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La phénoménographie anthropologique
21 février 2008

Habitudes et dépression

Le 20 octobre 2007

À propos du cours du 18 octobre…

Habitudes et dépression

J’écoute attentivement le résumé des grandes routes parcourues jusque là dans ce cours, en espérant avoir quelques éclaircissements sur le cours de jeudi dernier.

Dans la volonté de comprendre et de décrire la modalité de présence de l’homme par rapport à l’animal, nous avons étudié jusque là les outils et les règles, le langage et la conscience. La conscience réfléchie et les liens sociaux étaient sans doute les sujets du cours manqué. Tous ces éléments créent la présence humaine à la fois solide et dégagée. L’homme vit sur le mode du dégagement dans un monde d’objets, confirmé, stabilisé par des règles, règles provoquées certainement, voire imposées naturellement par la multitude de choses que la perception de l’homme lui expose. L’homme en situation est sans cesse en rapport à la toile de fond qui, parce qu’elle renvoie à plein d’autres situations, solidifie la situation ou fait émerger de nouvelles choses, symboles de basculement vers une autre situation, détails illustrant la faculté de distraction de l’homme.

Nous avons vu ainsi que l’homme peut se reposer sur une base fixe à l’origine d’ailleurs de sa place sociale. Mais sur laquelle se déroule le « film » de la vie. Succession de situations. Continuité des séances d’action. Nous voulons comprendre les raisons pour lesquelles nous refusons de stopper ce mouvement. Quel est ce lien insécable entre l’homme et la vie? Car nous savons au combien il n’est pas facile de dire non à sa vie. Comment l’homme déploie-t-il ce lien du soir au matin?

Nous allons nous intéresser aux habitudes et plus tard à la mort.

Nous voulons connaître la modalité concrète par laquelle nous continuons à vivre. L’homme, par son intelligence, est conscient du non-sens. Malgré cela, il continue à vivre. Comment cette intelligence qui permet la conscience du renversement de la logique naturelle de vie, du broiement final de l’évidence (ce n’est pas la mort, le non-sens. C’est aussi l’inversion des valeurs et des conduites qui nous protègent nous par rapport aux autres et à nous-mêmes), comment n’est-elle pas un obstacle à la présence de l’homme?

Nous observons comment l’habitude montre le processus d’implicitation chez l’homme. L’habituation chez lui est l’incorporation rapide de règles, qui sont censées favoriser le rapport avec les autres (plus ou moins institué). C’est en nous. L’expression de notre corps porte les règles de notre éducation au niveau familial et celle de l’éducation au dehors de la cellule de la famille. Bourdieu parle de cette incorporation, c’est la théorie de l’habitus. Les habitudes constituent donc la seconde nature de l’homme. Pourtant l’homme par rapport aux chimpanzés est insatiable de nouvelles choses, situations ou connaissances. Il les intègre alors rapidement, les fait entrer dans son mode de vie, dans sa conscience du monde, les transpose de domaines en domaines si différents soient ils. Parle-t-on ici de l’invention, cette forme de création inaugurale que l’homme revendique ou bien de la découverte, forme d’exploration fructueuse? Mon professeur de yoga nous disait justement mardi qu’on ne peut pas créer ce qui existe déjà et que tout reproduit le fonctionnement de notre corps. Il prit l’exemple le plus simple, la maison. Dans la maison (ou l’appartement), il y a des cloisons qui séparent l’endroit où l’on mange (la cuisine), les endroits où l’on se repose (la chambre, le salon), l’endroit où l’on travaille (le bureau) et il compara enfin le grenier à la mémoire et la cheminée à la colonne vertébrale. Ainsi notre organisation quotidienne (intime ou citadine; la ville peut être aussi à l’image du fonctionnement vital de notre corps) reflète les comportements des fonctions (compartimentées) de notre organisme. Ainsi nous ne cesserions de reproduire plutôt que de créer, ne pouvant mettre en péril notre vie, ne concevant pas de rompre ce lien à la vie, que « supporte » notre corps, s’inscrivant dans la continuité plutôt que dans la rupture. Objection pourtant : la guerre, la bombe atomique, décor et instrument de la destruction, « créés » par l’homme. On dira justement qu’ils servent à la défense de l’être humain. À protéger sa suite. Ce fut le discours d’Hitler qui considérait les juifs outre comme des ennemis, comme des parasites se multipliant et infestant le « corps germanique ». Nous retrouvons d’ailleurs l’image du corps superposée à celle de la nation et ici détournée à des fins d’extermination. Ainsi, ce ne peut pas être aussi simple, la question de la création par les hommes.

