Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La phénoménographie anthropologique
11 octobre 2008

K. Comparaison des êtres

L'extrait ci-dessous considère que la différence anthropologique, plutôt que d'être associée classiquement à l'outil, au signe et à la règle, peut l'être au mode mineur de la vie et au rapport de l'homme au détail. Ce passage est tiré du livre d'Albert Piette "Petit traité d'anthropologie" (Socrate Editions Promarex, 2006).

Des développements et des précisions de cette thèse se trouvent dans "L'acte d'exister. Une phénoménographie de la présence" et "Anthropologie existentiale". 

L'homme en situation

Ainsi, à travers leur mode de vie, leur lien social, leur manière de communiquer et de se rapporter à des objets, les hommes ajoutent un élément spécifique qui n'est pas présent dans les rapports sociaux, communicationnels et techniques des chimpanzés ou des babouins. Avec la règle, l'outil et le signe, c'est l'avènement progressif d'une extériorité qui s'impose comme un élément caractéristique de la vie des êtres humains. Bien sûr, l'outil est déjà en soi une forme extérieure au corps de l'homme. Il remplace la dent qui pouvait saisir, gratter et même transporter. Mais surtout aux objets immédiatement fonctionnels, l'homme ajoute des objets qui ne sont pas directement utiles, mais qui sont là. Nous insistons sur ce point car le processus d'hominisation est souvent associé à une culture faite d'outils et beaucoup plus rarement aux choses sans utilité directe. La construction de l'humain, c'est aussi ce monde de choses fixes ou mobiles, dans son habitat ou en dehors, tantôt disponibles, tantôt hors d'attention mais toujours capables d'être perçues. Pendant que l'homme s'affaire à une activité spécifique, divers objets non utilisés l'entourent. Ils sont comme au repos. Debout, l'homme peut disposer d'une main libre capable de saisir et de manipuler un objet qui ne correspond pas nécessairement à son activité principale, un objet secondaire. Le monde humain est ainsi constitué de choses aux significations plurielles selon les moments et les lieux. Mais surtout il permet, pour un même objet, l'interférence d'une signification supplémentaire, transportée d'une autre situation, avec la signification principale de l'action. Avec certains objets, l'être humain est en contact direct pour une manipulation ou une attention automatiques. Ces objets-là sont directement utiles et pertinents dans l'interaction en cours. Mais il arrive toujours que d'autres éléments, extérieurs à ceux-ci, touchent l'homme en situation, sans conséquence, sans enjeu de sens, sans obligation de réponse, sans utilité immédiate. Ces choses ne l'informent de rien. Elles sont là, gravitant autour de lui, tombant sous son regard toujours mobile. Du fond émerge un objet avant de se détourner du regard humain tandis qu'un autre apparaît, puis un autre encore sans qu'ils soient directement visés. Les hommes viennent de le voir subrepticement, ils le reverront sans doute bientôt. Ces objets ont servi avant pour tel geste, telle activité. Ils les voient un instant, toujours là, quand le besoin a cessé. Percevoir l'objet, comme un détail, c'est voir comment ne rien faire avec lui.

Le langage renforce cette perspective. Il isole ainsi une sorte d'enjeu de sens qui peut être véhiculé d'une situation à une autre et y apparaître à un moment donné déconnecté par rapport aux choses présentes dans l'espace

situationnel. Dans une situation spécifique, l'homme peut parler de ce qui la concerne mais il peut aussi en parler ailleurs à un autre moment et ce même thème devient l'enjeu de la situation. Les objets de ladite situation constituent par le fait même le fond par rapport à la figure de sens que constitue l'échange conversationnel. A côté, autour de la zone langagière de pertinence, se crée donc un décalage, un reste dans la situation extérieure à celle-ci. Le langage qui hiérarchise et sélectionne met entre parenthèses ce reste par rapport à l' impératif de signification.

De plus, en devenant son propre objet, qu'il s'agisse de son corps, de ses pensées, de ses sentiments, de ses souffrances, l'homme développe un langage intérieur par lequel il élabore et compare des scénarios sur ses actions, les répète mentalement ou se remémore des situations passées. Souvent, les représentations que l'homme construit mentalement sont fugaces, tantôt directement dépendantes des événements en cours, tantôt déconnectées de ceux-ci, produits quasi spontanés des connexions singulières du travail neuronal. Il en résulte un monde mental autonome constitué de représentations intérieures, toujours changeantes, à caractère privé. Ce monde mental renforce ainsi l'opération d'écran établi entre l'homme lui-même et les choses concrètes environnantes. Cette aptitude de créer des objets nombreux en l'absence de stimulations directement connectées à ceux-ci permet bien à l'homme de mettre entre parenthèses les informations présentes et d'échapper d'une certaine manière à la prégnance de la situation immédiate. En accomplissant en pilotage automatique les activités routinières de la situation, l'homme peut d'autant plus facilement développer des images intérieures non liées à celles-ci. La conscience réfléchie permet donc ce vagabondage de la pensée, dont les objets constituent autant de détails décalés par rapport à l'enjeu présent de l'interaction. Ils distraient l'homme de l'immédiateté de la situation. Ils correspondent à l'entrée dans celle-ci d'éléments extérieurs, extraits d'autres situations, maintenus à la marge. L'homme se trouve donc devant une multitude d'objets accumulés de situation en situation. Mais il crée aussi, par son mode de perception et l'écran du langage, la possibilité de se détacher suffisamment du monde des objets pour ne pas qu'ils envahissent la situation et le déroulement de l'interaction en jeu, mais pas trop pour qu'ils puissent émerger seulement ponctuellement et générer ainsi un effet d'amortissement par rapport à la brutalité des enjeux d'une situation. En inventant l'objet, l'homme construit donc un arrière-plan, le décor qui déborde dans une situation.

