I.2.b. Les yeux d'un singe
Les yeux d’un singe
(par Leslie Juillet)
Le 13 juin 2007.
Silence. Sur un banc, un singe est couché, les yeux fermés. Je prends une photo. Au moment où je « clique » sur le bouton de mon appareil, ses yeux se rouvrent, il se gratte, et croise mon regard à peine une seconde. Je pourrai appeler cela « me jeter un coup d’œil ». Cela précède la prise de l’objectif, où les yeux du singe, toujours ouverts, sont légèrement dans le vague. Ils me semblent blancs, vides.
Le nez remue un peu. Il déplace la tête légèrement vers la gauche. Le menton se maintient contre le banc mais voilà que le singe le ramène sur le côté, dans le même sens que sa tête. Je perçois à nouveau l’iris de ses yeux, toujours ouverts, et clignent (s’ouvrent et se ferment très rapidement) de façon plus accentuée que j’ai pu le voir jusqu’à présent. Puis, à nouveau, ce regard se relâche. Je le dirai, encore, dans le vague. Les yeux du singe s’élèvent. Ils redeviennent immobiles. Ils clignent à nouveau. Les arcades se haussent. Le corps ne bouge pas.
Je prends une photo.
Le singe se relève légèrement et change sa position de sens. Ses deux mains sont l’une dans l’autre. Les yeux sont fermés.
Je culpabilise. Je n’ai jamais écrit ainsi, aussi près, juste en face d’un être immobile, seul, juste en face de moi. Une telle situation serait insupportable, je pense, pour un être humain, enfant comme adulte.
Je prends deux photos. Lorsque je me rapproche pour la seconde, ses yeux s’ouvrent.
Maintenant, les yeux du singe sont fermés. Ils y restent plus longtemps que d’habitude. Ils s’ouvrent.
Plus loin, un travailleur du site passe
Les yeux du singe sont fermés plus longtemps encore, que j’ai pu l’observé jusqu’à présent. J’ai l’impression qu’il dort. Sa bouche est légèrement relâchée. La lèvre inférieure bouge un peu. Ses yeux s’entrouvrent très discrètement, je ne les avais encore jamais vus ainsi. Ils sont bien ouverts maintenant. Je m’éloigne sur le côté et le regarde une dernière fois. Entre temps, ses yeux se sont refermés puis rouverts.
La voix d’une femme assez lointaine.
Le singe ne bouge pas. Il place une main en arrière et se gratte le dos. Il la replace là où elle était, sous le ventre qui est toujours à plat, contre le banc. Son menton est entre les cylindres en bois du banc. Il ferme les yeux. Il les rouvre. Il les ferme. Quelques secondes passent. Ils les rouvrent. Les yeux se referment et encore, s’ouvrent. Il se gratte puis pose la main sur le banc. Il la replace sous son ventre. Son bras s’allonge. Son regard se pose sur Marion qui filme. Plus maintenant, les yeux semblent hors d’un point fixe, dans le vague.
Les yeux d’un singe. Voici une entité bien difficile à saisir. Plus rapide que l’écriture. Plus soudaine que mes propres yeux. Il y avait déjà dans ce jeu de regards, celui de nos limites….