeu discrédite l’interaction. Pourtant, J. Delalande nous montre que l’acteur théorique aux perspectives socio-culturelles et aux rôles multiples peut survivre dans une cour de récréation. Mais, il reste un horizon qui privilégie l’enfant-joueur à l’enfant-acteur ordinaire. De même, il peut devenir délicat pour les fervents des concepts interactionnistes, de légitimer le rôle, au sens premier du terme, à côté d’une panoplie d’autres rôles de la vie quotidienne. Á quel nombre se stabilisent les couches supplémentaires à l’activité ? (E. Goffman, op.cit : 91). Il n’y a pas d’ethnographe pour s’hasarder dans cette impasse. Point de symétrie entre les jeux d’enfants et les capacités interactionnelles de Mr Tout le Monde. Néanmoins, les premiers peuvent apparaître comme l’embryon des secondes, comme en témoigne ces lignes de G. H. Mead: « La conduite des jeunes enfants, qui est si dirigée, a besoin de celle des adultes ; et leur habilité, rapidement acquise, à jouer le rôle des autres, leur permet de s’ajuster à l’activité coopérative. » (op.cit : 402), ou plus clairement, « Il (l’enfant) s’entraîne naturellement dans ses jeux à assumer plus tard ses activités d’adulte. » (p 398). Des voiles de réalité, des parenthèses passagères. Pourquoi tant de réserve dans l’œil qui croise les jeux d’enfants ? Notre tendance à dédramatiser l’acte de jeu en soi pour une succession d’actes ordinaires nous amène à redonner une consistance aux interactions des enfants.

Dans la situation A., il est immédiatement visible que Faustine et Nana jouent :

- le corps pris dans un élan mouvant de différentes positions (allongée, accroupie, courbée, debout…) et de déplacements vifs et rapides

- l’explicitation d’injonction (« Tu fais le bébé ! »)

- la définition d’actes et de catégories déplacées par rapport à des repères humains et matériels physiquement présents dans la situation. (« faire le bébé », « voir le deuxième bébé »)

Mais quelle est l’intensité de ces actes langagiers et corporels pour dessiner et confirmer la pratique d’un jeu ? Pourquoi le passage d’une séquence d’action sans les trois types d’activité ci- dessus à une autre avec ne semble inquiéter personne ? Se poser la première question c’est voir une réponse. Tout est une question de mesure. Celle de l’élan des actes, petits ou grands. Il nous importe peu de reconnaître que Faustine et Nana miment le rôle du bébé, lui-même segmenté du rôle de leader de Nana, parce qu’elles suivent les codes symboliques d’une culture qu’il faut acquérir et inventer. Ce qui nous intrigue est le rythme dans lequel sont pris les mouvements et les actes de langage des deux fillettes. Faustine et Nana se lancent dans leurs activités avec fluidité et se répondent mutuellement sans hésitation. Autrement dit, elles sont coordonnées parce qu’elles partagent le même fil de pertinence. Ainsi, « faire le bébé » en marchant accroupie est simplement normal pour Faustine et Nana. Un tel tableau est tout aussi normal pour la majorité des autres enfants et moi-même, non alarmés par le basculement d’attitude, soudain mais doux, des deux filles. C’est cette même normalité qui s’égratigne lorsqu’intervient Mouna, figée au cœur de la séquence d’acte de jeu de Faustine et Nana. Mouna s’inquiète et questionne. L’attitude méfiante et fuyante de Nana face à Mouna embrume l’ouverture possible au partage. Au contraire, la réponse confiante et bienveillante de Faustine invite Mouna à la suivre. Mais le corps de cette dernière persévère dans une raideur qui relate une asymétrie saillante avec les deux autres, finalement affirmée dans la plainte de Faustine. Mouna ne s’installe pas dans le fil de pertinence partagé par Nana et Faustine et cela perturbe le cours d’action jusqu’au besoin qu’une règle (il n’y a pas de grande sœur dans une crèche) soit énoncée et soutenue par un adulte. Un tel moment conviendrait aux ethnométhodologues et sociolinguistiques pour approfondir le processus de catégorisation des enfants qui explique le lien social positif ou négatif entre bébé- grande sœur- crèche. Nous pensons à la définition qu’H. Sacks donne à la « catégorisation » en s’appuyant justement sur la phrase d’une petite fille qui joue seule à la poupée en s’adressant à un être imaginaire : «The baby cried the mommy picked it up »

«  Si nous faisons immédiatement le lien entre baby et momy, bien qu’aucune indication grammaticale ne nous soit fournie, c’est parce que les catégories sont déjà liées entre elles préalablement à leur usage, que des régies d’appartenance les réunit dans la même collection et qu’on les emploie dans le même contexte. C’est ainsi qu’il faut entendre l’expression « catégorisation », moteur de l’apprentissage de notre vie en société : un membre compétent catégorise le monde de la même façon que ses semblables. » (A. Coulon, 1987 : 42)

Connaître l’abysse des usages de « bébé » ou « grande sœur » n’est pas notre problème. Nous n’interprétons pas la conduite de Mouna comme incompétente parce qu’elle ne suit pas le même fil de pertinence que Faustine et Nana. De la même façon, nous ne voyons pas Mouna comme actrice volontaire, désireuse de changer les règles. Une bonne étude analytique en viendrait sûrement à la conclusion qu’il conviendrait à la petite une ultime compétence pour mesurer l’équilibre entre l’acte de suivre et celui d’inventer. Également, nous ne pouvons assurer que Faustine et Nana changent les règles du jeu en cours par le simple constat que le lien ne nous semble pas évident entre « On joue à la maîtresse et j’suis sa maman » et « On est dans une crèche ». Á ce niveau de focal quelque peu bancal, nous ne savons rien des enfants et nous préférons en rester là que nous enfoncer dans des puits interprétatifs. Cependant, notre ignorance est le fruit de notre regard in situ. Si nous avions enregistré la totalité de l’échange oral entre les trois fillettes, comme le feraient les ethnométhodologues, peut-être pourrions nous saisir un rapport clair entre les trois fillettes et les règles du jeu. Mais notre œil se nourrit d’une profusion horizontale. Et si la règle et ses composantes se laissent facilement cueillir, contentons nous de les voir à la même hauteur que les autres particules de réel, c'est-à-dire ici et maintenant, avec les manques que nous ne pouvons inventer, mais surtout avec Faustine, Nana, Mouna, leurs positions, leurs déplacements, leurs éclats de voix. Ce n’est que cela l’interaction : l’enchaînement et l’enchevêtrement de ces avec. Entre ces connecteurs circule une énergie qui perce le cœur de notre intrigue. Nous la nommons la vitalité, quelque soit sa densité. Par exemple, dans la situation 1, nous voyons de la vitalité entre le temps de la récréation, la cour, la personne de Faustine, son sourire, sa position allongée, la proximité de Nana, la personne de Nana, sa position debout, le fait qu’elle remue, etc…En suivant ainsi le cours d’une énergie qui se module et se multiplie, entre des contours proéminents jusqu’aux plus fins détails, nous pouvons parcourir infiniment la situation 1. La vitalité trace l’élan des enfants avec des repères humains, matériels et immatériels. L’articulation de différentes natures de repères entre- eux contribuent à définir une situation. Par exemple, partons de Faustine qui joue dans la cour. Les repères matériels de l’heure scolaire et de la récréation et la cour, le repères humain de Nana et des autres enfants puis les repères immatériels de l’imaginaire rendent possible l’acte de jeu de Faustine. Cependant, la présence d’un cadre spécifique ne suffit pas pour assurer le fait que Faustine « joue ». Le jeu se tient et continue si la vitalité échangée entre Faustine et chaque élément de son environnement est symétrique, c'est-à-dire suivie et partagée. Référons nous à la situation B.

Je ne comprends que tardivement que Faustine est en train de jouer avec moi et que je suis une maîtresse. Aussi, je ne partage pas ses actes de jeu. Toutefois, mon attitude non coopératrice ne m’empêche pas de répondre, d’une certaine manière, aux attentes de Faustine, qui continue à  frapper à la porte  (« toc, toc, toc ») face à moi et à me  poser des questions sur la classe  (« Les enfants sont sages ? Tout se passe bien »). Autrement dit, le fait que je sois est en lui-même en repère pour les actes de Faustine. Cependant le cadre humain de ceux-ci demeure trop fragile pour que le jeu soit consistant. En plus de mon aveuglement, Manelle, Camille puis Pauline restent à l’écart du fil de pertinence des actes de jeu de Faustine. Des faits expressifs et verbaux saillants communiquent ce décalage (surlignés en rouge) : l’agacement de Manelle et Camille sur l’attention que leur porte Faustine et la césure avec une éventuelle participation au jeu explicitée clairement par Pauline. Mais la retenue des actes de langage des unes et des autres n’est pas suffisante pour interpréter la vulnérabilité du jeu. Car, si nous nous en tenons aux contours de la situation, nous constatons que Faustine persévère ses faits et gestes, intelligibles à la trame de « Mme Roseau qui veut entrer dans la classe de la maîtresse ». En revanche, si nous comparons avec soin la situation 2 avec la situation 1, nous observons une nuance de vitalité entre Faustine et les particules de son environnement. Dans la situation 2, les actes de jeu de la petite fille sont plus rigides que dans la situation 1 où ceux-ci sont pris dans un élan de coordination et de fluidité au moins jusqu’à l’arrivée de Mouna. En effet, dans la situation 2, l’activité de Faustine se déploie sur un espace plus restreint. La répétition de ses gestes et du contenu de ses paroles qui explicitent ce qu’elle est et ce que sont les autres, montre le heurt de ceux-ci à un mur d’intolérance. De même, par rapport à la situation 1, les mouvements et le débit d’élocution de Faustine ont ralenti. Mais la différence considérable réside dans l’attention que la fillette porte sur la situation. Dans 1, les linéaments du corps et du visage de Faustine forment un ensemble harmonieux, accordé avec une vitalité affairée. Autrement dit, l’enfant est entièrement dans la pratique du jeu. Á l’opposé, dans la seconde situation, l’attention de Faustine se disperse entre les fils du jeu qu’elle s’acharne à tenir et les repères fragiles de son environnement qu’elle s’emploie à solidifier. Les verbes «s’acharner » et « s’employer », même si quelque peu nuancés sur une échelle d’intensité, définissent un type de vitalité proche de la réflexivité, la vitalité alarmée, soit le regard accentué de Faustine sur les repères qui l’entourent et sur ses propres actes. Voir les contours d’une activité c’est s’en tenir distancier. Alors, les actes de Faustine sont des actes de jeux fragiles, affaiblis par l’attention minime de l’entourage à proximité de Faustine ainsi que par l’attention partagée de la fillette même. La nuance entre vitalité affairée et vitalité alarmée se saisit avec délicatesse. La vitalité affairée (1) ne se traduit pas par une détermination aveuglée des repères de l’environnement. Au contraire et paradoxalement, Faustine et Nana sont à fleur de leur jeu, tout en jouant pleinement. Cependant, la proximité consciencieuse des deux fillettes avec ce qu’elles font concerne principalement un type de contour, l’imaginaire, des repères intérieurs toujours en floraison pour s’accorder avec l’extérieur. D’où l’explicitation importante des règles et des rôles du jeu. La coordination « passant » relativement bien dans la situation1, Faustine et Nana n’ont pas besoin de s’inquiéter sur les autres repères de la situation. La vitalité affairée des enfants a donc une cible précise : des fragments d’imagination. Et nous la pensons comme une caresse d’éclosions cognitives. L’affairement devient alarme lorsqu’une pluralité de repères s’effrite. Dans la situation 2, les contours imaginaires de Faustine restent sans écho, et de là elle ne peut les vivre pleinement. Elle ne fait que de s’apprêter à les suivre. La vitalité ardente que partage Faustine avec son imaginaire n’est pas suffisante pour affirmer le jeu. Ainsi, c’est bien la vitalité suivie et partagée qui spécifie l’interaction de l’enfant avec chacun des repères dans une situation de jeu.

L’un des aspects importants de notre approche est de reconnaître la dimension de l’imaginaire comme un appui de la situation qui se concrétise et se partage. La situation C. nous amène à petits pas vers ce propos.

Cette situation, griffonnée sans grande attention, manque de consistance. Je ne me souviens plus qui est ce « on » qui va dans la toile d’araignée avec Nora. Je ne retiens que trop peu des expressions et des positions des enfants. Je ne suis pas assez attentive sur la façon dont on peut aller dans une toile d’araignée. Je ne vois d’ailleurs absolument pas de toile d’araignée mais je ne sais pas encore qu’il y a là quelque chose à voir. Extrême banalité que les enfants qui jouent…Mais nous nous plaisons à valoriser cette situation maladroitement regardée parce qu’elle parle justement de regard. Et de ce fait, en ce temps d’écriture, nous avons quelque chose à suivre. Un quelque chose qui n’est pourtant rien d’autre que l’invisible. Au lecteur de regarder à son tour comme l’imaginaire est autour et avec les enfants, comme il se montre et devient commun. Louise ne partage pas d’emblée le repère de Nora mais elle sait qu’elle peut le voir et qu’elle en est habilitée. Le cas de figure de Louise n’est pas celui de Nana qui adhère immédiatement au repère de Faustine. Il n’est pas non plus celui de Manelle, Camille ou Pauline qui refusent de suivre Faustine. Louise reconnaît comme pertinente la présence d’une toile d’araignée mais a besoin d’effleurer sa position par rapport à celle-ci, Nora et moi-même, dans la situation. Ici, nous pouvons dire que les liens de l’imaginaire se coordonnent avant les liens humains. En employant le vocabulaire du droit, Louise nous tend une perche analytique. Comme les hommes et les choses, l’imaginaire est relié à l’acteur par des règles. L’être imaginaire, présent en situation, est donc une partie intégrante de l’interaction, c'est-à-dire qu’il est capable d’agir et de faire agir, pour reprendre précisément l’énoncé lucide d’A. Piette à l’égard de l’être divin ou l’animal (2006 :60).

Trop à voir du réel. Nous ne saurions nommer ce « trop » : Des molécules ? Des êtres-choses ? Des êtres imaginaires ? Des êtres humains- petits et grands ?...Notre intention n’est point de répertorier l’inépuisable. Pourvu que nous en voyons quelques particules. Et pourvu que nous les voyons côte à côte, , pas plus haut, ni plus bas, à la hauteur de notre capacité rétinienne et scripturale, ces limites audacieuses que nous nommons situation. Le côte à côte est la base de la focale interactionnelle mais la plupart des regards ont oublié de voir la méticulosité de son étendue pour l’interpréter d’emblée comme un échange. Le socio-culturel, codé par le symbolisme et vêtu de maintes valeurs. Ou le socio- culturel qui retentit des profondeurs des échos sonores. Nous ne pouvons découdre au côte à côté sa réalité première de forme humaine et/ou de forme objet (L. Thévenot) parcouru par diverses singularités : un geste, une expression du visage, un mot à quoi succède très vite d’autres gestes, d’autres expressions du visage et d’autres mots. Alors arrive le mouvement, le processus, et nous l’approchons avec assez d’attention pour le voir venir et le décrire. Á l’orée visuelle du mouvement, nous accédons seulement à ce qui lie le côte à côte décrit mais il est bien trop tôt pour incarner cette liaison en gamme productive : l’intention, la décision, la création. Nous voyons d’abord une énergie, la vitalité, dont la description déploie un pont vers l’interprétation. Décrire la vitalité c’est saisir l’instant qui parcourt les êtres. Et s’effleure le temps qui glisse sur ces petites particules humaines et matérielles, en prenant garde de ne pas se hisser à la même surface. La transcendance des secondes qui élargit l’interaction à la présence, parce qu’à ce stade les êtres décrits sont dans un ici qui embrasse l’ailleurs, avec ce qui les dépasse et ce qui les divise. Cependant, si nous respectons les fibres microscopiques de l’interaction, nous avons les moyens pour décrire une large aile de la présence et si nous ne pouvons nous vanter de décrire le reste indescriptible, comme le temps qui passe, nous avons des traces pour le suivre. Alors, au concept d’interaction, trop éloigné des vertus descriptives, nous préférons le terme d’articulation qui ouvre délicatement à la vitalité.

9 janvier 2010

E. Etre à l'extrémité de la vie (par Sophie Jumeaux)

Plan de cette rubrique : 

I. Une thèse en cours

II. La passivité

9 janvier 2010

E.1. Une thèse en cours

Présentation du projet de thèse de Sophie Jumeaux : Les êtres « extrêmes » : vieillards, mourants, suicidaires…, sous la direction d’Albert Piette et d'Elisabeth Claverie, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Groupe de Sociologie Politique et Morale (pour contacter Sophie Jumeaux : jumeaux.cecilia@hotmail.fr).

L’existence humaine nous apparaît comme une ligne tendue entre deux limites, la naissance et la mort. De nombreux philosophes s’accordent à penser que c’est la conscience de la mort qui caractérise l’Homme par rapport à l’animal. C’est notamment la conception heideggérienne, selon laquelle « seul l’Homme meurt, l’animal périt ».

« Le rapport que l’être humain entretient avec le mourir est constitutif de son être même et premier par rapport à toutes ses autres déterminations », écrit la philosophe Françoise Dastur. « Je suis mourant donc je suis », pourrait-on dire. Dans toute situation, sous des formes et des intensités diverses, l’être humain vit avec la mort. Aucun homme ne peut, il semblerait, échapper à cette manière d’être.