Il en est de même de la règle qui se déploie comme une marque extérieure. Ainsi les instruments, les formulaires, les règlements se multiplient et structurent le temps et l'espace des individus. A vrai dire, cette opération de structuration se déploie à un double niveau. Il y a d'abord le marquage au sein même des situations que les individus traversent au cours de leur journée. Ce

marquage est constitué d'un ensemble de repères directs à partir desquels les êtres humains accomplissent leurs actions. Ce sont surtout les objets, les personnes, les lieux et les horaires qui se posent comme points fixes structurant les actions et les relations sociales. Mais, au-delà du repérage immédiat, chaque situation est emboîtée dans d'autres situations qui lui sont simultanées, antérieures et postérieures et qui ont lieu dans d'autres espaces. Cette imbrication est capitale pour la vie des humains. Par là-même, le lien de ceux-ci n'exige plus un rapport communicatif d'impressions et d'expressions avec un enjeu de sens. Mais il repose plutôt sur un ensemble de repères et de traces renvoyant à d'autres situations. Un règlement, une catégorie, une étiquette, un numéro constituent ces traces d'autres situations qui se déroulent en même temps dans un autre espace. Ce sont parfois des lieux de surveillance, de gestion, d'organisation eux-mêmes ancrés situationnellement et se posant comme des maillons qui nouent un ensemble de situations, les globalisant, les structurant .Comme l'a bien montré Bruno Latour, il en ressort un maillage plus ou moins fort de situations imbriquées les unes aux autres et dans lesquelles les êtres humains agissent d'emblée, cadrés par l'ensemble des traces présentes.

Certes, dans la vie des hommes, les règles, les gestes et les objets sont aussi et même souvent évalués. Les êtres humains sont sans cesse jugés non seulement dans leur compétence à se référer à des principes moraux mais aussi dans leur dépendance à un milieu social et dans leur capacité à se défaire de divers liens psychologiques et sociaux. Mais, en même temps, cet excès de sens et d'enjeux est toujours déjà amorti par la suspension ou par le report de ces évaluations à un autre temps et à un autre lieu, et aussi par la présence simultanée dans la situation d'êtres, de gestes, d'objets sans importance. Ainsi, l'extériorité des choses augmente la capacité de l'être humain à vivre une présence dégagée. Il pratique une perception économe du monde hétérogène qui se trouve autour autour de lui. La perception humaine, comme activité le plus souvent relâchée et automatique, suppose l'opération implicite de viser l'être ou l'objet associé à l'enjeu de la situation et de mettre entre parenthèses ce qui l' entoure. Mais en même temps - et ceci est capital, cette perception ne se donne des œillères qu'en pointillé. Le reste, le fond n'est pas complètement effacé. L'homme a cette aptitude à s'intéresser à un aspect d'une situation en n'excluant pas vraiment ce qui est autour. A la différence de l'état d'alerte ou même de vigilance, spécifique aux animaux toujours prêts à donner une signification au moindre surgissement, l'attention humaine est d'emblée détendue. Elle permet ainsi une conscience subsidiaire de détails qui émergent de l'arrière-fond de la situation. Ce mode de percevoir n'est pas celui du malade incapable ni de l'inquiet, dont l'état alarmiste est vite mobilisé par le moindre bruit venant capter

sa conscience. Dans ces cas, la moindre chose devient une raison de mobilisation, d'engagement, une signification, un enjeu de pertinence. La perception humaine, en même temps qu'elle coordonne le rapport des hommes aux objets et aux gestes pertinents dans une interaction, permet une perception subsidiaire d'objets périphériques à l'enjeu principal de la situation. L'être humain est ainsi entouré de choses sans importance mais qui ne sont pas rien. Ce sont des détails capable d'émerger sur fond d'un décor, tout en restant secondaires. De ce fond, les choses qui nous entourent deviennent un détail, lorsque, par le jeu du regard, elles se rapprochent sans qu'elles nous envahissent. Elles se posent comme un supplément sans enjeu de réponse, de manipulation. Simplement là. Détachés d'un enjeu de sens, les détails se retiennent et n'imposent pas une attention en quête de caractéristiques spécifiques. Comprendre une signification, saisir un enjeu ne supposent pas seulement de clôturer une entité sur ses caractéristiques saillantes, c'est aussi l'entourer d'éléments latéraux, d'échancrures par rapport au sens principal. Les détails, ce sont ces éléments qui latéralisent la signification principale de la situation. Ils empêchent la figure focale de se donner comme tranchée et tranchante .Telle est la spécificité de l'homme en situation.