L’homme, donc, avide de connaissances et en absorbant une quantité unique parmi les espèces vivantes de la planète, démultiplie leurs services dans un maximum de domaines, ce qui facilite le mimétisme. Or l’habitude participe au dégagement de l’homme, décharge la pression. Les comportements habituels seront difficiles à distinguer de ceux qui dévient de la logique, de l’évidence. Réfléchir par exemple, est une action ancrée en nous, tellement ancrée qu’on ne peut la décrire, son accomplissement, son exécution. De plus, la réflexion est un mouvement en avant, en arrière, mais qui continue; c’est le flux de la pensée insaisissable parce que toujours en mouvement mais aussi parce que indissociable de nous-mêmes. C’est implicite. En nous et allant de soi. Nous n’explicitons pas les choses. Nous les survolons. Ou bien nous les enfouissons. Nous ne les laissons pas jaillir. Parce que nous ne nous arrêtons pas. Mais que fait-on de l’émotion? La colère et la grande tristesse ou joie qui nous envahissent soudainement, que nous ne pouvons pas contenir, que nous sommes parfois obligés de libérer? La vie ne s’arrête pas. Au contraire, elle est ici manifeste. Mais sans doute, il ne s’agit pas d’action comme manger, boire, réfléchir, décider, hésiter, qui sont notre seconde nature. Sans doute est-ce ici un moment de -action lié à un ressenti moral ou physique. Et de prime abord, surtout ponctuel. Inhabituel.

Ainsi la pensée de l’homme ne permet pas de dissocier l’acte présent de la situation présente. La pensée de l’homme permet de rappeler ou d’anticiper, certainement pas de distinguer l’instant présent. Le temps file. De situations en situations, imbriquées les unes aux autres, sans que je pense à ce que je fais, sans que je puisse penser à ce que je fais. Sur un fond diffus d’engagements, normes et références. Nous sommes là entre l’air du temps et la retenue du souffle. Pour avancer tranquillement. Sans trop d’ennuis. Nous sommes là dans une sorte d’ « élan inerte ». Pas complètement élancés et pas complètement dans l’inertie.

L’action humaine est toujours dans un processus d’implicitation. C’est-à-dire l’action, la situation non déclarée, préservée de tout objectif (ainsi j’implique le but comme l’objectif de l’appareil photographique qui focalise). Je ne pense pas au pourquoi du comment de ce que je fais. Si je pense à mes raisons d’agir, c’est que je connais un moment critique (sur lesquels la sociologie travaille), à la limite de poursuivre, au bord de l’ordre des choses. Plus qu’interrompre, j’arrête. Si je me pose la question (le verbe poser est important ici, il conforte l’objection, le heurt au défilement logique et habituel), si je me pose la question de savoir si je vais là-bas, si je m’y rends, c’est un mauvais signe. Je suis sur le fil tellement plus fragile du changement, de la variante. Sinon, je reste installée dans mon fauteuil de repères, d’habitudes, confortablement. Sur le fil, je me sentirais lourd(e). Dans mon fauteuil, léger (ère). Sur le fil, je devrais m’élancer, m’étirer et je risquerais de tomber. Dans le fauteuil, je pourrais me reposer et serais plus sûre de me lever.

  « Nous avons appris que tout sert : le fil de fer pour attacher les chaussures; les chiffons pour en faire des chaussettes russes; le papier pour en rembourrer (clandestinement) nos vestes et nous protéger du froid . Nous avons appris du même coup que tout peut nous être volé, ou plutôt que tout est automatiquement volé au moindre instant d’inattention; et pour nous prémunir contre ce fléau, nous avons dû apprendre à dormir la tête sur un paquet fait de notre veste et contenant tout notre avoir, de la gamelle aux chaussures »

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947, page 34.

Comment l’être humain sur le fil, dans l’environnement de l’anéantissement total et radical de sa dignité, au bord de l’ordre des choses, à la limite de pouvoir poursuivre, contraint, réduit à prendre le risque de chuter; comment l’homme, menacé par l’extrémisme du changement, de l’inhabituel, se réfugie, pour survivre, dans l’apprentissage, l’appropriation d’un monde aux valeurs inversées. Est-ce que l’homme s’habitue à tout? Et par conséquent à l’inadmissible pour lui-même? Est-ce que l’homme s’habitue à la mort, la sienne et celle des autres? Et sans parler d’habitude, est-ce que l’homme dont la vie est mise en danger par le traitement des uns se contraint à l’assimilation de ce mode de vie? L’être humain, dans l’entreprise de destruction de son existence, continue à vivre.