Pourtant, la mort n’est pas un sujet auquel nous pensons volontiers. Dans notre vie quotidienne, nous avons tendance à adopter une posture d’évitement presque « naturelle » à l’égard de cette mort qui ne nous concerne pas pour le moment. « N’ayant pu guérir la mort », les êtres humains « se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser » (Pascal).

Mais les événements de la vie nous renvoient parfois brusquement notre condition de mortel en face. La perte d’un être cher, la maladie ou l’avancée en âge de nos proches viennent nous rappeler le caractère essentiellement précaire de l’existence. Bien vite pourtant, les petites choses insignifiantes du quotidien reprennent le dessus. La mort est alors vue et vite oubliée, mise entre parenthèses. Nous n’y pensons plus qu’à certains moments, de manière brève et en se refusant à aller jusqu’au bout de la conscience.

Néanmoins, il est des situations où nous ne pouvons nous extraire de la pensée de la finitude. La vieillesse, la maladie, les idéations suicidaires, quand elles nous affectent en personne, nous fragilisent : la mort peut être imminente. S’ouvre alors la perspective du « mourir ».

Si la pensée européenne a envisagé la vieillesse, la souffrance, la mort, elle n’a pas pensé le « vieillir », le « souffrir », le « mourir », c’est-à-dire le processus. Or, « vieillir ne prend pas simplement la suite de grandir, on a commencé de vieillir bien avant que d’être adulte, ou sait-on à vrai dire, quand vieillir a commencé ? Vieillir a toujours déjà commencé ; on a toujours déjà commencé de se défaire – de se raidir –, de s’user. » (François Jullien)

C’est ainsi que la vieillesse, la maladie, la souffrance font transition entre la vie et la mort, et de ce fait la mort elle-même, dans cette conception, n’est plus étrangère à la vie, mais s’inscrit dans sa continuité. Montaigne déjà, dans ses Essais, avait pensé la mort dans son prolongement avec la vie. Mais comment intégrer la mort dans la vie alors que celle-ci (la mort) est négation de la vie ?

La vie tout court, celle de chacun de nous, est un vaste lieu de réflexion et de questionnement. De la même façon, la vie des personnes « au bord de la vie » est le creuset d’une possible réflexion à la fois anthropologique, philosophique, sociologique et psychologique sur l’Homme. Le grand âge, la maladie, les tentatives de suicide apparaissent comme un « bon laboratoire » pour questionner la vie à l’aube de la mort. Etre âgé, malade ou en souffrance c’est être « exposé », c’est-à-dire se confronter à une mort possible et imminente, même si, dans une certaine mesure, nous pouvons dire que nous sommes tous des « condamnés à mort », dès la naissance.

Malgré les nombreuses publications de travaux et de contributions en sciences humaines et sociales sur les thèmes de la vieillesse, de la maladie ou encore du suicide, il n’en demeure pas moins que la vie humaine au seuil de la mort reste à explorer.

Nous aspirons, pour ce travail de thèse, à percer le jour sur la situation des personnes âgées, des malades en phase terminale, mais aussi des personnes suicidaires. Ces situations ont en commun la proximité absolue de la vie et de la mort. Que la vieillesse interrompe la vie, qu’une maladie incurable vienne à bout de notre être ou que nous tentions de nous suicider, il est bien question ici de « flirt » avec la mort, où l’on peut basculer dans le néant ou être rattrapé par la vie.

Au travers des catégories « vieillards », « mourants », « suicidaires », nous nous proposons d’étudier les modalités de présence au monde. Non pas « qui suis-je ? », mais « comment suis-je » en tant que vieillard, mourant ou suicidaire ?

Cette thèse s’ouvre sur deux grands volets :

- Ceux qui persévèrent « coûte que coûte », c’est-à-dire malgré l’entrée dans le grand âge, la maladie, la souffrance… et qui vivent jusqu’à ce que mort « naturelle » s’ensuive.

Dans ce cas présent, c’est la vie elle-même qui arrive à son terme du fait de l’âge avancé, de la maladie, de la souffrance…

- Ceux qui « veulent » (de manière plus ou moins consciente) rompre avec ce fil de la persévérance.

Nous pensons ici aux personnes suicidaires, que la « pulsion de mort » (Freud) se manifeste sous des formes « violentes », c’est-à-dire où la mort peut être imminente, comme par exemple la volonté de mourir à travers la demande d’euthanasie chez les personnes mourantes, ou sous des formes indirectes, comme l’anorexie qui entraîne une mort lente, la toxicomanie, les conduites à risque en tous genres… Toute situation où la volonté de (sur)vivre fait défaut finalement.

Que se passe-t-il alors quand la volonté de persévérance s’arrête, se « ralentit », ou s’épuise ?

Notre travail s’inscrira dans trois espaces distincts (mais proches à certains égards), que sont un Etablissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD), un mouroir catholique en Inde, accueillant des malades en fin de vie (tuberculeux, cancéreux, séropositifs…), ainsi qu’une association d’aide pour les personnes suicidaires.

Il y a de ces lieux, de ces moments, qui nous semblent hors de tout. Espaces d’entre-deux, d’entre-deux mondes, point de symbiose entre la vie et la mort. Les maisons de retraite, les mouroirs et, dans une certaine mesure, les associations d’aide aux personnes suicidaires également, en font partie.

La maison de retraite ou le mouroir sont très souvent (pour ne pas dire toujours) le dernier lieu de vie de la personne qui y est internée. En ce sens, on pourrait les considérer comme des espaces « morbides », où flotte une atmosphère pesante. Ces lieux suscitent souvent un malaise en nous, ils nous font peur.

Pourtant, il est bien question de la vie dans ces lieux, il est question de garder en vie, et dans les meilleures conditions, les personnes qui sont sur le point de mourir. Parler avec les personnes âgées ou mourantes, leur tendre la main, faire leur toilette, les coiffer … Tout cela a un sens, même au « seuil de la mort »… Il y a toujours et encore cette « pulsion » de vie qui les raccroche et les rattache aux vivants et à ce monde. Leur parler, leur adresser un regard, c’est les garder « en vie » au sens premier, c’est-à-dire les reconnaître comme humains. « C’est la communication qui nous fait être humains », écrit la psychologue Claudine Badey-Rodriguez.

Mais les personnes âgées sont-elles encore entières dans leur humanité ? Sachant que l’entrée en maison de retraite n’est pas toujours consentie par la personne âgée elle-même, et que parfois même, cette dernière n’est pas mise au courant de son placement en institution… Sachant qu’on parle devant elle sans se soucier de sa présence, comme on le fait devant quelqu’un qui n’appartient pas au genre humain (animaux, robots, objets…) ou qui n’est pas considéré comme entier dans son humanité (enfants, personnes atteintes de « folie »…), et devant lesquels on s’autorise à parler comme si ils étaient absents…

Les personnes âgées, mourantes sont-elles encore du côté de la vie ou bien les considérons-nous déjà comme des « prémorts » ?

La perte d’autonomie, de prise de décision, la perte du contrôle de sa propre vie, la passivité… définissent bien souvent la vie des personnes âgées. La vieillesse se caractérise alors comme une perte du caractère actif de l’existence. Or, « l’homme reste jusqu’à sa mort un être de désir, et [que], si l’on parvient à redécouvrir ce désir enfoui, à stimuler cette pulsion de vie, l’homme est capable à sa façon, à partir des limites qui sont les siennes, de redevenir créateur. » (Bernard Kaempf, Jean-François Collange)

Présence muette, regard dans le vide, corps recroquevillé sur lui-même, pression d’une main tendue…Autant de manières d’être présent au monde, d’être « encore et toujours là », « vivants jusqu’à la mort » (Paul Ricoeur).

Le deuxième volet s’ouvrira sur la situation des personnes suicidaires. Contrairement au discours ambiant actuel, nous pensons que le taux de suicide est finalement, à bien y réfléchir, très faible. La tendance générale est à la persévérance de l’exister. Or, le fait de continuer ne va pas de soi. Il faut croire à beaucoup de choses pour vivre et être là. D’autant plus que nous sommes mortels (c’est-à-dire que nous avons conscience de notre mort) et que nous connaissons tous l’issue de cette vie : la mort. Alors pourquoi repousser au plus loin l’instant ultime, celui de la mort ? En effet, nous avons la possibilité d’aller outre et de nous retirer de ce monde. Donc, si nous continuons à vivre (ce que font tous les hommes encore vivants…) c’est que, dans une certaine mesure, nous l’avons désiré. Il faut donner sens à l’existence. Chacun doit trouver réponse, pour vivre, à la question : pourquoi continuer ? « Vivre c’est être engagé, vouloir survivre, désirer, se tendre vers un avenir, chercher secours et éprouver les résistances et les actions en retour de l’extérieur. Vivre c’est aussi un pouvoir […], c’est enfin chercher des raisons de vivre, découvrir notre devoir », écrit Marcel Deschoux. Mais comment expliquer ce phénomène massif du « vouloir-vivre » ? Comment peuvent s’articuler désir de vivre et conscience de la mort ? Quel est donc ce désir sans fin qui nous pousse à vivre malgré tout ?

On parle beaucoup de l’acharnement thérapeutique, du maintien en vie à tout prix, mais ne sommes-nous pas, individuellement, des « acharnés » de la vie ? Chez les personnes suicidaires, n’est-il pas d’avantage question de vouloir vivre autrement que de vouloir mourir ?

Tout au long de cette recherche, nous nous attacherons à proposer un approfondissement conceptuel des termes « présence », « absence », « passivité », « routine », « habitude », « bonheur », « malheur », « souffrance », « douleur »…, en faisant appel à l’observation, la description et l’analyse de situations concrètes.

Que se passe-t-il à l’heure de quitter la vie ? Qu’est-ce que le « vivre finissant » ? (Paul Ricoeur)  Tout simplement : Qu’est-ce que la vie ? Vaste questionnement philosophique, qui ne peut occulter la question de notre finitude, fondement même de notre existence d’humain.

Nous interrogerons les différentes disciplines, en nous attachant en particulier aux travaux philosophiques sur la vie, la mort, le désir, le suicide… Cela suppose un détour par Epicure, Spinoza, Heidegger, Sartre et bien d’autres encore.

Nous montrerons comment la réflexion philosophique alliée à la méthode ethnographique (l’adjectif « phénoménographique » serait sans doute plus juste, car il occulte la mise en perspective socioculturelle…) peuvent jeter quelque clarté sur ce quelque chose qu’est la persévérance dans l’exister.

Vieillesse dépendante, vieillesse « active », personnes mourantes voulant abréger leurs souffrances ou au contraire vivre jusqu’à la fin, personnes suicidaires « récidivistes » ou revenant à la vie… La réalité se pare de multiples facettes. Et pour ne rien ôter à la richesse de la vie, nous avons opté pour une posture phénoménographique. Ecrire les derniers instants d’une vie… Etre là dans les moments ultimes. Ecrire le vieillir pour décrire la « mort en mouvement » (Deleuze) Ecrire le temps qui passe, les instants douloureux, les gestes d’humanité où le temps est comme suspendu, les cris parfois, les regards, la mort qui arrive… Décrire le « c’est la vie » dans les maisons où les gens viennent mourir. L’anthropologie, par la méthode phénoménographique, cherche à « figer » ces instants de vie, à les saisir dans leur fugacité en les couchant sur papier pour en faire un support de réflexion. Décrire et écrire le cours de l’action et de la vie, avant qu’il ne nous échappe.

« Porter son attention à l’expérience en train de se vivre, c’est s’efforcer de développer le moins de projections, de préjugés ou de présuppositions à son endroit, de façon à la laisser paraître pour elle-même dans sa fraîcheur native». (Nathalie Depraz)

Bref, essayer de rester dans le concret et dans l’expérience sans en déduire de grands universaux qui rendraient la « réalité » lisse.

Mais si l’observation et la description nous permettent de rester au plus près de la réalité en mouvement, elles ne sont cependant pas le gage absolu d’une appréhension « vraie » du réel. D’ailleurs, que peut bien être le « vrai » en anthropologie, et dans les sciences humaines et sociales ?

Quant à la possibilité de réaliser des entretiens avec les résidants, la directrice de l’EHPAD (Etablissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes) m’avertit du fait qu’il ne faudra pas prendre «au pied de la lettre » tout ce que me diront les personnes âgées. « Vous savez, certains ne savent plus vraiment ce qu’ils disent... », me prévient-elle.

Or, bien plus que de savoir si ce que nous disent les personnes est vrai, ce qui nous intéresse véritablement c’est le réel, c’est-à-dire la vie en train de se vivre. L’ambition que nous avons pour ce travail de thèse est de comprendre la phase ultime de la vie, en nous appuyant sur la phénoménographie.

Nous nous interrogerons sur des moyens méthodologiques et théoriques à mettre en œuvre pour que l’expérience de terrain, l’analyse des données et leur mise en texte réduisent au mieux les distances entre le discours anthropologique et le réel. Comment donner au mot « phénoménographie » tout son sens ?

Finalement, ces êtres « extrêmes » (vieillards, mourants, suicidaires…) seront l’occasion pour nous de dérouler un fil sur l’être humain en situation.

Les vieux, les mourants, les suicidaires : « ça n’existe pas » serait-on tentés de dire, il n’y a que des êtres humains… Et l’anthropologie se doit de percer le mystère quant à ce qu’être humain peut bien signifier.

Bibliographie

Badey-Rodriguez C., De Hennezel M., La vie en maison de retraite, Paris, Albin Michel, 2003.

Dastur F., La mort. Essai sur la finitude, Paris, Hatier, 1996.

Depraz N., Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète, Paris, Armand Colin, 2006.

Deschoux M., L’Homme précaire. Essai sur le mal-être, Paris, L’Harmattan, 2000.

Godelier M., Jullien F., Maïla J., Le grand âge de la vie, Paris, PUF, 2005.

Kaempf B., Collange J-F., Vieillir a-t-il un sens ?, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1994.

Laplantine F., La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2005.

Pascal B., Pensées, Paris, Garnier, 1961.

Ricoeur P., Abel O., Goldenstein C., Vivant jusqu’à la mort ; suivi de Fragments, Paris, Seuil,

2007.

Spinoza B., L’Ethique, Paris, Seuil, 1999.

9 janvier 2010

E.2. La passivité

Ne « rien faire », ne « rien dire »: un « rien » qui rend présent.

Par Sophie Jumeaux

Que peut-on dire de la vie dans une maison de retraite ?

Tentons un petit exercice d’observation à partir d’un espace bien particulier : le hall d’entrée.

Regardons. On ne voit rien de prime abord. Ou plutôt si : il y a une trentaine de personnes âgées installées dans leur fauteuil. Que font-elles ? En apparence, rien. Que disent-elles ? Rien non plus. Dans cette situation, rien de particulier ne se distingue.

Mais doit-on s’arrêter à ce constat ? En conclure qu’il n’y a rien à dire ?

Faut-il qu’il y ait de l’« action » pour voir le chercheur en sciences sociales « pointer le bout de son nez » ? Faut-il qu’il y ait du mouvement, du bruit pour que, dès lors, la situation soit jugée pertinente ?
Y a-t-il des terrains où il n’y a « rien à dire » parce qu’il ne s’y « passe rien » ? Est-il possible que ce « rien » existe ?

Ne pas s’arrêter ici. Rapprocher son regard, observer de plus près, décrire ce qui, de prime abord, peut sembler sans intérêt. « Décrire le reste, ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien », afin de réapprendre à voir et à écrire. (Georges Perec : 1975)

Recommençons alors, à partir de cette même situation :

Comme le préconise Georges Perec, notons la date : mercredi 18 juillet 2007. L’heure : 11 heures. Le lieu : le hall d’entrée d’une maison de retraite publique, située dans le quartier nord d’Amiens.

Regardons maintenant ce qui se vit sous nos yeux :

Je regarde la scène : une trentaine de personnes âgées, hommes et femmes, installées sur les chaises placées à cet effet, ou, pour certaines, dans un fauteuil roulant. Des visages. Des yeux qui me regardent furtivement, d’autres qui me fixent avec une certaine insistance, d’autres encore qui restent dans le vide. Le silence. Une atmosphère pesante de silence. L’impression d’avoir franchi un autre monde. « Où est passée la vie ? », pourrait-on se demander.

Seul bruit ambiant : celui de la télévision allumée. Lien avec le monde extérieur.

Et puis des détails qui rappellent que la vie est là. Des dessins accrochés au mur, dont je suppose qu’ils ont été réalisés par les résidants eux-mêmes. La trace de situations antérieures. Un panneau d’information accolé au pilier central du hall. Y sont indiqués la date : mercredi 18 juillet. Le saint du jour : Saint Frédéric. La météo : ensoleillée. Les anniversaires du jour : aucun. Le repas proposé ce jour. Le planning des activités de la semaine. Autant de repères qui sont présents dans la situation. Une petite bibliothèque, une télé, une cage à oiseaux, des chaises, des tables… Objets sans importance, auxquels on ne prête pas attention, mais qui sont là et qui ont toute leur importance.

Je reste face à ce spectacle silencieux et passif. J’observe ces corps relâchés, pour certains somnolents, voire endormis. Peu de mouvements. Seuls les yeux bougent. Pour d’autres, même les yeux semblent fixes, immobiles. Pas de signes apparents de vie, si ce n’est les tremblements incontrôlés ou encore la tête tombant sur le côté, comme si elle ne tenait plus d’elle-même.

Etre assis côte-à-côte, être ensemble et c’est tout. Se contenter de la présence de l’autre sans attendre un échange quelconque. Etre présent-absent.

