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La phénoménographie anthropologique
11 octobre 2008

I.1. Une vie de singe : sans détail ?

Voici trois petits extraits de "L'être humain, une question de détails" (par Albert Piette, Socrate Editions, 2007) pour inviter à la lecture et surtout à la critique :

L’homme a inventé le détail et le mode mineur est collé à l’être humain. C'est l'idée de ce livre qui reprend à sa manière les grandes étapes de l'hominisation et la réflexion sur la différence anthropologique. La frontière entre humanité et animalité est l'objet d'un débat qui ne semble pas finir, comme si la spécificité humaine n'était pas évidente… Albert Piette, qui propose de regarder les hommes en situation, découvre une forme humaine associée à un ensemble de traits qui traversent toutes les situations : engagement minimal, présence dégagée, mise entre parenthèses des conséquences, présence d'êtres non concernés par la situation ou d'objets sans usage direct. Le principe de l'humain résiderait dans ce qui est périphérique, secondaire, dans ce qui est autour, à côté, en décalage : les choses qui ne sont pas vraiment importantes. Bref, les détails. En situation, dans son corps, avec les autres êtres humains, les objets, les animaux ou les divinités, l'homme produit seulement une fine lamelle de sens, de nécessité, d'obligation, de raison, de contrôle, d'enjeu. Le reste, très dense, c’est le mode mineur de la vie. C'est ce que ce livre tente de montrer, en comparant les modalités de l'action humaine avec celle du chimpanzé ou d'autres animaux.
(4e de couverture)

Si spécificité humaine il y a dans le mode mineur, peut-être pourrions-nous lui trouver un envers radical dans la présence animale en situation ? De manière un peu différente, Hegel et Heidegger nous y invitent à travers leurs propres conceptions de l’animalité. Ainsi Hegel décrit l’animal dans sa relation à un objet qu’il désire mais qui ne lui est pas immédiat. En même temps qu’il se trouve dans une attitude d’effort vers le but visé et dans un rapport différé à ce qu’il cherche, l’animal a les aptitudes perceptives et cognitives de ressentir et de vivre le manque, l’inquiétude et l’anxiété, et ce d’autant plus qu’il n’a pas la possibilité intellectuelle de mettre en mots sa situation dans une attitude de réflexivité. C’est un animal inquiet, malheureux, non tranquille que nous présente Hegel, même s’il pense aussi que l’animal est capable de laisser être les choses, sans directement se poser dans un rapport d’appropriation, tout en n’y étant pas indifférent.

Heidegger présente d’ailleurs une conception plus radicale. L’animal y est aussi dans l’incapacité d’une prise de distance par rapport à son but comme si la séparation physique de l’objet n’était pas accompagnée d’une séparation existentielle, d’un détachement capable d’amortir le manque. En outre, le milieu de l’animal est limité et la manière qu’il a de s’y rapporter serait strictement utilitaire, sans dépassement de l’impulsion immédiate. L’animal de Heidegger est « pauvre en monde » parce qu’il est incapable de se détacher de la fascination et du désir qu’il ressent vis-à-vis d’un objet. Il est ainsi prisonnier de celui-ci, obnubilé sans pouvoir mettre entre parenthèses cette adhésion. D’où la vie animale dans l’inquiétude et l’angoisse, dans l’accaparement et dans l’incapacité de rencontrer de quelque manière ce qui ne le concerne pas. C’est comme si la souffrance de l’animal était, par rapport à la plante, accrue par sa capacité de ressentir le manque de l’objet désiré et, par rapport à l’homme, par son incapacité d’amortir l’angoisse du manque. La distance existentielle de l’homme semble bien une nécessité pour supporter la grandeur de ses enjeux. Au fil du temps, les hominiens manipulent des outils, construisent des habitations et tissent des relations sociales. Mais ces activités sont moins spécifiques à l’homme par l’objet qui en est la caractéristique que par la manière d’être humain qu’elles vont progressivement impliquer. Faisons donc l’hypothèse selon laquelle l’état de détail est l’élément convergent de l’ensemble de ces activités qu’elles rendent possible, comme s’il était le mode propre de l’homme. C’est ce que nous tenterons de montrer en comparant les modalités de l’action humaine et celles du chimpanzé – souvent considéré comme l’animal le plus proche de l’homme – ou d’autres animaux. A la représentation chronologique du devenir homme, nous préférons une présentation de l’avènement des activités humaines selon le type de détails qu’elles génèrent et les différents éléments qui y sont associés. Nous comprendrons ainsi l’état de détail comme essentiel à la vie des humains, précisément parce que ceux-ci sont les seuls capables de produire l’objet ou le geste comme détail. L’homme va s’entourer d’objets, de mots, de règles, d’animaux et de divinités. Ce sont ces éléments qui vont constituer le support et le contexte permettant l’exercice de la nouvelle compétence humaine à la fluidité cognitive.
(pp.36-37)

Le fil qu’a tendu le détail pour comparer l’action des hommes, des chimpanzés et d’autres animaux nous a conduit au coeur du mode mineur et de ses différentes expressions. Objet de distraction, le détail sollicite sans aller jusqu’au bout. Expression de la fluidité du corps, il est ce qui révèle la présence humaine de l’homme au monde. Une présence dégagée par rapport à la situation, à l’interaction et à l’enjeu de sens qui s’y joue. A la différence des singes dans un milieu où les choses font sens ou ne font rien, sans laisser de place à l’émergence de l’entre-deux du détail, les hommes ont construit une modalité d’être présent sur le mode mineur, une manière d’être en situation sans y être.
(p.71)

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