Le passage de la page 84-85 de l‘ouvrage de Primo Levi, décrit des hommes, prisonniers du camp de concentration, qui échangent leur chemise (« […] une deuxième chemise volée ou obtenue par combine, ou même honnêtement achetée avec du pain - pour se protéger du froid ou pour placer leur capital en un moment de prospérité […] » ou l’unique chemise qui les laissera « nus sous leur veste ») contre « des produits de consommation ».

« On y voit rôder par dizaines, les lèvres entrouvertes et les yeux brillants, les désespérés de la faim, poussés par un instinct trompeur là où les marchandises offertes rendent plus creux l’estomac vide et plus abondante la salivation. Ils viennent là munis, dans le meilleur des cas, d’une misérable demi-ration de pain économisée depuis le matin au prix d’efforts douloureux, dans l’espoir insensé d’un troc avantageux avec quelque naïf, ignorant des cotations du jour. Certains d’entre eux, avec une patience farouche, parviennent à échanger leur demi-ration contre un litre de soupe. Puis, un peu à l’écart, il procèdent à l’extraction méthodique des quelques morceaux de pommes de terre qui se trouvent au fond; après quoi, ils échangent cette soupe contre du pain, et le pain contre un nouveau litre de soupe qu’ils traiteront comme le premier, et ainsi de suite jusqu’à ce que leurs nerfs cèdent, ou que l’une de leurs victimes, les prenant sur le fait, leur inflige une sévère leçon en les livrant à la raillerie publique. »

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947, pages 84-85.

Le raisonnement, la stratégie sont à l’œuvre même dans la volonté d’absolution des rapports sociaux.

« Et brusquement ce fut le dénouement. La portière s’ouvrit avec fracas; l’obscurité retentit d’ordres hurlés dans une langue étrangères, et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire. Nous découvrîmes un large quai, éclairé par des projecteurs. Un peu plus loin, une file de camions. Puis tout se tut à nouveau. Quelqu’un traduisit les ordres: il fallait descendre avec les bagages et les déposer le long du train. En un instant, le quai fourmillait d’ombres; mais nous avions peur de rompre le silence, et tous s’affairaient autour des bagages, se cherchaient, s’interpellaient, mais timidement, à mi-voix.
Une dizaine de SS, plantés sur leurs jambes écartées, se tenaient à distance, l’air indifférent. À un moment donné ils s’approchèrent, et sans élever la voix, la visage impassible, ils se mirent à interroger certains d’entre nous en les prenant à part rapidement: « Quel âge? En bonne santé ou malade? » et selon la réponse, ils nous indiquaient deux directions différentes.

Tout baignait dans un silence d’aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d’apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C’était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu’un osa s’inquiéter des bagages : ils lui dirent « bagages, après », un autre ne voulait pas quitter sa femme: ils lui dirent « après, de nouveau ensemble ». Sans jamais se départir de la tranquille assurance de ce qui ne fait qu’accomplir son travail de tous les jours; mais comme Renzo s’attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d’un seul coup en pleine figure ils l’envoyèrent rouler à terre: c’était leur travail de tous les jours.

En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides. Ce qu’il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir: la nuit les engloutit, purement et simplement. Aujourd’hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou non de travailler utilement pour le Reich; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de Birkenau n’accueillirent respectivement que quatre-vingt seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que deux jours plus tard, il ne restait de tous les autres - plus de cinq cents - aucun survivant. Nous savons aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui ne l’étaient et ceux qui ne l’étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu’un système plus expéditif fut adopté par la suite: on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu’il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp, les autres finissaient à la chambre à gaz. »

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947, pages 18-19.

L’attente du pire engendre le conditionnement à son avancée. Romain Gary écrit, dans Les Cerfs Volants, ouvrage que je n’ai pourtant pas (encore) lu tandis que ces mots me reviennent souvent à l’esprit depuis que mon regard les a saisis dans le magazine Télérama : « Les nazis étaient humains, et ce qu’il y avait d’humain en eux, c’était leur inhumanité. »

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