Une autre aide-soignante passe dans le hall. La femme qui vient d’être installée laisse sortir des sons de sa bouche. Elle s’adresse sans doute à l’aide-soignante. Cette dernière s’arrête alors et se retourne vers la dame. « Oui madame X… Qu’est-ce qui se passe ? » A priori elle non plus n’a pas compris ce que disait la vieille dame, pas plus que moi. Madame X répète alors difficilement ce qu’elle vient de dire. Je prête l’oreille mais je ne comprends pas d’avantage ce qu’elle veut dire. Cependant, l’aide-soignante semble avoir compris et se penche alors vers elle pour la redresser sur son fauteuil. J’en déduis qu’elle se plaignait d’être mal assise. L’aide-soignante se dirige alors vers le fond de la salle, à droite, vers la porte du fond que j’aperçois d’où je suis.

Des petits bruits par-ci par-là de temps en temps, des gémissements…

Et encore des mots : « Quelle heure est-il ? », demande une autre résidante. La question ne semble pas adressée à quelqu’un en particulier ; elle est lancée dans le vide, laissée à qui voudra bien répondre. « Il est 11h05 » répond un résidant. « 11h05 ? », lance sa voisine sur un air interrogatif, pour demander confirmation. « Oui » rétorque alors le vieil homme.

De la porte de gauche, celle qui mène aux escaliers pour l’étage, un couple de résidants sort. Ils se tiennent la main. Ils traversent le hall et se dirigent vers un résidant assis à l’autre bout de la pièce. Ils le saluent, échangent quelques mots. « Vous sortez », demande le vieil homme assis. « Oui, on va manger en ville », répond l’autre.

Que voit-on désormais? Des personnes assises, pour certaines endormies, pour d’autres le regard dans le vide, pour d’autres encore le regard fixé sur un objet particulier (l’extérieur, la télévision…). Peu de gestes volontaires. Des tremblements significatifs du vieil âge ou peut-être révélateurs de la maladie de Parkinson, en tout cas des tremblements incontrôlés. Un relâchement des corps : la tête qui ne tient plus seule et qui penche sur le côté, les bras tombants…

Qu’entend-on ? Le silence. Mais pas de ces silences que l’on a l’habitude d’entendre dans des lieux naturels isolés, comme à la montagne par exemple. Non, c’est un autre type de silence. Un silence plus pesant. Plus parlant aussi sans doute. Un silence qui dit quelque chose. Un silence qui effraie peut-être.

Il est vrai que d’une manière générale, nous entretenons une relation angoissée avec le silence. Un lien étroit s’est noué entre le silence, la nuit et la mort. Freud nous donne un exemple très précis de situation qui montre cette relation entre les trois. Un petit garçon de trois ans couché dans une chambre sans lumière : « Tante, dis-moi quelque chose, j’ai peur, parce qu’il fait si noir ». La tante lui répond : « A quoi cela te servira-t-il puisque tu ne peux pas me voir ? ». « Ça ne fait rien, répondit l’enfant, du moment que quelqu’un parle, il fait clair ». (Sigmund Freud : 1905.)
L’angoisse du silence n’est pas sans lien avec la perte des repères familiers et la peur de basculer dans le néant. La parole est rattachée au sens et à la présence humaine, elle se veut une toile de fond rassurante, tandis que le silence est l’absence. Quand on est avec l’Autre, il y a souvent cette angoisse du vide. Peur du silence, peur du « blanc » dans la conversation. Il faut « meubler les vides », les combler. Le fait de n’avoir « rien à dire » crée une sorte de malaise.

Le bruit, la parole, le mouvement ont une fonction rassurante et sécurisante. Ils sont le signe d’une présence. A la maison, la télévision qui reste allumée ; dans la voiture, la radio… Autant de bruits de fond qui « remplissent » l’existence et qui viennent combler cette peur du « vide ».

Or, ici, dans le hall de la maison de retraite, on est « pris » par le silence qui crée une « épaisseur » dans la situation et qui est là comme rappel de la fragilité de l’existence.

Mais le silence n’est pas la disparition totale de sons ; il est plutôt le bruit infime de la vie en train de se vivre. Le bruissement du monde qui ne s’arrête jamais.
En tendant l’oreille, des petits bruits de vie se font entendre. Des sons presque inaudibles sortent de la bouche de certains résidants. Quelques paroles.
De même, quand on rapproche d’avantage son regard, des petits gestes sont rendus visibles.

Il n’y a pas de mouvements ou de bruits « flagrants », simplement des détails presque insignifiants qui ne sont pas « rien » dans la situation, mais qui nous disent quelque chose de la présence des personnes âgées dans le hall de cette maison de retraite.

De cette scène qui semblait « morte » émerge la vie par ces petits bruissements, par ces minuscules mouvements ou gestes, par toutes ces petites choses qui font que les personnes âgées sont « encore là », présentes.
Ce n’est qu’en affinant son regard, en acceptant de se laisser happer et porter par le « détail » que l’on peut dire quelque chose de cette présence.
La vie foisonne de ces menus détails et le risque est grand de les manquer ou de les ignorer.

On comprend alors combien l’enjeu est important. Nombre de chercheurs ont vu en ces lieux une sorte de « mouroir » où il n’y était fait aucune place pour la vie. « Ici ce n’est pas la vie », entend-on régulièrement à propos des maisons de retraite.

Mais qu’est-ce que la vie ? Est-il besoin de créer des « animations » pour que la vie revienne comme par enchantement en ces lieux ?
La vie n’est-elle pas déjà présente, en pointillés? Ne faut-il pas se pencher de plus près pour être en mesure de la voir ?

Mais peut-être ne nous entendons-nous pas sur ce qu’est la vie finalement…
Quelle est donc cette conception de la vie qui voudrait que l’on soit sans cesse « actif » et que par conséquent les retraités, les personnes âgées… soient « inactifs » ? Quel est le sens de ce terme un peu étrange d’« inactif » ? Peut-on vraiment vivre sous un versant inactif ?
Le fait de se maintenir en vie, de ne pas se laisser mourir ne montre-t-il pas le caractère nécessairement actif de l’existence ?
Comment peut-on concevoir qu’existence et inactivité puissent coexister ? L’un n’annule-t-il pas l’autre ?

Par ailleurs, est-il vraiment possible de ne rien faire ? La personne âgée silencieuse et « molle », l’enfant qui s’ennuie, seul dans sa chambre… Que font-ils ? Ils « sont », aurions-nous envie de répondre.
« Ne rien faire » ce n’est pas « ne pas faire ». Qu’est-ce donc que ce « rien » ? En quoi a-t-il toute sa place dans la manière dont l’homme est présent au monde ?

Beaucoup laisseraient ces séquences d’actions de côté, sous prétexte qu’elles ne sont pas considérées comme pertinentes, et que, de ce fait, elles ne méritent pas d’être étudiées.
Mais alors cela reviendrait à laisser de côté une bonne partie de la vie !

A propos de certains moments de vie ou de situations, les sociologues se disent : « Ce n’est pas pertinent », « ça n’a pas de sens », et font ainsi l’impasse sur un ensemble de petits faits de l’existence humaine.
Pour beaucoup, il y aurait une case « enjeu / sens / important », et une case « détail / insignifiant / sans importance », et le sociologue aurait alors pour tâche de se pencher uniquement sur ce qui est considéré comme ayant du « sens ».

Or, le fait de répartir dans deux « cases » les situations de la vie ne va pas de soi.
En quoi l’activité « jeux de société » du jeudi, par exemple, serait-elle plus pertinente à étudier que ce long moment du matin et du début d’après-midi passé dans le hall à « ne rien faire » ?
Qu’est-ce qui distinguerait, dans le fond, ces deux moments, et pourquoi y aurait-il un moment plus « noble » à étudier pour les sciences sociales ?

Voici une petite anecdote à ce propos. Une des animatrices de la maison de retraite me fait remarquer : « Ce serait bien que vous veniez pendant les animations car sinon, à part ça, je ne sais pas si vous aurez beaucoup de choses à observer… Y’a pas grand-chose à voir le matin », et la directrice d’acquiescer.

Comment leur expliquer que ce temps passé à « ne rien faire », ce temps de l’ennui, de la passivité (comment le définir d’ailleurs ?) a lui aussi (pas plus qu’un autre, mais pas moins qu’un autre non plus…) tout son sens pour une anthropologie soucieuse de rendre compte de la vie des hommes ?

Derrière ces propos, il y a l’idée, largement répandue, que quand il ne « se passe rien », il n’y a rien à dire. Comme ces gens qui, à la question « Quoi de neuf ? », répondent « Rien de nouveau, je n’ai rien fait aujourd’hui ! » Pourtant, nous aurions envie de répliquer : « Mais si ! Tu as vécu ! ». A cette même question, nous répondrions plutôt « tout est neuf ! », car chaque situation, chaque moment est unique, il n’a jamais été auparavant et ne sera jamais plus le même. « Tel que vous êtes ici et maintenant, vous êtes unique. Vous n’êtes jamais le même. Vous ne serez jamais le même. Ce que vous êtes maintenant, vous ne l’avez jamais été. Vous ne le serez jamais plus. » (Svami Prajnanpad)

Quand se « passe »-t-il quelque chose alors ? Faut-il ne s’intéresser qu’aux moments « forts », hautement significatifs, et laisser de côté tous ces « restes » ? Cela ne revient-il pas à négliger tout un pan de la vie humaine ? « Mais quoi, une vie n’est-elle pas, dans son immense part, composée de tâches insignifiantes ? » (Pierre Sansot : 1998.)

Dans notre démarche, il ne s’agira donc pas de se pencher sur l’extraordinaire, sur les choses hautement symboliques, mais plutôt de penser la vie dans sa quotidienneté, sa banalité, sa monotonie, ses détails …
S’intéresser aux choses minuscules, à ce qui s’offre à nous, à ce qui est à peine perceptible. S’efforcer de décrire ce qui se vit plutôt que ce qui « se passe », car quand il ne se passe rien, il se vit toujours quelque chose. Ne pas laisser s’enfuir le cours de l’action.

Démence, incontinence, désorientation, désengagement de la vie sociale… Nous n’entendons que ces mots pour exprimer le grand âge.
On observe en effet une tendance très forte des sciences sociales à conceptualiser le réel et à faire entrer dans des cadres les situations. « Ici, c’est le temps de l’animation », « là le temps du repas », « lui il est Parkinson », « elle, elle n’a plus toute sa tête »
Or, ce sont autant de « cadres » qui enferment les situations dans une totalité cohérente et homogène, et qui retiennent l’individu dans un état stable, une « identité » fixe.
De plus, tous ces concepts censés expliquer le réel ne font en fait que le masquer.

N’est-il pas possible d’envisager le grand âge autrement qu’en utilisant ces « cadres » explicatifs de la réalité ?
Le travail de terrain implique de repenser les mots, les concepts que nous employons à tout-va et qui nous éloignent du réel tel qu’il se vit.
Sur le terrain, il faut se défaire de nos schèmes aveuglants, et s’efforcer de voir les choses presque naïvement, en faisant de la description du détail un atout heuristique majeur.

Quand ils « ne font rien », ne font-ils vraiment « rien » ? Qu’y-a-t-il dans ce « rien » ?
Le risque est grand d’associer la situation du « ne rien faire », par exemple, à une seule strate de sens: l’ennui. Ils ne font rien donc ils s’ennuient ! Cela semble évident.
Mais nous pensons au contraire que les situations sont traversées par une multitude de strates à la fois diverses et parfois contradictoires. « Ne rien faire » n’est pas rien.

(Jean-Paul Sartre : 1947.)

Dans le hall de la maison de retraite, il y a sans doute de l’ennui, mais il y a autre chose. Il y a, par exemple, l’aller-et-venue du personnel, plus rarement de visiteurs. Il y a des conversations anodines. Des tensions. Des relâchements. Des plaintes aussi. Des repères tranquillisants. Des détails qui surgissent. Bref, tous ces petits riens qui font la vie.

En acceptant de rapprocher son regard, on comprend que le « rien » cède peu à peu sa place à une multitude de choses. Des êtres. Des objets. Des espaces. Des temps… Autant de présences qui ne sont pas rien.

« Serions-nous mets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action. »

Le couple se dirige alors vers la porte de sortie, tout en souhaitant une « bonne journée » à tout le monde.

L’heure du repas approche. J’aperçois en face de moi la salle de restauration. Des tables rondes, un buffet où se trouvent les boissons. Le personnel s’affaire à préparer les tables.

« Elle est mal installée », disent certains à propos de la vieille dame assise dans le fauteuil roulant et que l’on a installée il y a peu. Je regarde alors la dame en question : elle est recroquevillée sur elle-même, le dos recourbé, la tête en avant, presque sur les genoux. Des mots incompréhensibles, inaudibles, des gémissements sortent de sa bouche. Personne ne vient. Elle replonge à nouveau dans son silence.

Des paroles anodines : « Vous avez bien dormi cette nuit ? », demande une résidante à son voisin d’à côté. « Oui ça va », répond le voisin en question. La conversation s’arrête là. Quelques mots échangés, pas plus.

Puis, soudain, dans ce silence ambiant où seule la télévision semble animée de vie, j’aperçois une blouse bleue passer : c’est une aide-soignante. Elle pousse une vieille dame en fauteuil roulant et l’installe au milieu du hall, près du pilier, à côté des autres résidants déjà installés. Elle repart sans dire un mot.

Un grand hall. La salle est spacieuse et lumineuse, elle est bordée par de grandes baies vitrées qui laissent entrer le soleil et offrent une vue sur les arbres et les immeubles du quartier.

9 janvier 2010

F. Etre un chien (par Marion Vicart)

9 janvier 2010

F.1. Le projet de départ

Le projet de départ de la thèse de  Marion Vicart en 2005:

Rencontres ordinaires entre l’homme et le chien : micro-ethnographie d’un attachement humanimal en train de se faire (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale, Groupe de Sociologie politique et morale). En voici la présentation (pour contacter Marion Vicart : puppy_ion@yahoo.fr) :

Le titre de l’ouvrage de Philippe Descola Par delà nature et culture est une invitation à surpasser nos préjugés fondamentaux concernant la catégorisation des êtres humains et non humains dont nous avons l’habitude de séparer en deux sphères bien distinctes : la culture pour les humains, la nature pour les animaux et autres « corps associés » confinés dans la fonction de décor et d’entourage. Par-delà la nature et la culture, par-delà les catégorisations des non-humains et des humains, P. Descola nous appelle à nous détourner du « partage » (au sens de séparation) pour nous intéresser au « partage » (au sens de mise en commun) entre ceux qu’il nomme indistinctement « les existants ». Sur le plan épistémologique, on le voit, cette considération suppose de ne plus voir l’anthropologie et la sociologie comme des disciplines fermées aux non-humains.

L’approche socio-anthropologique choisie pour notre thèse sur la relation entre l’homme et le chien suit à l’instar de P. Descola cette fameuse proposition : bien qu’elle soit profusément conçue comme « évidente » dans notre société et dans nos sciences, nous souhaitons aller par-delà cette distinction entre les hommes et les animaux dans la définition même de notre objet de recherche. Celui-ci se définit effectivement par une volonté de prendre ensemble l’homme et le chien dans une même étude.

Cependant, notre perspective diffère de celle adoptée par P. Descola dans sa portée: cet anthropologue, spécialiste des peuples d’Amérique du Sud, propose de dégager « les quatre combinaisons permises par le jeu des ressemblances et des différences entre moi et autrui sur les plans de l’intériorité et de la physicalité » pour mettre en avant « une sorte de syntaxe de la composition du monde d’où procèdent les divers régimes institutionnels de l’existence humaine ». Son projet appelle donc à adopter une perspective extrêmement haute puisqu’il suppose une observation très générale de ce qu’est la communauté des existants dans son ensemble, c'est-à-dire dans son organisation en typologies structurales et son architecture en forme de système. Sa priorité de méthode consiste d’autant plus à traiter plusieurs exemples de relations entre les existants par le biais d’une lecture fractionnée de nombreux articles et monographies qui leur sont consacrés, afin d’en libérer « les principes grâce auxquels les humains schématisent de façon si diverse leur expérience des choses, accueillent avec plus ou moins de libéralité des non-humains dans leurs collectifs et actualisent ou non dans des systèmes d’interactions concrètes les relations qu’ils discernent entre les existants ». Autrement dit, ce qui intéresse P. Descola, c’est moins l’observation détaillée de ces « interactions concrètes entre les existants » que la configuration générale qu’elles prennent étant donné que son objectif, tel qu’il le décrit dans son épilogue, reste bien celui de chercher dans des constantes fondamentales, telles que les lois de l’esprit et les contraintes de la vie matérielle, les sources d’une régularité dans les comportements humains et leur cadre collectifs regroupés sous la forme de quatre grandes configurations.

Or, en ce qui concerne notre projet socio-anthropologique, c’est bien les interactions concrètes entre l’homme et le chien qui nous importent ici et plus précisément, l’observation et la description détaillée de celles-ci dans l’ordre de leur succession en séquences d’actions effectuées dans des situations ordinaires de la vie quotidienne. Le niveau de focal et de description que nous préférons est donc beaucoup plus « bas », car se sont bien les situations en acte qui font l’objet de notre attention, le détail des activités en train de se faire dans la façon d’agir et de s’exprimer des acteurs par le biais de discours et, surtout, d’expressions corporelles et faciales.