L'effet modalisateur de ce qui entoure l'être humain le dégage donc d'une présence appuyée ou excitée. Le reste de la situation lui permet de ne pas aller jusqu'au bout de sa présence, de ne pas résister, de désamortir la pression de l'interaction . Il relâche la cohérence, l'enjeu d'une situation. Il l'amollit, il l'assouplit. Il arrête l'omniprésence du sens. Il ne cherche pas à fixer l'attention. Il est là, prêt à surgir en détail, diffus, dispersé mais disponible. En diluant le sens, l'enjeu, la nécessité, le fond produit dans la situation quelque chose d'inachevé. La situation n'est pas totale. Elle se retirera d'autant plus facilement pour céder la place à une autre. Facilement, l'homme est comme dégagé, déjà prêt pour la situation suivante dont quelques détails sont peut-être l'indice. Comme si l'enjeu non achevé était différé, reporté à une autre situation. Il y a toujours un espace vide, du jeu dans une interaction. L'enjeu de celle-ci, tout en se disant, tout en s'accomplissant, n'accapare pas exclusivement la situation. Il y a bien un reste qui accompagne, neutralise, assouplit, arrondit l'enjeu de pertinence. Ces choses qui entourent l'homme, non réductibles à leur usage, constituent un surplus, dont la spécificité est la seule présence. Plutôt qu'un instrument à manipuler, source d'informations ou repère essentiel dans l'accomplissement d'une action, l'objet-détail est simplement présent. Il n'est pas saillant ou pertinent par rapport à d'autres.

De plus, l'imbrication de situations à travers un marquage les unes des autres génère pour l'être humain un parcours toujours déjà tracé dans des espaces-temps qui s'enchaînent, qui s'appellent réciproquement. Ils constituent la trame, le rythme de la vie des hommes, en posant d'une situation à l'autre des

buts, des attentes réciproques qui deviennent en même temps des règles de conduite, des valeurs, des principes extérieurs à la situation, des références communes auxquels les humains font appel en cas de désaccord mais qui constituent ordinairement une toile de fond qui désamorce une fois de plus le pression de la situation. C'est comme si l'évidence du cours de l'action impliquait une manière de contourner l'impératif de justification qui attend toute conduite humaine ne satisfaisant pas à l'ensemble de ces appuis extérieurs. Dans une situation, il y a donc des traces d'autres situations. C'est cela même qui constitue la spécificité des liens entre les humains et qui en assure sa complexité sans doute mais aussi sa stabilité. D'où la tranquillité des actions accomplies, puisqu'elles reposent sur les repères fixes de la situation présente et sur les traces des autres qui lui sont emboîtées. D'où aussi la docilité par laquelle l'action des humains suit simplement les règles et les conventions déjà là, plutôt qu'ils ne les créent ou que celles-ci ne s'imposent à eux en les déterminant. L'effet de tranquillité qu'implique la structuration stable des situations en train de s'enchaîner est constitutif d'un nouveau reste. Non un reste en plus. Mais un reste en moins, une sorte de décalage dans la présence humaine. L'être humain est présent, tout en laissant un reste dans sa présence qui n'est pas obligée de s'exprimer à fond. C'est dans cet écart que s'introduisent les objets et les êtres périphériques, ainsi que les repères, et les traces matérielles associées à l'accomplissement d'une action spécifique et toujours là en dehors de cette action. Emanant de diverses situations dont ils sont la trace, ils constituent une nouvelle toile de fond de laquelle un objet ou un être peuvent surgir, sans se poser comme décisive dans la situation. Ils ont d'autant plus de chances d'apparaître comme tels que la tranquillité et la docilité des humains leur permet une présence interactionnelle désamorcée et donc toujours imprégnée d'autres choses. Ceci me semble constituer une dimension centrale de la modernité anthropologique, commencée il y a deux ou trois millions d'années avec l'apparition de l'outil, de l'habitat, des objets, puis très nettement accélérée il y a quelques dizaines de milliers d'années avec la découverte du feu, l'apparition du culte des morts et des divinités, l'émergence du langage et de l'écriture, le développement de l'agriculture et de la construction politique ainsi que la domestication des animaux. Et cette modernité anthropologique, spécifique par rapport aux êtres vivants même les plus proches, n'est peut-être pas définitive, au regard de ce que l'évolution de la vie et des êtres peut générer.

Publicité
Commentaires
La phénoménographie anthropologique
  • Ce blog est ouvert aux spécialistes en sciences sociales qui s'intéressent à l'observation et à la description, ainsi qu'à la question de la différence anthropologique. Il est conseillé d'entrer dans ce blog à partir des catégories et sous-catégories.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Publicité