C’est, par conséquent, dans une perspective dynamique que nous proposons de réaliser l’ethnographie d’une forme d’attachement « humanimal » -terme naissant de l’association condensée d’« humain » et d’« animal »- et, plus précisément celle de l’attachement humanimal homme-chien en train de se faire. Cette ethnographie s’accomplira alors en deux mouvements :

- Le premier axe vise à étudier les pratiques concrètes lors d’interactions entre humains en présence de chien(s). Il s’agit ici de dégager les différents dispositifs de catégorisation du chien dans leur dynamique liée au basculement ordinaire des situations quotidiennes.

Une attention particulière sera alors portée sur les moments de tension qui permettront de faire apparaître la diversité des évaluations du chien par les hommes ainsi que les dispositifs explicites et implicites mobilisés pour saisir sa présence dans telle ou telle situation.

- Puis nous travaillerons sur un autre niveau d’interaction puisqu’il s’agira, dans un second temps, d’étudier les rencontres directes entre l’homme et le chien afin d’en comprendre l’articulation à travers une analyse des modalités d’action spécifique. Ces interactions ont effectivement souvent lieu dans des espaces temporels en marge du cadre principal des activités rituelles et institutionnelles, donc à l’écart des activités fortes en signification et en pertinence des « hommes entre eux ». C’est pourquoi, l’analyse goffmanienne des cadres de l’expérience sera nécessaire pour comprendre les jeux d’implication de la personne insérée dans une situation donnée et permettra ainsi de décrire comment l’homme est amené à interagir avec le chien et la manière dont il le fait.

Selon nous, l’originalité de la recherche tient en partie au fait de pouvoir considérer le chien non pas uniquement comme simple « médiateur » de l’action entre les hommes ou comme un « objet » vivant manipulé par eux (axe 1), tel que le suggèrerait une sociologie des sciences contemporaine, mais comme un être doté de capacités interactionnelles non négligeables, lesquelles sont mises en œuvre dans les interactions tissées avec l’humain au cœur de la vie quotidienne.

Ainsi, conférer un statut interactionnel au chien nous oblige, de ce fait, à l’apprentissage de certaines connaissances éthologiques sur lui et sur ses possibilités d’agissement. C’est pourquoi, cette démarche exprime le besoin de s’ouvrir à d’autres disciplines dont on n’a pas vraiment l’habitude de voir pointer leur « museau » en sciences sociales.

De plus, cette considération du chien dans son statut d’interactant implique, il est vrai, une démarche adaptée se démarquant complètement de ce que nous appelons une « sociologie en 3 D » laquelle se caractérise par :

- une sociologie de la Dénonciation qui revient à accuser les utilisations et traitements parfois violents de l’homme sur le chien en ne prenant pas au sérieux ce que font les acteurs. Ces derniers passent pour des calculateurs insensibles dont les conduites sont pensées en terme de rationalité selon des logiques d’économie et de rentabilité. Cela suggère que pour donner sens à leur relation avec le chien, ils doivent passer par des actes mentaux consistants et stratégiques. Le chien, quant à lui, ne possède évidemment pas sa place dans une telle analyse qui ne s’effectue que dans un sens unilatéral à partir du moment où on ne parle qu’en terme de « traitement sur ». L’animal est ici celui sur lequel on agit, celui qui reçoit et se fabrique mais non celui qui « donne » autrement dit celui qui agit.

- une sociologie du Dévoilement qui consiste à mettre à jour les différentes significations que peuvent révéler les pratiques pertinentes de l’homme à l’égard du chien. Dans ce cas, le sociologue apparaît comme étant le seul capable de dévoiler un sens caché dans les rapports de l’homme à l’animal alors que les acteurs eux-mêmes l’ignorent de façon partielle ou totale, leurs pratiques sur le chien étant largement déterminées par des forces inconscientes qui les pousseraient à agir tous selon les mêmes lois ou schèmes mentaux. L’animal reste dans ce cas un prétexte silencieux parmi tant d’autres pour comprendre et interpréter l’esprit humain.

- une sociologie Désingularisante qui tend à collectiviser les pratiques sous la forme de modèles fondamentaux de conduites. Cette opération entraîne la généralisation des descriptions du rapport homme-animal : les pratiques des acteurs ne sont pas prises en compte dans leur individualité mais au contraire le sociologue cherche à en dégager les constantes ritualisées. Dans ce sens, les rapports homme-chien sont assimilés à un système social total qui englobe l’ensemble des activités humaines (activité économique : le chien crée des dépenses, activité religieuse : le chien crée des interdits, activité culturelle : le chien valorise le statut social du maître, etc.)

Bien au contraire, nous visons une anthropologie à la fois compréhensive et volontairement naïve au sens où elle implique de prendre au sérieux les discours et les gestes des individus dans le respect de leur déroulement, sans porter de quelconque jugement sur leur éventuelle raison et/ou fausseté. C’est aussi une sociologie pragmatique composée d’un travail phénoménographique important qui s’applique à décrire minutieusement, telles qu’elles se présentent à nous, les situations dans leur déroulement pour pouvoir saisir les différentes modalités de présence et d’action des individus qui s’y engagent.

Enfin, c’est une sociologie proche des acteurs, qui se propose de considérer la dimension individuelle ainsi que la spécificité des agissements des êtres observés tout en considérant leur récurrence dans l’espace et le temps. Plus profondément, elle propose la prise en compte de la dimension intime de l’attachement humanimal entre l’homme et le chien notamment grâce à un travail d’auto-ethnographie qui permet d’élaborer des connaissances à partir de notre propre expérience d’attachement avec ces animaux.

C’est pourquoi, notre démarche se définit plutôt comme une mise à plat ou un dépliement minutieux des séquences d’interaction que comme leur mise en « 3D ». Cette mise à plat s’attache à saisir le « grain » de la réalité et peut donc se voir aider d’un équipement matériel tel que la vidéo et/ou la photographie qui permettent de relever avec précision les détails de la situation. Une telle insistance pour le relevé du détail n’est pas un caprice et laisse entendre ses raisons : nous supposons que le détail est bien ce qui caractérise la présence canine. En effet, le chien est une présence qui, en général, n’a pas d’importance par rapport à l’activité qui se réalise entre les hommes c’est-à-dire qu’elle est neutre par rapport au régime d’action dans lequel ces derniers s’engagent dans la situation. Bien souvent, elle est située dans la marge, dans la périphérie de l’action principale qui « affaire » les hommes entre eux. Autrement dit, elle est une présence de l’ordre de l’insignifiance, à l’état de détail parmi d’autres, inscrite dans le décor de l’univers humain et qui par moment surgit et interagit avec l’homme. Aussi, porter notre intérêt sur le chien et pouvoir l’intégrer dans notre travail nécessite l’ajustement de nos méthodes d’observation et de description. Cela suppose d’adopter un regard neuf sur la situation observée et qui peut se traduire par deux mouvements:

- - un mouvement du haut vers le bas pour observer les situations dans la profondeur des détails et non pas seulement voir ce qui est général, collectif : cela nécessite un « regard loupe » à adopter par l’observateur.

- Un mouvement du centre vers la périphérie, de ce qui est important et pertinent vers ce qui ne l’est pas pour observer les « à côté » de l’activité principale dont la tendance est de centraliser l’attention des personnes présentes. Cela suggère de la part de l’observateur la latéralisation de son regard vers les marges de l’action focale, de voir et de décrire les petites choses dîtes « échappées de la vue », c'est-à-dire qui sont habituellement désignées de sans importante y compris les petites choses que l’homme réalise avec le chien avant, après, mais aussi pendant l’activité générale avec les autres personnes. Une place particulière sera donc accordée aux notions d’attention et de dispersion.

En définitif, cette démarche permettra tout au long de la recherche de comparer les manières d’être de l’homme et du chien en soulignant les éventuelles convergences et divergences pour ainsi aboutir –selon nos ambitions- à une meilleure compréhension sur la façon dont les hommes parviennent à vivre et à s’attacher au quotidien avec des animaux et proposer une tentative de réflexion plus générale sur l’existence humaine.

9 janvier 2010

F.2. Une phénoménographie équitable de l'homme et du chien

par Marion Vicart

Dans sa thèse en cours (EHESS), Marion Vicart propose la notion intéressante de "phénoménographie équitable" pour désigner son travail d'observation-description de l'homme et du chien, des relations entre l'un et l'autre.

Depuis longtemps la philosophie nous enseigne combien l’homme et l’animal sont à la fois proches et différents. Cette ambiguïté semble néanmoins avoir été levée depuis que le partage disciplinaire entre sciences de la vie et sciences de l’homme s’est vu progressivement se formuler : l’homme et l’animal sont différents, leurs domaines d’étude le devient donc aussi. De là, ce sont établies des habitudes épistémologiques et méthodologiques mentionnant implicitement que l’animal devrait s’étudier dans les sciences de la vie et l’homme dans les sciences humaines et sociales, délimitant par là les univers de la Nature et de la Culture de façon bien marquée.

Dès lors, la connaissance scientifique de l’animal s’est classiquement élaborée au sein des disciplines telles que la biologie et l’éthologie dont les outils et les concepts se sont forgés autour de la question « qu’est-ce que l’animal en soi ? », c'est-à-dire en sa qualité de membre d’une espèce. Par exemple, pour le chien, il est devenu courant de décrire dans un langage « codé » en terme de dominant/dominé, d’individu alpha/béta, et de schéma stimulus/réponse l’organisation des rapports intraspécifiques sous la forme d’un modèle général stabilisé capable de se répéter au sein de n’importe quel groupe et avec n’importe quel individu canin, ce dernier étant considéré comme un objet clos sur lui-même.

La connaissance scientifique de l’homme dans le domaine des sciences humaines et sociales s’est au contraire fondée sur la recherche de différences et de variabilités entre organisations humaines avec l’idée que, contrairement à la Nature, la sphère de la Culture ne peut pas s’expliquer par la fixité mais au contraire par la dynamique et la pluralité.

Par ailleurs, les sciences sociales ne sont pas restées hermétiques aux rapports hommes-animaux. Mais pour les aborder, elles restent bien souvent cloisonnées dans l’idée que la connaissance de l’animal doit demeurer une tâche réservée aux sciences de la vie. Pour le chercheur en sciences sociales, c’est moins l’animal que son utilisation par l’homme qui est intéressante. L’animal, lui, n’est bon à penser que parce qu’il est conçu comme support de représentations et de culture humaine. Il nous enseigne sur les hommes, mais on ne cherche pas à en apprendre sur lui, sur ce qu’il est en tant qu’animal.

« En tant qu’anthropologue, déclare à ce propos J-P. Digard, les animaux ne me concernent que dans la mesure où l’homme, mon objet, s’intéresse à eux et où, en retour, ils m’apparaissent comme des révélateurs de l’homme ». Certes, l’anthropologue a pour objet l’humain, mais cela annonce-t-il l’obligation de se focaliser uniquement sur lui pour le comprendre ? Cette fermeture du regard sur l’anthropos n’est-elle pas le reflet d’une crainte face à l’étendue des connaissances vers lesquelles peut nous amener la comparaison avec d’autres êtres non humains ? Pour ces chercheurs, l’animal n’est intéressant que parce qu’il reflète l’homme. Mais prenons garde à cette posture ! A force de contempler leur propre reflet, certains ont fini par trop se pencher et se noyer…

Emmanuel Lévinas nous raconte que pendant la guerre, seul le chien surnommé Bobby présent dans un camp de concentration était capable de reconnaître l’humanité des prisonniers : « pour lui –c’était incontestable- nous fûmes des hommes » écrit-il. Les SS, eux, les voyaient et les traitaient comme des chiens ! Tout homme est un homme pour le chien. Le chien possède la capacité à regarder ces Autres, les hommes comme des hommes. L’anthropologue a fondé son savoir sur l’observation de l’Autre, le « primitif », l’homme…

Mes premiers pas dans la recherche que je mène sur les hommes et les chiens m’ont donc appris ceci : si le chien possède cette aptitude fondamentale à regarder les hommes, l’anthropologue malgré ses capacités à voir chez certains hommes des Autres, regarde difficilement ailleurs que les siens. Il ne regarde pas les chiens.

Pourtant, nous pensons qu’il est aujourd’hui fondamental d’ouvrir notre regard à d’autres êtres afin de les étudier aux côtés de l’humain. L’homme est loin d’être un solitaire, des chercheurs comme P. Descola nous l’enseignent bien. Il s’associe à d’autres êtres, des « existants », et forment avec eux des liens interspécifiques très variés. Le chien fait partie de ces existants ordinaires partageant le quotidien de l’humain.

C’est de ce constat que découle notre projet méthodologique et épistémologique. Nous souhaitons en effet considérer non seulement cette association humanimal entre l’homme et le chien mais aussi, prendre au sérieux le chien dans ce qu’il a à nous apprendre de lui, aussi bien que nous le faisons pour l’humain. De manière « équitable » donc.

La démarche que nous souhaitons adopter est alors la suivante : proposer une phénoménographie telle que la définit A. Piette, qui, de surcroît, serait équitable. Cette « phénoménographie équitable » consisterait concrètement à observer, décrire et comparer des hommes et des chiens dans le déroulement de leur vie quotidienne. Voyons précisément de quelle façon.

Les travaux de Bruno Latour ont montré combien il était important de considérer l’action des faits sur les activités des humains. Dans l’un de ces articles, il illustre sa pensée en faisant appel à un exemple bien choisi, celui de l’homme et de la cigarette. Il montre en effet que pour la sociologie classique, la proposition « l’homme fume la cigarette » évoque la maîtrise et l’autonomie de l’individu par rapport aux « artefacts », tandis que la proposition « la cigarette fume l’homme » suggère que le sujet est ici déterminé par la société et ses objets. B. Latour souhaite alors s’émanciper de ces deux considérations classiques en sociologie pour en proposer une nouvelle qui cette fois-ci distribue les actions entre les différents êtres : « la cigarette fait fumer l’homme ». Le « faire faire » est un type d’attachement qui, selon l’auteur, permet de donner une place symétrique à l’objet -qu’il nomme à ce propos « faitiche ». Dans cette perspective, « fumer » ne signifie pas que l’homme ait une « action sur » la cigarette. Pour B. Latour, cela n’a pas de sens. Mais en revanche, « fumer » signifie pour lui que la cigarette et l’homme sont attachés par « des liens qui font exister, liens vidés de tout idéal de détermination, de toute théologie de la création ex nihilo ». Et Bruno Latour d’ajouter : « en tout point du réseau d’attachement, le nœud est celui d’un faire-faire, pas d’un faire ni d’un fait ».

La démarche de B. Latour est pour nous nécessaire mais en ce qui concerne le chien, elle ne nous paraît pas suffisante. Certes, elle permet d’offrir au chien une position symétrique dans l’attachement en considérant que celui-ci « fait faire » des choses aux humains, mais elle oublie le fait que l’animal canin, contrairement à un objet inerte, « fait » aussi des choses lui-même. Le chien, en tant qu’être vivant doté d’aptitudes sociales aujourd’hui bien démontrées, agit et fait agir l’homme, ce que la cigarette ne peut pas faire.

A l’évidence, cette anthropologie symétrique ne peut coïncider parfaitement à notre projet d’étudier l’homme et le chien dans le déroulement de leurs actions respectives. Même si B. Latour projette de s’intéresser aux non humains en leur accordant une place symétrique dans l’élaboration d’un fait (par exemple la science), il ne les regarde pas avec un intérêt équitable, c'est-à-dire en mobilisant des méthodes qui permettraient d’en apprendre autant sur l’humain que sur le non humain. L’être non humain est intéressant pour lui parce qu’il « fait faire » aux hommes, et non parce qu’il « est », tout simplement. Si l’approche de B. Latour permet d’accorder à la cigarette une place symétrique à celle de l’homme dans l’activité de « fume », nous pensons qu’elle ne nous apporte pas suffisamment de connaissances sur la cigarette en tant que cigarette en dehors de cette activité de « fume ». Par conséquent, accorder aux êtres une position symétrique s’avère être pour nous nécessaire mais non suffisant pour les étudier de manière équitable.

Effectivement, notre focal se démarque de celle de B. Latour car il ne s’agit pas pour nous de constater les « effets » réels des chiens dans la constitution des activités des humains au moment où ces êtres « s’entrechoquent », se rencontrent ; mais bien plus, il s’agit d’observer l’action d’un chien et celle d’un humain dans le rythme d’une journée ordinaire, sans pour autant privilégier les moments de rencontre où le chien « fait faire » des choses à l’homme. Si le chien est là, en coprésence de l’homme, cela nous suffit pour nous intéresser à lui. Pas besoin d’attendre que ces deux êtres interagissent ensemble et fassent des choses significatives. Leur modalité de présence est pour nous l’objet d’attention et non simplement leur régime d’action. De là, il en ressort une focal très petite et une attention portée à la « présence », à l’« être » plutôt qu’au « faire » et au « faire faire ». L’homme nous intéresse par ce qu’il « est » dans ses modalités d’existence : un être qui vit, agit, existe, et continue d’être dans une pluralité de situations banales. Le chien nous intéresse par ce qu’il « est » : un être qui vit, agit, existe, et continue d’être dans le rythme d’une journée, d’une semaine et d’une vie… de chien !

Notre phénoménographie équitable aura ainsi pour objectif de répondre à ce projet. Pour cela, elle vise à décrire l’homme et le chien tels qu’ils se présentent à nous en décalant notre regard pour lire autrement ce qui se passe dans la situation. Cela signifie que nous devons mettre en suspens les catégories et contenus pré-donnés pour observer et décrire simplement le mode d’apparaître de ces êtres. N. Depraz appelle cela une « attitude d’ouverture » face à la situation, où le sens n’est pas donné par des préjugés ou par des présuppositions. Elle implique au contraire de laisser ouvertes toutes les portes de l’existence des êtres, existence qui nous apparait dans sa « fraicheur native ». Concrètement il s’agit de porter une attention, disons, « naïve » à ce qui advient et à la continuité de l’être en train de se faire de l’homme et du chien. Dans une situation quotidienne, il s’agit de mettre en œuvre la possibilité de se faire surprendre par l’imprévisible et d’« ouvrir nos habitudes sédimentées à l’inattendu ». Autrement dit, c’est adopter une attitude réceptive qui puisse nous laisser voir l’homme et le chien dans des modes de présence autres que ceux les plus convenus (acteur rationnel, intéressé, vigilant, etc.). La phénoménographie équitable se caractérise donc par un appel à la description minutieuse bien plus qu’à l’explication synthétisante.

Pour illustrer le versant descriptif de cette démarche, nous terminerons sur un extrait tiré de nos carnets de notes remplis lors de nos observations menées chez des personnes possédant des chiens de compagnie. Faisons donc connaissance avec Maud, une jeune femme de 29 ans et Moksha une chienne de compagnie de 6 ans, un instant ordinaire de vie de femme et de vie de chienne, un après-midi d’été. (Maud et Moksha se connaissent depuis des années mais vivent ensemble depuis seulement quelques mois. Moksha « appartient » à la sœur de Maud qui le lui a confié.) 

« Mercredi 25 juillet 2007, 15h :

Maud porte la corbeille de linge humide contre l’une de ses hanches. Elle sort de la maison et marche d’un pas confiant dans le jardin en direction du platane, le regard tourné vers le sol. Elle racle une fois sa gorge au passage. Ce bruit fait sursauter Moksha qui était en train de dormir à l’ombre dans une jatte remplie de terre. La chienne dresse subitement la tête et suit du regard le déplacement de la jeune femme. Ses yeux sont grands ouverts, le cou et les oreilles dressés, sa truffe remue. Elle se lève et descend de la jatte. Elle marche en direction de Maud sur un pas dynamique, les oreilles plus basses.

Maud s’arrête devant la corde à linge et pose la corbeille à ses pieds. Ses efforts sont marqués par une petite grimace et un soupir murmurant un « il fait chaud ». La chienne n’est pas loin d’elle et renifle à distance la corbeille remplie de tapis qui viennent d’être lavés. Parmi eux se trouve celui sur lequel Moksha se couche quotidiennement. Maud se penche au-dessus de la corbeille et attrape un des tapis en lançant un bref regard vers Moksha sans rien dire. Elle secoue le premier tapis avec énergie puis l’accroche sur le fil. Une pince à linge se casse entre ses doigts lorsqu’elle tente de s’en emparer. Agacée, elle fait un bruit de bouche et dit tout bas « Rrrr, elles tiennent pas celles-là… ». Elle met la pince à linge cassée dans la poche de sa jupe. Moksha dresse les oreilles un peu plus lorsque Maud range la pince à linge. Elle regarde attentivement chaque mouvement de la jeune femme en haletant. Sa langue dégouline, elle semble avoir chaud.

Maud s’abaisse une nouvelle fois et attrape un second tapis. Moksha cesse d’haleter et approche la truffe tendue vers la corbeille. Elle renifle un instant le linge humide. Maud secoue le second tapis avec vivacité. Moksha recule subitement au mouvement de bras de la femme qui ne fait pas attention à la chienne et ferme à demi les yeux en secouant le linge. Elle attache le second tapis et s’empare du troisième. Il s’agit du tapis de couche de la chienne. Maud se met à le secouer vivement de haut en bas comme avec les deux tapis précédents. La chienne s’approche et plonge la tête la première dans le tapis. Elle s’agite, remue de la queue, ses yeux sont posés sur le tissu, ses oreilles se dressent et sa gueule s’entrouvre en essayant de l’attraper. Maud se met à rire en voyant la chienne s’élancer la tête la première dans le tapis. Elle change sa manière de le secouer et fait maintenant des mouvements de gauche à droite. Elle « titille » la chienne en la narguant avec le linge et en poussant de petites vocalises (« Op op op », « Brrr », « eh eh »). Moksha s’agite de plus en plus et cherche à attraper le tapis avec ses dents. Maud simule le mouvement du torero avec Moksha et sourit en disant d’une voix douce « Ollé ! C’est ton tapis ça hein Momok, tu le reconnais ». La chienne continue de tourner autour du tapis et de plonger la tête dedans, la queue toujours frétillante. Maud lui dit en souriant tout en continuant de lui chatouiller la gueule avec le tissu « Mais ça va pas Mok… pfff [rire] Ca t’amuse. Nan mais… [rire] dis, fofolle ! ». La chienne s’assied subitement et regarde attentivement le tapis, les yeux écarquillés, les oreilles droites, la gueule entrouverte comme si elle s’apprêter à gober une mouche. Sa tête se déplace en suivant minutieusement des yeux le mouvement du tapis exécuté par Maud. Maud ralentit ses mouvements et reprend progressivement la secousse du tapis de haut en bas. La chienne bondit de nouveau la tête la première dans le tapis en parvenant à saisir l’un des coins. Elle le tire en pliant ses pattes avant et lève son train arrière. Ses yeux se posent sur le visage de Maud et sa queue frétille toujours. Maud tire avec effort le tapis vers elle mais la chienne résiste de plus bel. La jeune femme sourit en regardant la face de la chienne qui tire un peu plus sur le tissu et le mâchonne. Elle se penche vers la chienne et dit sur un ton plus grave mais toujours en gardant le sourire au coin des lèvres « Allez, Mok, laisse, tu vas le craquer, ça suffit ! ». La chienne pose le buste au sol et tire le coin du tapis en secouant nerveusement la tête de droite à gauche. Maud sourit de moins en moins. Elle approche sa main vers le coin du tapis tenu par Moksha. Elle essaie de desserrer la mâchoire canine pour le libérer en disant sur un ton ferme, le visage à présent sérieux : « Mok non ! C’est tout maintenant, on n’joue plus. Tu vas le salir… ». Son visage se crispe un peu, ses sourcils se froncent et ses yeux regardent la face de la chienne qui ne lâche toujours pas le tissu. Maud lève son index en le pointant vers le ciel et ajoute avec une voix encore plus grave et ferme : « Moksha, non ! Non j’ai dit ! C’est tout ! ». La chienne jette un coup d’œil vers l’index levé et dresse les oreilles. Sa queue ne remue plus, son corps reste immobile. Elle pose lourdement son train arrière sur le sol et lâche le tapis en se léchant les babines. Maud se redresse et frotte d’une main le coin du tapis mâchonné puis le secoue une dernière fois avant de l’accrocher au fil. Elle s’abaisse de nouveau vers la corbeille, s’empare d’un autre linge qu’elle défroisse des mains. Elle lance un bref regard à la chienne qui la fixe des yeux toujours allongée et dit d’une petite voix aigue « coquine ! ». Son visage n’est plus crispé et retrouve des expressions adoucies. Elle place une pince à linge entre les dents et jette un coup d’œil vers la porte d’entrée de la maison tout en continuant d’accrocher le quatrième tapis.

Moksha regarde encore quelques secondes le visage de Maud. Un abricot tombe de l’arbre situé à quelques mètres. La chienne tourne sitôt la tête et regarde en direction du fruit avec des yeux scrutateurs. Elle se lève rapidement et se dirige en reniflant le sol vers l’endroit où est tombé le fruit. Elle attrape délicatement l’abricot éclaté du bout des dents et va se coucher à quelques mètres, à l’ombre, pour le manger en le coinçant entre ses deux pattes avant ».

Références :

Depraz N., Comprendre la phénoménologie, Paris, Armand Colin, 2006.

Descola P., Par-delà la nature et la culture, Paris, Gallimard, 2005.

Digard J-P., « La domestication animale revisitée par l’anthropologie », Ethnozootechnie, n°71, 2003, pp. 33-44.

Latour B., La science en action, Paris, La Découverte, 1989.

Latour B., « Facture/fractures. De la notion de réseau à celle d’attachement », in A. Micoud et M. Peroni, Ce qui nous relie, éd. de l’Aube, La Tour d’Aigues, pp. 185-208, (2000).

Lévinas E. « Nom d’un chien ou le droit naturel » in Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, pp. 202.

Piette A., L’être humain, une question de détails, Marchienne-au-Pont, Socrate Editions Promatex, 2007.

Serpell J. (éd.), The Domestic Dog, its Evolution, Behaviour and Interactions with People, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

9 janvier 2010

F.3. Ce que les arts font au chien

Ce que les arts font à la sociologie du chien.

Apports de la peinture, de la photographie et de la littérature romanesque

sur la compréhension de l’être chien

Par Marion Vicart

Samedi 5 novembre 2005, 10h30 :

Otchum dort dans la pièce principale de la maison. Je suis seule avec lui. Allongé sur le parquet, sa respiration est forte et régulière. Soudain, ses yeux s’ouvrent, sa tête se tend, son cou et son poitrail se redressent, la partie supérieure des membres se resserre près du corps, les pattes parallèlement étendues. Les oreilles dressées, il fixe des yeux la porte. Les pas de Lionel, son maître, se font entendre sur le palier.

Lionel entre dans la pièce. Otchum se lève brusquement et, par un petit pas enthousiaste et saccadé, marche rapidement vers l’homme tandis que celui-ci se frotte plusieurs fois les pieds sur le tapis, la tête baissée vers le sol. Otchum tourne autour de Lionel comme un ouragan, et frotte son museau contre ses jambes en agitant vivement la queue et en poussant de petits souffles bruyants. Ses pattes griffent le parquet. Lionel finit d’essuyer ses pieds sur le tapis en posant la main sur le dos d’Otchum. Il jette un œil sur lui, lui tapote l’omoplate et murmure avec un très léger sourire « oui pépère, c’est moi », puis relève la tête et parcourt des yeux rapidement la pièce en sifflotant. Il se dirige alors vers le meuble en contournant le corps d’Otchum. Otchum le suit pendant quelques pas puis s’arrête à mi-chemin. Sa queue ne remue plus. Il se calme rapidement.

Lionel s’arrête devant le meuble et ouvre les tiroirs : il cherche un papier. D’une main il saisit un stylo, pendant que l’autre fouille dans l’un des tiroirs. Il soupire, se retourne et, d’un air concentré, cherche des yeux en direction du bureau, puis, un peu agacé, revient poser son attention sur les papiers du tiroir. Ses mains refouillent la pile de feuilles et finissent par en saisir une. Il la lit attentivement en fronçant un peu les sourcils et murmure un « Ah la voilà » tout en détendant son visage. Pendant ce temps, Otchum reste immobile, sa queue est souple, son regard est fixé sur Lionel qui se tient de dos. Ses oreilles bougent en fonction des mouvements de celui-ci. Lionel, la feuille et le stylo dans les mains, sort de la pièce par l’autre porte sans regarder le chien.

Otchum reste quelques secondes immobile en regardant Lionel s’en aller. Le corps bien droit, il fixe des yeux encore un instant la porte par où vient de sortir son maître. Il jette un regard sur moi qui suis en train de prendre des notes sur le canapé. Puis, il regarde le sol et le renifle. Il baisse un peu plus la tête et renifle encore un instant une zone à sa droite sur le parquet puis s’y couche. Il pose le museau au sol, soupire. Quelques minutes après, il ferme les yeux et dort.

otchum

Figure 1 : Otchum au travail (Cliché : Vicart ; 2005)

Otchum1 est un chien de berger que nous avons suivi plusieurs jours lors d’un travail d’observation en Ardèche, mené dans le cadre de notre thèse. L’extrait ci-dessus est donc tiré de notre journal de terrain tenu à cette occasion. La question que nous souhaitons aborder dans cette présentation est la suivante : que faire devant une telle description? Que nous apportent tous ces éléments, tous ces détails ? Comment les traiter ? Que nous apprennent-ils ? Pour tenter d’y répondre, nous aimerions faire intervenir certains domaines artistiques qui, selon nous, sont encore assez peu mobilisés en sciences sociales. Plus exactement, nous voulons montrer comment la peinture, la photographie et la littérature romanesque peuvent précisément nous aider à analyser cette séquence avec Otchum en mettant à jour quelques-unes des spécificités de sa présence canine.

I- le chien en peinture : une présence multimodale

Pour justifier son intérêt pour les animaux domestiques, Buffon déclara un jour que le chien avait toutes les qualités intérieures qui puissent lui attirer les regards de l’homme. Si cette idée peut effectivement être vérifiée dans de nombreux cas, il semble que dans le domaine de la peinture, elle requiert quelques précisions. En effet, les chiens apparaissent sur de nombreuses représentations picturales, mais comme nous allons le voir, leur présence est loin d’attirer de façon homogène l’ensemble des regards.

Parfois situés au centre de la toile, on voit figurer les chiens en pleine lumière, en train de poser assis ou couchés aux pieds de femmes (Dedreux, La châtelaine, deux lévriers et un saluki), d’enfants2 (Muraton, D’excellents amis) ou de nains (Vélasquez, Las Meninas), autant de « personnages épisodiques » et fragiles, derniers dans l’ordre de sens conféré aux présences humaines, comme le déclare le peintre Delacroix détestant qu’on s’occupe trop longtemps de ces êtres sans importance qui incarnent le grotesque et le divertissement3.

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Figure 2 : Las Meninas, Diego Velázquez, 1656

Lorsqu’il est montré plus actif, le chien se tient le plus souvent auprès de la gent masculine et participe à certaines de ses activités comme la chasse (Courbet, Hallali de cerf) ou la garde du troupeau (Huet, Berger gardant ses troupeaux). Mais là encore, il s’agit d’activités dans lesquelles l’homme se trouve dans l’attente ou l’ennui (travail de berger), ou encore des activités de détente et de loisirs (la chasse). Ainsi, en peinture, le chien apparaît comme auxiliaire de tous les instants ordinaires de la vie domestique, plus particulièrement ceux ayant rapport aux loisirs, aux moments de repos ou d’attente.

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Figure 3 : L’Hallali du Cerf, Gustave Courbet, 1867

Toutefois, la présence canine reste, dans la majorité des cas, placée en périphérie des scènes représentées. Tous ces petits êtres canins, tâches plus ou moins sombres à la bordure des toiles, sont effectivement placés sous les tables en train de ramasser les miettes ou ronger les os que les hommes festoyant laissent tomber par inadvertance4.

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Figure 4 : Peinture anonyme

Ces petits chiens sont justement, avec les miettes, des êtres d’inadvertance, c'est-à-dire qu’ils sont là, proches des hommes -puisque sous la table à leurs pieds-, mais en même temps ils sont absents de leur intérêt, ils sont même hors de leurs champs d’activités, ce qui explique le choix du peintre de les positionner dans les coins un peu sombres et retirés du tableau : ce sont donc des « présences-absences », que l’on touche, que l’on frôle du regard. Non seulement la présence périphérique du chien n’attire pas tellement l’attention des personnages de l’œuvre, mais elle n’attire pas vraiment non plus celle du spectateur, étant simplement perçue par lui par un regard volatile. Ces chiens n’ont donc qu’une présence anecdotique, « ils s’intègrent parfaitement au décor et, souvent, ils semblent n’en être qu’un élément, ajoutant toutefois, par leur présence remuante, par leurs facéties, une touche de vie à la scène »5. En fin de compte, la présence canine semble apporter un effet d’ordinaire et de réalité à la situation du tableau, mais elle peut être facilement supprimée sans que cela ne soit gênant pour la compréhension de celle-ci.

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Figure 5 : Les Noces de Cana (détails), Véronèse Caliari Paolo, 1563

Du reste, l’œil que le chien est surtout en mesure d’attirer est celui de l’artiste, lequel est habitué à voir en détails la futilité même des choses, celles qui n’entrent pas dans le déroulement de l’évènement, autrement dit, celles qu’on ne regarde pas vraiment. De même, n’est-ce sans doute pas une coïncidence si le chien, animal le plus proche de l’homme, est aussi celui que le peintre a choisi pour exprimer la tranquillité de la vie humaine : tranquillité temporelle (puisqu’on peut lui consacrer du temps) et surtout, tranquillité financière (puisqu’on peut nourrir cette bouche inutile). De taille plus imposante, il devient le gardien du foyer qui maintient le calme et la sécurité domestique. Petit ou grand, il semble globalement que cet animal soit mobilisé par le peintre pour représenter le latent, la distraction, le surplus, le sans importance, bref, le secondaire.

Le chien est aimé par le peintre pour la dimension banale et routinière qu’il apporte à la scène à tel point que sa présence figure parfois sur des tableaux de nature morte. Dans ce cas, elle est associée aux choses parmi les choses, à côté d’objets divers (fruits, fleurs, ustensiles, cousins, etc.), tel un accessoire parmi d’autres inscrits dans l’extraordinaire tranquillité des choses. Présence-absence qui se confond avec les vases et les fruits d’une nature morte, petite touche fade de vie qui ne vient pas vraiment contraster avec l’immobilité des choses.

Pour ces raisons, il semblerait que, plus l’animal est familier, moins il paraît susceptible d’appeler la vue des hommes, qu’ils soient personnages ou spectateurs. Contrairement aux cerfs et biches représentant la sauvagerie mesurée et aux lions et tigres symbolisant la sauvagerie effrayante (E. Hardouin-Fugier, 2001) appelant ainsi l’œil humain à se focaliser et susciter l’émotion, les chiens des peintres, en revanche, sont rarement utilisés pour marquer l’altérité, mais au contraire pour atténuer la tension, car ils évoquent la plupart du temps la banalité d’un quotidien domestiqué. Par conséquent, ils n’absorbent pas notre attention mais peuvent néanmoins l’enrôler un instant et de manière diffuse par surgissement.

Suite à cette rapide analyse en peinture nous montrant que l’artiste est capable de faire varier dans ses représentations les modalités de présence du chien, pour modifier les différentes manières de le saisir visuellement, nous pouvons désormais revenir à notre extrait sur Otchum. Dans cette séquence très courte, on s’aperçoit effectivement que Lionel saisit le chien dans différents modes de présence. D’abord, quand il arrive dans la pièce, avec sans doute cette idée de retrouver la feuille en question, il semble ne pas faire attention à Otchum : il s’essuie les pieds sur le tapis en regardant le sol. Cependant, les comportements agités d’Otchum recherchant la proximité semblent inviter Lionel à lui accorder un instant d’attention et à lui murmurer quelques mots pendant un temps léger de distraction. Puis, se refocalisant sûrement sur l’enjeu plutôt sérieux pour lequel il était venu dans cette pièce –trouver cette fameuse feuille -, Lionel se dégage rapidement du poids de la présence d’Otchum, laquelle bascule alors dans un mode de présence-absence, semblable à celui du petit chien « ramasse-miettes » sous les tables de banquet décrit précédemment. On constate alors que la présence d’Otchum, enrobée de familiarité et de banalité, laisse à Lionel la possibilité de modifier son mode de saisie, ce qui, en retour, vient jouer sur les comportements canins. Dans la perception de Lionel, la présence d’Otchum passe rapidement par différents états : d’élément non visible lorsqu’il est en dehors de la pièce, elle devient un élément qui surgit quand il pose la main sur Otchum, puis elle repasse en périphérie de l’action lorsqu’il se met à chercher la feuille. Nous allons voir dans une prochaine partie qu’en fonction de ces états de présence, le chien adopterait différentes modalités d’action.

II- Le chien en photographie : un être entier

Dans son ouvrage Le peintre et l’animal 6, Elisabeth Hardouin-Fugier fait part de la difficulté de certains artistes à peindre les animaux « sur le vif ». « Face à l’animal, écrit-elle à ce sujet, chacun fait comme il peut » (2001 : 61). Cette difficulté à peindre l’animal en action7 vaut surtout pour le chien qui, à l’exception de la chasse, apparaît le plus souvent dans des positions qui renvoient à la passivité : assis ou couché, parfois debout, mais toujours « sur place », la plupart du temps dans des activités peu variées8. La peinture va alors exprimer cette difficulté qu’elle éprouve à saisir la vivacité de la présence canine en contexte d’action, en mobilisant diverses techniques d’immobilisation de l’animal. Ainsi, note E. Hardouin-Fugier, la principale préoccupation des peintres est de pouvoir immobiliser les chiens grâce à des appareils de contention destinés à la vivisection9, pour que les animaux restent calmes, afin que l’on puisse les représenter parmi d’autres objets. Pour plus de facilité encore, certains cherchent à peindre des animaux naturalisés ou des carcasses, puisque, selon eux, « un animal bon à peindre est un animal mort » (p.58). D’un côté, certains artistes s’engagent à tirer du mort l’image d’un animal vivant, pendant que de l’autre côté, certains se plaignent de peindre le cochon en le rendant aussitôt charcuterie, c'est-à-dire privé d’expressions et de souffle vital.

C’est un peu comme si le peintre ne parvenait jamais, avec sa main d’homme, à rendre compte de la pleine consistance de l’être chien, comme si, finalement, il n’arrivait à la tracer que de manière approximative. La main de l’artiste introduirait en fait trop de réserve et de flou dans la représentation de l’action du chien, n’arrivant pas à fixer son intensité, sa force expressive. Au contraire, bien souvent, l’animal canin apparaît (volontairement ou non) sous des traits arrondis, adoucis, « mous », avec des formes gestuelles inachevées et dans des positions humanisées.

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Figure 6 : Étude de king-charles, Esquisse anonyme

Nombreux sont d’ailleurs les artistes qui, comme Fromentin, parlent de leur mécontentement face à leur dessin d’animaux10. Les traits souvent « neutres », la face inexpressive, le regard absent, l’engagement anesthésié, c’est une silhouette tachetée sur un fond sombre « qui n’a d’autre gloire que celle d’exister » (Hardouin-Fugier). L’intensité dans laquelle s’engage le corps canin dans ses diverses activités paraît, de ce fait, trop dur à représenter « à main nue ». Les mouvements, les hérissements, les regards étant difficiles, voire impossibles, d’être exprimés par la peinture, les artistes se résignent à peindre les chiens dans des contextes d’inaction selon les mêmes procédés utilisés par les paysagistes11.

On devine alors assez vite les changements que le matériel photographique va pouvoir entraîner sur la saisie de l’être canin. En effet, alors que la peinture s’est rendue capable de mettre en valeur la pluralité des modes de présence du chien dans la vie quotidienne des humains, à défaut de pouvoir suffisamment bien rendre compte de l’intensité de ses actes, nous allons voir que, la photographie, au contraire, parce qu’elle est un jeu d’interception d’éléments insaisissables et passagers, et qu’elle permet de saisir ce qu’il y a de plus fugitif, s’avère être capable de rendre compte de la spontanéité émotionnelle et perceptive de l’être chien.

La plupart du temps, les recueils de photographies de chiens que nous avons consultés12 s’attachent à représenter des situations plutôt cocasses, clownesques, grotesques ou humoristiques, dans lesquelles se trouve le chien. Celui-ci joue souvent le rôle de pitre lorsqu’il mime les expressions et les gestes humains (comme le chien d’Erwitt qui se gratte la tête en même temps que sa maîtresse). Mais, bien que le photographe lui fasse jouer quelques fois ce rôle d’acteur comique et incomplet, celui-ci déclare aimer le chien pour son intégrité et sa manière d’être dans ce qu’elle a de plus exalté, laquelle se marie en fait très bien avec l’instant du « clic » que permet de capter l’appareil photo (Merritt & Barth, 2000 : 432). Dans cette perspective, le photographe Robert Adams explique que son intérêt pour le chien se nourrit surtout par ce formidable sens du possible qu’offre l’animal : « Les artistes vivent de curiosité et d’enthousiasme, qualités que ne peuvent qu’inspirer les chiens. Proposez à un chien de l’emmener promener, et sa réaction sera oui, sans hésiter »13. Par la faible réserve négative qu’il exprime au quotidien, le chien inspirerait ainsi l’enthousiasme.

regard_chien

Figure 7 : Photo anonyme

D’autre part, certains photographes décrivent le regard canin comme étant « franc », limpide: il n’est pas à demi ouverts, ni de biais. Il ouvre les yeux de façon résignée, en regardant fixement une cible… ou, par contraste, il les ferme. Il donne ainsi l’air d’être toujours attentif et volontaire lorsqu’on le prend en photo. Assuré dans ses mouvements, il relâche rarement son attention en cours de route. Il donne l’impression au photographe de s’investir dans son action, de vivre les choses intensément, dans le vif de l’instant. Lorsqu’il est attiré par l’inconnu, qu’il découvre quelque chose qu’il ne connaît pas, il ne fait pas semblant de ne pas voir, mais au contraire, le montre de tout son être : son corps s’engage pleinement dans la recherche de sens, le faisant exprimer sa curiosité par une approche « absorbée » et parfois « insouciante » vers la chose en question ; ou à l’inverse, c’est l’inquiétude ou la crainte qui le bloquent, et dans ce cas, il n’approche plus.

A vrai dire, ce que les photographes apprécieraient le plus chez le chien, serait sa disponibilité et l’intensité de sa présence, de son engagement dans l’action : « son ruisseau est un torrent » (Paul Eluard). L’animal arriverait ainsi, selon eux, à transmettre avec intensité par la photo ce que chez l’homme on ne parviendrait à percevoir qu’avec « fadeur ». Les photographes disent effectivement aimer qu’une action soit « pleine », qu’elle tende vers l’infini. Ils aiment l’implication entière14 du chien dans l’acte qu’il effectue à tout moment. Ils aiment ses qualités d’être entier : « Il [le chien] est moins complexe mais plus complet que l’homme » (Merritt & Barth, 2000 : 433). Il déborde de vie. Tout le poids de cette présence est alors saisissable par l’objectif de l’appareil. Le photographe animalier est capable d’attendre des heures pour saisir la seconde où l’animal va apparaître sous ses yeux. Cette apparition rare, lorsqu’elle a lieu, n’est jamais un raté (seule la prise de vue peut l’être) car l’animal est toujours impliqué dans son action, il ne fait pas les choses à moitié. D’ailleurs pour éviter un maximum le flou causé par la vélocité de ces présences, l’appareil photo dispose d’un mode spécial « enfants et animaux » permettant de prendre dans une rapidité réflexe ces êtres  « qui bougent tout le temps ».

Le chien en acte prendrait donc toute sa consistance, ses gestes seraient clairs, nets, non diffus. Il ne serait pas dans le « à peu près », ni dans l’ambiguïté, ce qui d’ailleurs a fait dire à Lionel, le maître d’Otchum, « qu’avec le chien c’est noir ou c’est blanc, mais ce n’est jamais gris », sous entendant pas là, que le chien fait ou ne fait pas les choses, aime ou n’aime pas les gens, mais ne fait jamais tout cela à moitié. Un peu à la manière de l’acteur qui sur-joue son personnage, le chien serait, pour le photographe, un « être de passion », absolu et « fiévreux ».

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Figure 8 : Cliché de Roland Collignon15

Cette maximalisation des actes canins serait en fait recherchée par le photographe, bien plus que par le peintre qui, au contraire, semble privilégier « l’art mineur de la vie » (Piette, 2007). En effet, la main tenant le pinceau cherche moins à saisir la vigueur de l’instant (le « clin d’œil ») que le dessin trouble d’une forme ordinaire de vie. En revanche, ce que propose l’appareil photo, c’est de pouvoir justement inscrire sur la pellicule l’ardeur de ces instants16. Avec le chien, le photographe en joue beaucoup. Il joue de cette possibilité offerte par ces animaux de vivre les choses pleinement, d’être « typiquement » canin (Merritt & Barth).

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Figure 9 : Photo anonyme

De ce bref aperçu du chien en photographie, nous pouvons facilement revenir à notre description d’Otchum. Dans cette séquence, on s’aperçoit effectivement qu’Otchum est d’abord endormit, puis soudain, il se dresse et se met sur le qui-vive, les yeux ronds, le cou « droit comme un i ». Ensuite, il s’agite avec un bel enthousiasme autour de Lionel, tel « un ouragan », pour, après, redevenir immobile, droit et attentif, avant de se recoucher et dormir de nouveau. Ces comportements d’Otchum laissent apparaître la manière consistante et « intacte » avec laquelle il s’implique dans l’action, ainsi que l’intensité, si chère à l’œil du photographe, avec laquelle il adhère à ce qu’il fait. En revanche, on s’aperçoit que chez Lionel, l’implication dans l’action n’est pas du même ordre : « Lionel finit d’essuyer ses pieds sur le tapis en posant la main sur le dos d’Otchum. Il jette un œil sur lui, lui tapote l’omoplate et murmure avec un très léger sourire « oui pépère, c’est moi », puis relève la tête et parcourt des yeux rapidement la pièce en sifflotant ». Alors que les circonstances ordinaires de la situation semblent garantir un effet « stimulant » sur Otchum, comme si l’arrivée «prévisible» -puisque habituelle- de son maître dans la pièce introduisait aussitôt, par ses menus mouvements, du mystère, de l’importance et de la nouveauté pour le chien, l’obligeant à de constantes mises à jour, on constate cependant qu’elles gardent une influence apaisante sur Lionel. A la manière dont Marcel Proust décrit la chambre de Swann qui, au fil du temps, avait fini par se remplir de son moi « au point de ne pas faire plus attention à elle [la chambre] qu’à lui-même », il semble qu’ici l’habitude a fini par remplir la pièce du « moi » de Lionel à tel point qu’il ne fait plus vraiment attention aux détails, sauf si, comme le chien, ils sont capables de faire spontanément surgir leur présence sur la trame perceptive des hommes.

C’est en tout cas ce que nous laisse entrevoir cet extrait : Otchum possède la capacité à rendre son maître, même un court instant, attentif à lui et sait comment entraîner chez lui quelques émotions. Mais cette attention chez Lionel ne s’exprime pas par un regard « franc » et limpide, tel que celui reconnu chez le chien par les photographes, mais par un œil vaporeux jeté de biais. De même, les émotions que fait naître la présence d’Otchum chez Lionel ne se traduisent pas par un état tourbillonnant d’exaltation sans transition avec l’état comportemental et émotionnel précédent, mais se prononce modérément par « un léger sourire » et quelques mots doux murmurés avec apesanteur, associés à d’autres actes sans incidence, tels que le frottement des pieds sur le tapis et le sifflotement. « Nous courons autour du présent comme un chien autour du maître qui le promène. Tantôt il est devant et tantôt derrière, se contentant de renifler les pas de son maître. Il n’est jamais vraiment avec lui, sauf dans l’occasion rare où il prend le morceau de sucre qu’on lui offre. »17. Cette parole du photographe Brassaï montre combien l’attention de l’homme est volatile et combien elle se disperse. Elle présente l’être de l’homme comme jamais vraiment ponctuel, local, dans le présent, mais au contraire, comme débordant sur d’autres situations. Quant au chien, il est celui qui alterne dans sa course, tantôt devant, tantôt derrière…

III- Le chien en littérature romanesque : vacillations de l’existence

Nous avons vu que les images figées de la peinture et de la photographie étaient intéressantes pour comprendre les modes de présence du chien et l’intensité de son implication dans l’action à un moment donné. Cependant, il faut bien avouer que les exigences de l’image fixe paraissent réduire la représentation d’une action à un seul instant. Or, il apparaît que l’écriture, de son côté, vienne résoudre ce problème. En effet, la narration implique une suite d’actions qui s’enchaînent dans le temps : elle ne peut se développer que sur le fond « d’une perspective temporelle où pourront s’inscrire un "avant" et un "après" des rapports de successivité entre événements »18. Nous allons donc voir dans ce qui suit comment la littérature romanesque peut nous aider à rendre compte du mouvement des êtres canins et de l’enchaînement de leurs comportements dans la durée.

A vrai dire, la littérature s’est beaucoup inspirée du chien, notamment dans le domaine romanesque. On trouve un certain nombre de récits de vie canine relatés par des auteurs construisant, sur la base de leur propre histoire humaine, la biographie de leur chien ou de leur chienne. A travers ces histoires, on découvre plusieurs descriptions précises de chien, rendues possibles grâce à un sens aigu de l’observation rencontré chez quelques auteurs. Ces descriptions ont, selon nous, l’avantage de révéler l’être canin dans le mouvement naturel de ses attitudes dans l’enchaînement des situations de la vie quotidienne. Prenons pour exemple l’extrait suivant, racontant avec précision les comportements tout à fait ordinaires de Bauschan, le chien de l’auteur :

« Le petit corps agile de Bauschan, où la vie bat en pulsations si fiévreuses et si vives, est reposé à fond et au-delà, impossible de songer à dormir encore. Il vient sur la terrasse devant ma porte, se laisse choir sur le gravier avec un soupir qui sort du plus profond de son âme et pose la tête sur ses pattes, les yeux levés au ciel avec un air de martyr. Ceci dure quelques secondes, puis il a déjà assez et trop de cette position qu’il sent intenable. […] Il se déhanche, s’étire comme s’il voulait s’écarteler, et pour plus de minutie décompose en deux temps cette opération […] Bauschan reste planté sur ses pattes et contemple tristement le sol. Puis il se met à tourner lentement sur lui-même, comme s’il cherchait à se coucher sans savoir au juste comment. Mais il change d’idée et s’en va nonchalamment jusqu’au milieu de la pelouse, se jette sur le dos d’un mouvement brusque et presque violent pour se frotter et se rafraîchir le dos contre l’herbe tondue […] ses pattes se contractent convulsivement tandis qu’il se roule par terre, ivre d’excitation et de plaisir, envoyant de tous côtés des coups de dents en l’air ; […] Il reste un moment couché sur le flanc, les yeux révulsés, comme mort. Puis il se lève pour se secouer. […] Et après ? Après, il demeure immobile, tache mélancolique sur l’herbe. »19.

Thomas Mann continue sa description de Bauschan, mais l’extrait suffit ici pour faire apparaître le mode sur lequel s’enchaînent les comportements du chien : Bauschan se réveille plein de vie puis, va sur la terrasse et « se laisse choir » ; Bauschan s’étire mollement puis reste immobile, inerte ; Bauschan tourne en rond lentement pour se coucher mais Bauschan ne se couche pas ; Il va avec apathie sur la pelouse puis, brusquement, se jette violemment sur elle pour se frotter convulsivement le dos ; Bauschan reste « ivre d’excitation » quelques secondes puis, soudain, devient immobile, raide, « comme mort ». Bauschan se relève, se secoue énergiquement puis redevient immobile, avachi… La lecture de cette description nous installe rapidement dans un rythme saccadé par la profusion des « puis ». Les comportements de Bauschan paraissent faire d’incessants rebondissements successifs entre le « calme et la tempête », la mollesse et la tension, la joie et la tristesse, l’indifférence et l’absorbement, la démobilisation et l’engagement… Rappelons-nous ce que disait Lionel à propos des chiens : avec eux, c’est noir ou c’est blanc, mais ce n’est jamais gris. En effet, l’enchaînement des actions du chien apparaît fragmenté par le basculement permanent d’un état à l’autre dans le déroulement des situations quotidiennes. Cet enchaînement d’états comportementaux sur le mode alternatif ne vient pas d’une éventuelle schizophrénie dont souffrirait Bauschan personnellement, mais serait en réalité une manière d’être spécifique aux chiens, dont la littérature romanesque parviendrait, peut-être mieux que d’autres arts, à rendre compte.

Contrairement à ce que disait Brassaï pour l’homme, l’être chien semble s’investir dans le présent et y adhérer. Cela ne signifie d’aucune manière l’idée qu’il serait « pris » dans le monde, animal incapable d’éprouver des envies, ni de déployer ses actes vers un avenir proche. Dans l’extrait, on le voit, il arrive à Bauschan de changer d’idée, de tendre ses gestes vers d’autres envies que celles que les circonstances présentes lui font éprouver ou lui « dictent ». Simplement, comme nous l’avons suggéré précédemment, le chien s’impliquerait dans l’action avec une certaine intégrité. Engagé quasiment tout entier dans une action, il paraît alors évident que le passage dans l’action suivante se fera par une sorte de renversement plutôt net :

« Elle [la chienne] est étendue sous le porche, somnolente, regardant dans le vague. L’instant d’après, elle n’est plus là – disparue, évaporée… le porche est vide, désert. L’instant d’après elle est là, somnolente, le regard perdu, dégageant une forte odeur de poisson avancé et d’algues pourrissantes. »20.

C’est également ce que l’on peut remarquer dans notre description d’Otchum. Celui-ci, en effet, passe rapidement par plusieurs états comportementaux, dont certains sont directement liés à la manière dont Lionel agit et le perçoit. Avant l’arrivée de Lionel, en effet, Otchum dort. A l’approche de son maître, il contracte subitement son corps, se met sur le qui-vive, et reste attentif au moindre bruit. Lorsque Lionel entre dans la pièce, il s’agite rapidement et va à la rencontre de celui-ci. Le regard, même bref, et la main posée sur son dos encouragent Otchum à poursuivre sa « fête ». Puis, les premières secondes d’inattention de son maître semblent le mettre en « pause ». Il stoppe de manière nette les petits sauts et l’agitation de la queue. Son corps reste immobile, au milieu de la pièce. Il ne quitte pas des yeux Lionel. Il semble qu’ici, Otchum cherche à décrypter les mouvements humains. Enfin, lorsque Lionel quitte la pièce, après quelques secondes de « suspend » où le chien cherche par les sens quelques informations (une odeur sur le parquet, notre propre regard, un bruit hors de la pièce), son corps redevient rapidement inactif : il se couche sur le sol et soupire, puis trouve le sommeil. Ainsi, à travers ces détails expressifs relevés à l’aide d’une description minutieuse proche de celle proposée par certains récits littéraires, on s’aperçoit qu’Otchum bascule assez vite d’un état comportemental à l’autre. Dans cette séquence de courte durée, il est par conséquent possible de soutenir l’hypothèse selon laquelle, Otchum adopterait des modes d’action fort différents, en fonction des multiples façons dont Lionel le perçoit : sommeil, agitation, immobilité/vigilance, etc. Ces derniers s’exprimeraient ponctuellement et s’enchaîneraient par alternance, sans que cela ne vienne interrompre pour autant la continuité de l’être du chien, l’élan de son existence.

Pour ne pas conclure trop vite

Nous aimerions, en conclusion de ce travail, attirer l’attention sur l’évidence de nuances qu’il faudrait apporter aux hypothèses, peut-être trop radicales, que nous venons de soulever pour le chien. Tel est, sans doute, le risque que toute opération de montée en généralité peut faire encourir. En effet, il est possible de trouver des situations, comme par exemple celle du jeu avec l’homme, où le chien se montrerait à la fois capable de combiner deux comportements et de relâcher son attention, pour ainsi paraître dans une manière d’être moins « consistante », moins tendue, plus légère … autrement dit, plus proche de celle de l’homme. De la même manière que Swann remplit sa chambre de son moi, l’homme pourrait-il ainsi faire déborder sa présence sur son chien ? Constat troublant mais peut-être pas si surprenant, venant de deux êtres qui, depuis des siècles, se côtoient dans une relation de forte proximité.

Quoiqu’il en soit, nous avons souhaité dans ce présent travail, montrer ce que les arts pouvaient faire au chien, c'est-à-dire combien la peinture, la photographie et l’écriture littéraire pouvaient révéler de véritables connaissances sur l’animal canin. Ces connaissances ne sont effectivement plus l’apanage des sciences dîtes « dures », lesquelles placent le plus souvent les animaux dans des situations contrôlées, épurées et fragmentées en plusieurs séquences comportementales, faisant ainsi apparaître ces êtres non pas comme des présences en vie mais comme des facteurs organiques. Parce qu’ils s’appuient sur la réalité, les arts peuvent être, selon nous, de précieux moyens pour analyser les descriptions des sciences sociales, notamment en faisant apparaître l’importance que peuvent prendre les détails, ces petites touches futiles et insignifiantes, cependant capables de nous faire ressentir ce qu’est la vie.

Référénces

12 Shaff V., Blount Jr. R., I’m a puppy, hear me yap. The ages of dog, New York, Perennial Currents, 2000; Merrit R. & Barth M., Un millier de chiens. Le chien dans l’histoire de la photographie de 1839 à nos jours., Cologne, Taschen, 2000 ; Erwitt E., Quelle vie de chien, Phaidon [références inconnues] ; Arthus-Bertrand Y., Chiens, Paris, Eds du Chêne, (1992) 2000 ; Le Gall P., Instants de chiens, Paris, Eds Alternatives, 1996 ; Vies de chien, Collectif, Tana Editions, 2001.

13 Merritt R., Barth M., Un millier de chien, Cologne, Taschen, 2000, pp. 434.

14 Plénitude canine qui, pour R. Caras est transmise à l’homme : « Les chiens ne sont pas notre vie toute entière, mais ils font que notre vie est entière ».

15  http://photos.photographe.free.fr/galerie.htm 

16 “Quel que soit l’outil, la recherche est la même : capter au cœur d’un bois la silhouette furtive d’un chevreuil (…). Montrer le fugitif, le secret, le magique. Lorsque le photographe à l’affût depuis de longues heures voit aperçoit enfin, sortant du terrier la première petite boule de poils et qu’il entre dans l’intimité des renardeaux, il vit là un instant privilégié. La photo qui en résultera sera un témoignage de la beauté de la nature, une fenêtre donnant sur un monde peu accessible », Gunther M  & Deulofeu C., Photographier la nature. Techniques d’approche et d’observation, matériel et prise de vue, Paris, Eds du chêne, 1996, pp.6.

17 Cité par Grenier R., Les larmes d’Ulysse, Paris, Gallimard, 1998, pp. 74.

18 Bergola A., « Initiation à la sémiologie du récit en images », in Le Cinéma en jeu, Institut de l’image, 1992, pp.92.

19 Mann T., Maître et chien, Paris, Eds Grasset, 1971, pp. 37-38

20 « Dogs in a Big Way », Roberts Ket Roberts A., Best Dog Stories, Eds Leyley O’Mara L., p. 158.

1 Il y a quelques jours, nous avons appris la mort d’Otchum.

2 Notons que dans la presse contemporaine, cette représentation du chien comme « compagnon d’un humain fragile » est également utilisée. Voir à ce propos l’article d’Hugues Hotier, dans Homme/animal : Quelles relations ? Quelles communications ?, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2003, p.165-181.

3 Cité par E. Hardouin-Fugier in Le peintre et l’animal en France au XIXe siècle, Paris, Ed. de l’Amateur, 2001.

4 Voir aussi Les très riches heures du Duc de Berry (Janvier) des Frères Limbourg (1412-1426)

5 Musée Cognacq-Jay, (1996). L’animal miroir de l’homme. Paris : Eds Paris Musées, pp. 92.

6 Hardouin Fugier E., op. cit.

7 Le peintre Brascassat écrira d’ailleurs qu’« un taureau en action n’est pas aussi noble qu’au repos, et ne se prête pas du tout au dessin ».

8 Sur environ une cinquantaine de toiles observées, nous avons répertorié en pourcentage de fréquence : 40% de chiens assis ou couchés, ils sont inactifs et/ou « posent» pour l’artiste, 20% chassent, 15% mangent, 12% montent la garde, 8% autres (fument, dansent, s’accouplent, etc.), 5% jouent. Les artistes peignent donc en majorité des chiens passifs ou à l’affût pendant la chasse ou la garde.

9 Voir par exemple Mors à double branche transversale dans le Manuel de vivisection de Charles Livron (1882).

10 A propos de la représentation d’animaux, Fromentin écrit : « Après avoir beaucoup, mais beaucoup travaillé, je ne suis pas content de moi […] c’est un monde à étudier. Je commence à peine à en comprendre les proportions et quant à la science des détails les plus nécessaires à la simple construction, je n’en sais pas le premier mot » (cité par Hardouin-Fugier, 2001 : 58)

11 D’ailleurs, E. Hardouin-Fugier montre à propos de la technique que « bien souvent on a du mal à distinguer le paysagiste du peintre de l’animal » (p.47).

9 janvier 2010

F.4. La thèse terminée : Des chiens auprès des hommes

"Des chiens auprès des hommes. Ou comment penser la présence des animaux en sciences sociales" : c'est le titre de la thèse de Marion Vicart. La soutenance a eu lieu le 10 juin 2010 à l'EHESS (Paris). Le jury était composé de Florence Burgat, Dominique Guillo, Laurence Kaufmann, Cyril Lemieux, Albert Piette (directeur de la thèse) et Véronique Servais.

Voici l'introduction de la thèse.

Le chien : un animal omniprésent ?

« Peu d’auteurs qui écrivent sur les animaux domestiques s’intéressent au vrai problème : que font-ils là, près de nous ? »1. Avec l’homme, les chiens ont hérité d’une longue histoire. Quinze mille ans se sont écoulés depuis leurs premiers rapprochements. Les historiens expliquent que la domestication canine peut se comprendre à partir d’une conversion de l’être canin par l’homme en « animal civilisé ». En l’insérant dans leurs systèmes de valeurs, écrit R. Béteille, et en lui accordant une place dans leurs rapports mutuels, les individus sont parvenus « à mêler ou intégrer le chien à nombre d’activités, de concepts et de comportements nouveaux, apparus au fil des siècles et des mutations des diverses civilisations »2. Ainsi présent dans nos livres d’histoire, le chien est également présent dans nos histoires de vie. Il suffit de feuilleter quelques-uns de nos albums de photographies pour s’apercevoir qu’il est bien un membre de la famille. En France, l’espèce canine est depuis longtemps un élément à part entière de la vie sociale. Les enquêtes3 montrent d’ailleurs que le nombre de chiens avoisine les 7,8 millions, soit 25% des foyers français qui en abritent au moins un. En occupant diverses fonctions au sein de la communauté humaine, la présence du chien n’est plus uniquement justifiée par des logiques d’utilité, mais également par des raisons d’ordre affectif. Travail, famille, loisirs, santé… cet animal se propage dans de nombreux domaines de la vie publique et privée.

Ce n’est donc pas un hasard si ces dernières années, nous assistons à la montée d’un phénomène « chien » dans les articles de presse, les documentaires et les ouvrages populaires. Toutefois, contrairement à la plupart des autres animaux, le chien n’est pas vraiment concerné par les problématiques fortes liées, par exemple, à la « souffrance animale » ou à « la mort des animaux ». De même, il semble parfois exclu des débats concernant le « bien-être animal » consacré plus ouvertement aux animaux de ferme et à la faune sauvage. Pour preuve, le 7 octobre 2005 se déroulaient les Premières Rencontres Nationales sur « le bien-être animal », colloque présidé par quelques haut représentants de l’Etat. Les trois tables rondes organisées lors de cette journée se sont, entre autres, concentrées sur les questions du gavage des oies, de la réintroduction de l’ours, ou encore des parcs animaliers. A ce colloque, le chien fait de brèves apparitions, par exemple, dans le discours de l’anthropologue Jean-Pierre Digard pour montrer que « le bien-être des animaux de compagnie prête à débat, alors qu’ils sont déjà mieux traités que nombre d’humains »4. A peine introduit au cœur de la question du « bien-être animal », le chien se retrouve désormais montré du doigt pour ensuite mieux pouvoir se faire exclure du projet. Alors que l’ours, le loup, les animaux de ferme ou les souris de laboratoire intéressent les médias par les traitements qui leur sont conférés, nous constatons que pour le chien, ce n’est pas vraiment le cas, comme s’il était trop difficile - ou peut-être trop commun - de parler de son traitement ordinaire par l’homme.

L’actualité sociale du chien reste néanmoins féconde : dans la presse, sur les ondes ou sur les écrans, il est omniprésent. Mais, pour intéresser le monde public et justifier sa place, les médias tendent à extraire l’animal de son quotidien et l’insèrent dans des événements. Des chiens reniflent le cancer ou aident des enfants à apprendre à lire, pendant que des molosses tuent des enfants et blessent des personnes âgées, soulevant ainsi l’inquiétude des hommes politiques qui se penchent sur l’affaire des « chiens dangereux ». Tels sont les faits qui apparaissent le plus fréquemment parmi les gros titres que nous avons relevés au hasard des revues de presse. Violences, déjections et « pouvoirs » thérapeutiques concourent, par un excès de signifiant, à faire du chien le « seul vrai nuisible »5 ou le bienfaiteur de nos espaces humains. Pris dans ses rôles de « vedette », le chien médiatique témoigne cependant difficilement de ce qui se passe réellement dans sa relation quotidienne avec l’humain. On le voit alimenter les épopées de nos mythes, les catastrophes de nos journaux, les numéros de nos cirques. C’est pourquoi, pour parler de lui, nous sommes contraints à changer constamment de registres et à passer du dramatique au comique, du passionnel au conflictuel, du dangereux au merveilleux.

En réalité, ce mouvement de bascule, le chien le connaît bien, tant il sollicite le contraste. C’est peut-être ce qui permet d’expliquer sa notoriété auprès des artistes et la fréquence avec laquelle il apparaît sur leurs peintures. Le chien fait effectivement jouer notre regard dans une économie du visuel. Il apparaît sur de nombreuses représentations picturales, mais comme nous allons le voir, sa présence est loin d’attirer de façon homogène l’ensemble des regards.

Parfois situés au centre de la toile, les chiens figurent en pleine lumière, en train de poser assis ou couchés aux pieds de femmes, d’enfants ou de nains6, autant de « personnages épisodiques » et fragiles7, derniers dans l’ordre de sens conféré aux présences humaines, comme le déclare le peintre Delacroix détestant qu’on s’occupe trop longtemps de ces êtres sans importance qui incarnent le grotesque et le divertissement8. Lorsqu’il est montré plus actif, le chien se tient souvent auprès de la gente masculine et participe à certaines de ses activités comme la chasse ou la garde du troupeau9. Ainsi, en peinture, le chien apparaît surtout comme auxiliaire d’instants ordinaires de la vie domestique, plus particulièrement ceux ayant rapport aux loisirs, aux moments de repos ou d’attente. Non seulement la présence périphérique du chien n’attire pas l’attention des personnages de l’œuvre, mais elle n’attire pas vraiment non plus celle du spectateur qui la perçoit d’un regard volatile.

Du reste, l’œil que le chien est surtout en mesure d’attirer est celui de l’artiste, lequel est habitué à voir en détail la futilité même des choses, celles qui n’entrent pas dans le déroulement de l’événement, autrement dit, celles qu’on ne regarde pas vraiment. De même, n’est-ce sans doute pas une coïncidence si le chien, qui est dit l’animal le plus proche de l’homme, est aussi celui que le peintre a choisi pour exprimer la tranquillité de la vie humaine : tranquillité temporelle (puisqu’on peut lui consacrer du temps) et surtout, tranquillité financière (puisqu’on peut nourrir cette bouche « inutile »). De taille plus imposante, il devient le gardien du foyer qui maintient le calme et la sécurité domestique. Petit ou grand, il semble globalement que cet animal soit mobilisé par le peintre pour représenter le latent, la distraction, le surplus, le sans importance, bref, le secondaire. Les chiens n’ont donc en général qu’une présence anecdotique, « ils s’intègrent parfaitement au décor et, souvent, ils semblent n’en être qu’un élément, ajoutant toutefois, par leur présence remuante, par leurs facéties, une touche de vie à la scène »10. En fin de compte, la présence canine semble apporter un effet d’ordinaire et de réalité à la situation du tableau, mais elle peut être facilement supprimée sans que cela ne soit gênant pour la compréhension de celle-ci.

Le chien est aimé par le peintre pour la dimension banale et routinière qu’il apporte à la scène à tel point que sa présence figure parfois sur des tableaux de nature morte. Présence-absence qui se confond avec les vases et les fruits, petite touche fade de vie qui ne vient pas vraiment contraster avec l’immobilité des choses. Contrairement aux cerfs et biches représentant la sauvagerie mesurée et aux lions et tigres symbolisant la sauvagerie effrayante11 appelant ainsi l’œil humain à se focaliser et susciter l’émotion, les chiens des peintres, en revanche, sont rarement utilisés pour marquer l’altérité, mais au contraire pour atténuer la tension, car ils évoquent la plupart du temps la banalité d’un quotidien domestiqué. Par conséquent, ils n’absorbent pas notre attention mais peuvent néanmoins l’enrôler un instant et de manière diffuse par surgissement. L’utilisation en peinture de l’effet de réel et de l’atmosphère ordinaire qui se dégagent de cette relation quotidienne entre hommes et chiens, ne fait d’ailleurs que renforcer le processus de banalisation auquel est soumise la présence canine dans la société humaine. Sorti de la tragédie ou de l’exploit médiatique, le chien de compagnie fait partie de ces « choses à répétition » qui, pour nous, vont de soi, et auxquelles nous avons du mal à redonner relief. Par sa prolifération, il tend à devenir un sujet qui laisse indifférent. On le voit trop, et à force, il en devient transparent.

Transparent ? Pas tant que cela finalement. Lorsque nous avons entrepris la rédaction de cette thèse, la présence de notre chienne Moksha est devenue pour nous un « obstacle ». Trop présente ? Pas vraiment, mais le minimum d’attention que la vie animale réclame a suffi pour que, dans cette période d’écriture où la moindre distraction devient ingérable, Moksha est devenue pour nous une présence difficile à supporter. Car, même si le chien occupe rarement le centre, il ne peut pas être « simplement là », sans bruit, sans souffle. Enjeux, tension et concentration sont les modalités dans lesquelles nous sommes prises pendant l’écriture. Or, ces modalités sont incompatibles avec le soin que réclame un chien. Nous n’avons pas su donner à notre chienne le temps, l’attention et l’amour aussi, dont nous pensions qu’elle avait besoin. Au moindre mouvement de pied sous notre bureau, Moksha se dressait, le regard scrutateur lancé vers nous, prête à bondir vers la porte d’entrée. Allongée depuis des heures, le corps ankylosé, elle avait besoin de sortir pour se dépenser plusieurs heures, et nous ne pouvions répondre à de telles exigences. Nous la sentions délaissée, peut-être même malheureuse, en tout cas mal au point sur le plan physique. Il a donc fallu nous adapter et mettre en place des solutions afin de répondre aux besoins de la chienne.

Trop habituel dans notre monde privé et banalisé dans l’espace public, le chien ordinaire échapperait-il aussi aux yeux des scientifiques ?

Le 12 septembre 2007, une exposition intitulée Bêtes et Hommes est lancée à Paris. Il y est question de diverses espèces explorées au fil de nombreux ateliers. L’exposition s’organise en fait autour de plusieurs pôles (scientifique, artistique, social, économique, etc.). Les primates, les cétacés et les oiseaux dominent le pôle « scientifique », les cochons, les vaches et les moutons le pôle du « techno-économique ». Le pôle « social » est plus spécifiquement attribué à l’ours, à la loutre et au loup pour les conflits qu’ils génèrent avec les hommes. Quant au chien, il est accueilli avec une place de choix, dans la mesure où contrairement à d’autres espèces moins présentes, plusieurs ateliers lui sont consacrés. Lesquels ? Ceux portés sur l’art surtout humoristique, fortement chargé d’ironie. A focaliser sur les comportements grotesques du chien, celui-ci ne va-t-il pas rencontrer des difficultés pour s’imposer dans l’actualité intellectuelle et scientifique ?

S’il est vrai que le chien n’a pas toujours été l’élu des chercheurs, il semble que depuis quelques années, la tendance s’inverse avec l’émergence d’un phénomène « chien » qui n’a rien de fortuit. D’aucuns calculent son quotient intellectuel, d’autres mesurent la fiabilité de son flair ou encore cherchent à traduire la signification de ses aboiements. D’un autre côté, des anthropologues et des archéologues se penchent également sur lui pour comprendre l’histoire de ce rapport si étroit qu’il entretient depuis des siècles avec l’homme. De même, constate D. Guillo12, la sociologie, elle aussi, n’échappe pas à la tendance. Elle ne peut plus nier l’existence d’une forme de lien social entre l’homme et le chien, car cela reviendrait à « ignorer l’univers riche et foisonnant des interactions sensorielles, émotionnelles et cognitives qui se nouent en dehors ou en plus de l’échange de messages linguistiques élaborés »13.

A vrai dire, cet engouement pour le chien s’accomplit en parallèle d’une prise en compte plus générale quant à la nécessité de repenser l’être humain dans ses relations avec les autres entités non humaines. C’est sur ce fond de « plaidoyer pour une maison commune »14 que s’ouvre alors un vaste chantier concernant l’étude des animaux : des transformations méthodologiques et conceptuelles sont ainsi réalisées dans de multiples domaines, en vue d’approcher les différents aspects du « fait socio-animal »15. Par ailleurs, le terrain de la philosophie se voit également modifié. Comme pour les zoologues et les éthologues, les philosophes contemporains apprennent à poser de « nouvelles questions »16 aux animaux. Alors que l’animal était autrefois pensé pour autre chose que lui-même17, les philosophes sont aujourd’hui intéressés pour comprendre ce que celui-ci peut nous révéler sur son existence et sur ses capacités à cohabiter avec d’autres. Par conséquent, les ouvrages sur la « question animale » se multiplient, mais la plupart du temps, ceux-ci ne concernent pas spécifiquement l’étude du chien, ni celle d’ailleurs d’aucun animal en particulier.

Ces propos ont brièvement présenté l’étendue et la fréquence avec lesquelles la présence canine se retrouve dans notre actualité sociale, artistique et scientifique. Le chien, en effet, est omniprésent : vedette dans la presse, personnage surreprésenté mais toujours secondaire en peinture, il tient une place considérable dans les colloques et les manifestations scientifiques. L’animal canin endosse les rôles et les costumes tout en restant, il est vrai, ce mammifère à quatre pattes. C’est d’ailleurs ce dernier que l’on retrouve dans nos carnets de notes. Des heures d’observation et des centaines de pages d’écriture, sur autant de chiens, ni combattants ni magiciens, simplement des chiens « ordinaires ». Citons quelques passages pris au hasard :

02 septembre 2008, 6h30, dans le RER : « L’homme regarde par la fenêtre "dans le vide". Le chien, la tête toujours posée sur la chaussure regarde "dans le vide". Le chien se redresse, change de position et repose la tête au sol. Quand il se redresse, l’homme jette un regard vers lui et pose la main dessus puis redirige son regard vers l’extérieur. La voix du train annonce le nom du prochain arrêt : Aulnay-sous-bois ».

18 octobre 2006, 14h00, centre d’éducation canine de Villeparisis : « Charly remue de la queue nerveusement et gonfle son poitrail. Boulette cherche à lui mordiller le cou et les babines. Charly s’agite peu à peu. Boulette bondit à l’arrière. Elle plie les pattes avant, pose le poitrail au sol et garde le train arrière levé, avec la queue frétillante. C’est une invitation au jeu. Charly dresse son corps et lève les oreilles. Il lève la patte pour uriner sur la clôture du centre et revient vers Boulette ».

26 octobre 2004, 18h30, Dornas, en Ardèche (sortie à la bergerie) : « Une fois dehors les chiens s'agitent. Hubac, la plus jeune, aboie sur Patouk. Otchoum, le plus âgé, est à l'avant. Il marche dynamiquement en reniflant le bord de route. Nous allons à la bergerie. Les chiens sont de plus en plus agités. Otchoum accélère la marche tandis qu’Hubac et Patouk s’aboient dessus mutuellement et se mordillent le cou. Arrivés à la bergerie, les moutons sont effrayés et se regroupent au fond de l'enclos. Sylvie compte le nombre de têtes. Les chiens sont agités et aboient. Sylvie leur dit d'une voix sèche : « couchez ! ». Otchoum et Patouk se couchent, oreilles plaquées sur le crâne. Patouk renifle et se lèche une patte-avant. Otchoum regarde Sylvie, les yeux bien ronds. Hubac n’est pas couchée, elle s’avance vers les brebis. Otchoum la fixe des yeux et lui grogne dessus. Hubac le regarde, yeux semi-ouverts. Nerveuse, elle se lèche les babines et plaque ses oreilles sur le crâne. Elle se couche, puis refocalise son attention sur les brebis en redressant les oreilles et le cou. Elle tremble. »

30 avril 2008, 13h, Mitry-Mory : « Je reprends le travail, toujours dans le salon. Moksha est encore allongée sur son tapis. De temps en temps, elle rêve et pousse de petits cris (ses pattes ont également des spasmes). Son sommeil ne dure pas plus de quelques minutes. Après chaque rêve, la chienne se réveille et me cherche aussitôt des yeux puis s’étire le corps et bat une fois de la queue. Elle repose la tête au sol en soupirant. Quand mes yeux croisent les siens, elle se tourne sur le dos, les quatre pattes en l’air et me regarde, la tête sur le côté, la queue battante. Je la caresse un instant sur le ventre avec l’un de mes pieds puis reprend le travail. Elle se laisse alors tomber sur un côté. Ses yeux restent souvent « dans le vague », à demi ouverts, sans se poser sur quelque chose de précis. Ils finissent par cligner lourdement et se fermer ».

Ces notes tirées de nos « journaux de bord » sont les données sur lesquelles nous travaillons. Elles décrivent quelques instants de vie quotidienne, ici choisis aléatoirement. Ces instants d’hommes et de chiens ne ressemblent ni aux événements majeurs décrits dans la presse, ni aux scènes figées des représentations picturales. De même, elles s’éloignent encore plus de ce que nous présentent les manifestations scientifiques organisées sur le chien. Il n’y est plus question de la présence du chien dans la société des hommes, mais des chiens en présence d’hommes et d’autres animaux. Par conséquent, que faire de ces notes ? Quel statut analytique leur accorder ? Quels modes de connaissance laissent-elles envisager sur le chien ? Ce sont les questions qui formeront le socle de notre projet.

Plus précisément, notre recherche vise à proposer un nouvel espace d’accueil des animaux en sciences sociales. Nous sommes effectivement partie d’une intuition : décrire aussi les chiens en anthropologie. Par conséquent, le premier fil conducteur de ce travail repose sur l’ouverture d’une grande discussion épistémologique : comment aménager une méthodologie pour décrire l’homme et le chien capable d’établir, de façon équitable, des connaissances sur chacun ? Dans cet ordre d’idées, il est important d’affirmer notre volonté de tenir bien visible, dans cette thèse, notre travail de construction. Celui-ci commence par la découverte des textes éthologiques et sociologiques dont il nous a fallu percevoir les caractéristiques afin d’analyser la manière dont y sont présentés les animaux. Les étapes et les détours plus ou moins longs par lesquels nous sommes passée pour déconstruire et reconstruire notre démarche phénoménographique font également partie des moments clés de la discussion que nous n’avons pas voulus synthétiser. Notre objectif est effectivement de suivre le débat en train de se faire.

Le second fil conducteur s’inscrit dans une perspective théorique. L’enjeu consiste à récolter un ensemble de connaissances sur le chien et sur sa relation avec l’homme, susceptibles d’intéresser les chercheurs de différentes disciplines. Ce travail de récolte est alors guidé par le chien lui-même. A cet effet, nous avons réalisé un long cheminement parsemé de plusieurs détours : condition nécessaire pour revenir de ce voyage enrichie de découvertes sur le chien et sur sa relation avec l’humain. Mais avant de pouvoir entamer ce parcours, il a fallu, tout d’abord, trouver le chien...

Ainsi, ce travail de recherche se divise en trois parties. La première partie nous emmène sur les pistes scientifiques à la recherche du chien. Où est le chien ? Comment l’observer comme une présence située ? Comment l’étudier dans les spécificités de son existence ? Pour répondre à ces questions, il faudra parcourir deux chapitres : le chapitre 1 propose d’explorer le domaine des sciences de l’animal pour tenter d’y trouver les traces du chien. Après avoir mis en lumière les apports de ces disciplines, il s’agira de souligner leurs limites notamment en ce qui concerne les dispositifs méthodologiques et la nature des connaissances produites sur l’animal. Le chapitre 2 réitère l’exercice, mais cette fois-ci, dans le domaine des sciences de l’homme. Ces pistes scientifiques nous mèneront-elles effectivement au chien ?

La seconde partie joue un rôle important dans l’élaboration de notre cadre théorique et méthodologique. C’est pourquoi, nous prendrons le temps de bien déplier les développements que nous y présenterons. Nous avons choisi de consacrer deux chapitres à la réalisation de petites leçons de sociologie appliquées à la relation homme-chien. Plus particulièrement, dans le chapitre 3 nous étudions les situations ordinaires de rencontres entre l’homme et le chien à travers le prisme des sociologies de l’action. L’objectif de ce chapitre est effectivement de savoir si les principes méthodologiques développés par les approches pragmatiques et interactionniste s’ajustent bien aux spécificités de la présence animale. Le chapitre 4 de cette même partie présente un état des lieux des approches alternatives, notamment en sciences sociales, fondées sur l’étude des relations hybrides. Ces perspectives, focalisées sur la relation et l’hybridité, mettent-elles toujours à profit leurs descriptions et leurs analyses en faveur de l’animal et de sa connaissance ? Nous aideront-elles à retrouver le chien ? Ces questions qui incitent à nous interroger sur la pertinence des approches alternatives, conduisent progressivement vers la constitution d’un autre cadre théorique et méthodologique : la phénoménographie équitable. A cet effet, nous suivons de près les tâtonnements et les obstacles par lesquels nous sommes passées pour mettre en œuvre cette démarche. Nous en présentons les dispositifs et les outils spécifiques tout en prenant soin d’en décortiquer les étapes essentielles notamment en ce qui concerne l’étude du chien. Ainsi, le long détour qui s’achemine dans cette seconde partie soulève un enjeu crucial : amorcer la création d’un nouveau mode de présence de l’animal en sciences sociales. C’est à cette condition que nous pouvons retrouver le chien.

La troisième partie nous permet d’assister aux premiers pas du chien sur le terrain de la phénoménographie équitable. Il s’agit d’abord, dans le chapitre 5, d’expérimenter notre méthodologie en suivant les progressions d’Otchoum, un chien Berger allemand, observé et décrit dans le cours ordinaire d’une journée. L’occasion nous est alors donnée d’analyser les modalités de cette présence au rythme des déambulations de son existence. Dans ce chapitre, c’est au chien qu’est revenue la tâche de nous guider. En bon éclaireur, il nous a menée vers des pistes inédites et nous a fait réaliser de nombreux grands écarts. Grands écarts qu’il a fallu ensuite combler dans le chapitre 6. Plus particulièrement, ce dernier s’intéresse aux thèmes de l’équitablilité, de l’attention et du jeu, notamment à travers l’analyse d’images photographiques mettant en scène des hommes et des chiens au cœur de situations quotidiennes variées. En nous permettant d’observer l’homme et le chien de près, ces séquences imagées accordent à la démarche comparative toute sa force et sa pertinence et nous garantissent la réalisation de nombreuses découvertes.

Enfin, la conclusion reprend, sous la forme d’une synthèse, les deux principales discussions ouvertes dans cette recherche. Elle examine en premier lieu la question de la singularité des données phénoménographiques et revient sur les enjeux soulevés par un tel cadre méthodologique. Elle s’intéresse ensuite au thème de la relation afin de souligner les apports théoriques de la phénoménographie à l’égard des autres disciplines. Elle ouvre, pour terminer, une réflexion sur le rôle joué par la nouvelle présence des animaux en anthropologie.

Notes :

1. Grenier R., Les larmes d’Ulysse, Paris, Gallimard, 1998, p. 139.
2. Béteille R., Histoire du chien, Paris, PUF, 1997, p. 109.
3.
Source : Enquête FACCO/TNS SOFRES 2008.
4. Digard J-P., « L’animal et l’être humain », Actes du colloque « Le Bien-être Animal », octobre 2005, p. 10.

5. « Le chien, seul vrai nuisible », Libération, 30 mars 2000.
6. Nous pensons, entre autres, aux œuvres de Dedreux (La châtelaine, deux lévriers et un saluki) ou de Vélasquez, (Las Meninas).
7. Notons que dans la presse contemporaine, cette représentation du chien comme « compagnon d’un humain fragile » est également utilisée. Cf. Hotier H., « La place de l’animal dans le spectacle de cirque », in Galinon-Mélénec B. (éd.), Homme/animal : quelles relations ? Quelles communications ?, Dieppe, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2003, pp.165-181.
8. Cité par E. Hardouin-Fugier, Le peintre et l’animal en France au XIXe siècle, Paris, Editions de l’Amateur, 2001, p. 58.
9. Nous faisons ici référence aux œuvres de Courbet (Hallali de cerf) et de Huet (Berger gardant ses troupeaux).
10. Musée Cognacq-Jay, L’animal miroir de l’homme, Paris, Editions Paris Musées, 1996, p. 92.

11. Hardouin-Fugier E., op. cit., p.154.
12. Guillo D., « Humain, trop humain », Télérama (hors série), sept. 2007, pp. 72-73
13. Ibid., p. 72.
14. Latour B., « Plaidoyer pour une maison commune », Télérama (hors série), sept. 2007, pp. 96-97.
15. Piette A., « Entre l’homme et le chien. Pour une ethnographie du fait socio-animal », Socio-Anthropologie, n°11, 2002, pp. 87-104.
16. Cf. Despret V., Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
17. Cf. Burgat F., Animal, mon prochain, Paris, Odile Jacob, 1997.

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